Chapitre 32

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- Alors parce que je l’aime et que contrairement à vous je veux qu’il soit heureux, je vais lui faciliter la tâche. Au revoir Monsieur Lemire.

Les mots résonnent dans la grande verrière. Tout le monde s’est arrêté de parler. Un silence de plomb explose ses tympans. Seuls les battements affolés de son cœur lui parviennent. Ses jambes sont clouées sur place. Qu’est-ce qu’il vient de faire ? Dans un élan de compréhension, il s’élance mais une voix le retient.

- Tu ne vas quand même pas t’abaisser à lui courir après.

Gabriel se fige. Toute sa vie, il n’a fait qu’une seule chose, écouter la voix de son père. Il a tout fait pour le rendre fier. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour lui. Quand il a décidé de vivre enfin de sa passion, il pensait en avoir fini avec toute cette pression. Il pensait qu’il avait enfin coupé ce lien malsain qui l’unissait à lui, mais preuve est de constater le contraire. A presque trente ans, ça en devient ridicule. Il serait temps qu’il arrête de se comporter comme un enfant, surtout quand ça impacte les gens qu’il aime. Il se retourne d’un bloc et fait face à son père.

- Tu trouves que d’essayer de rattraper la femme que j’aime après l’avoir blessée, c’est faire preuve de faiblesse ?

- Arrête tes enfantillages Gabriel. Elle va s’en remettre. Je ne sais même pas ce qu’il l’a mise dans cet état-là. Elle ne m’a pas paru très équilibrée… rajoute-t-il plus bas.

Le musher laisse échapper un rire amer. Il n’en croit pas ses oreilles.

- Pas équilibrée. Tu parles de toi peut être là ? Parce que s’il y a bien quelqu’un dans cette pièce qui ne l’est pas, c’est bien toi.

Eric se rapproche, une lueur dangereuse dans les yeux.

- Attention à ce que tu dis ?

- Pourquoi ? Parce que ça fait du mal à ton égo surdimensionné ?

- Gabriel, gronde son père.

- Non, je ne vais pas arrêter. Ça fait vingt-huit ans que je me tais face à toi, que je m’écrase sans que ça ne m’est jamais rien apporté de bon ! Alors aujourd’hui, c’est toi qui va m’écouter. J’ai cherché toute ma vie à te rendre fier. J’ai tout fait pour que tu m’accordes un minimum d’attention. Enfin, quand j’ai décidé de vivre de ma passion, je pensais faire les choses pour moi. Mais je me rends compte maintenant que ce n’était même pas le cas. J’ai reporté sur Jack tout ce que je n’avais jamais réussi à obtenir de toi. Il m’a apporté bien plus d’aide et de réponses que tu ne seras jamais capable de m’en donner. Tu sais pourquoi ? Parce que tout ce qui t’intéresse dans la vie c’est ton empire et ton image auprès des autres. Ta famille, tu n’en as rien à faire. Tu t’es encombré de nous uniquement parce que ça faisait bien en société d’avoir une femme et des enfants dans une belle maison.

- C’est bon, tu as terminé ?

Son père le fixe, les yeux plissés, plus glacials que jamais. Sa posture est détendue, mais au tressautement de sa mâchoire, Gabriel voit que ce n’est qu’une apparence. Le jeune homme attend que son père se défende, dise quelque chose. Au fond de lui, il sait qu’il espère encore se tromper, qu’il espère encore que l’homme qu’il a en face de lui prenne ses responsabilités et s’excuse. Mais il n’en fait rien. Avec un soupire, le musher secoue la tête.

- Je suis vraiment pathétique sérieux. Même après tout ce temps, même après que tu es manqué de respect à ma petite-amie, j’ai encore un petit espoir pour que tu changes. Je suis ridicule. A chaque fois que je me retrouve dans la même pièce que toi, je redeviens l’enfant qui a peur de te décevoir. Et je viens seulement de le comprendre. Il était temps que j’ouvre les yeux, putain !

Gabriel s’arrête pour reprendre son souffle. Il a très chaud et sent des goûtes de transpirations descendre le long de sa colonne vertébrale. Maintenant qu’il est lancé, il ne veut pas s’arrêter. La déception et la douleur qu’il a lu dans les yeux de Lila, juste avant qu’elle ne parte, lui reviennent en mémoire. Il a trahi sa promesse. Il lui avait promis de ne jamais lui faire du mal et voilà qu’il se comporte comme un enfoiré. Son cœur se serre. Il a peur qu’elle ne lui pardonne pas. Elle a mis tellement de temps à lui faire confiance. Il vient de tout gâcher en une soirée, tout ça parce qu’il a agi en enfant gâté. Cette pensée lui tord l’estomac. Son père le regarde de haut et commence à se retourner en soupirant de dédain.

- C’est la dernière fois que tu me vois.

Il s’est exprimé fort, assez fort pour que plusieurs personnes se retournent vers d’eux, dont sa mère et son frère. Son père fait demi-tour et le regarde.

- Pardon ?

- Tu m’as très bien entendu. C’est la dernière fois que tu me vois. Je ne veux plus rien avoir affaire avec toi. Lila avait raison. Tu m’as toujours forcé à faire des choix, mais maintenant c’est terminé. Tu vois, j’étais stressé à l’idée que Lila rencontre la famille, qu’elle te rencontre toi, parce que j’étais sûr que tu allais te comporter comme le dernier des connards.

Un petit cri se fait entendre. Gabriel se tourne vers sa provenance et voit sa mère plaquer une main contre sa bouche, les yeux embués de larmes. David s’est rapproché d’elle pour lui poser une main sur l’épaule. Voir qu’il fait du mal à sa mère lui fend le cœur, mais il n’a pas le choix. Elle comprendra.

- Tu n’as même pas daigné te présenter ou t’intéresser à elle. Pire, tu l’as insulté en faisant comme s’il y avait toujours quelque chose entre Hannah et moi. Tu ne t’es jamais intéressé à ma vie de couple avant, mais là ce soir, tu as eu la bonne idée de reparler de ça. Tu n’es vraiment qu’une merde. Et moi je ne suis pas mieux, parce que je n’ai rien dit. Je suis rentré dans ton jeu, comme à chaque fois. Mais c’est terminé. J’en ai assez de tout ça.

- Tu n’es qu’un idiot Gabriel. Je ne te permets pas de me manquer de respect de la sorte. Surtout en public ! gronde Eric. Entête-toi avec tes chiens et ta petite vie dans la nature, mais quand tu comprendras que tu fais fausse route et que tu n’auras plus rien pour vivre, ne revient surtout pas te plaindre. Tu as perdu le droit de demander de l’aide à la famille, crache-t-il.

Gabriel se retourne et part. S’il reste plus longtemps, il n’est pas sûr d’arriver à se maitriser assez pour ne pas frapper son père. Il sait très bien qu’il ne sert à rien d’argumenter avec lui et que tout ce qu’il a dit était vain. Au moins, ça a eu le mérite de le soulager. Et de lui ouvrir les yeux sur l’énorme erreur qu’il a commise en ne retenant pas Lila. Il espère vraiment de tout cœur qu’il n’a pas tout fait foirer entre eux. Si seulement elle pouvait encore être là, il pourrait s’expliquer. S’excuser. Il se précipite vers les garages, mais la voiture de Noah a disparu. Le musher laisse échapper un long soupir. Comment il a pu laisser les choses autant dégénérer ? Il n’est vraiment qu’un con. Il tire nerveusement sur ses cheveux, se passant en revue tous les scénarios qui pourraient l’aider à améliorer la situation. Aucun ne lui semble crédible. Une main sur son bras le tire de ses pensées. Hannah se place face à lui, ses lèvres rouges écarlates s’étirent dans un sourire.

- Je ne crois pas que ce soit le bon moment Hannah… la prévient-t-il doucement.

- Si justement, écoutes moi s’il te plait. C’est important.

Il prend un temps pour la dévisager et réfléchir à la situation. Au point où il en est, il ne sait plus du tout si ce qu’il fait est bien ou mal. Après un long moment de silence, il acquiesce. Dans son champ de vision, il voit son père se diriger vers eux d’un pas décidé.

- Viens.

Il l’entraîne vers la maison, déverrouille la porte et s’engouffre à l’intérieur. Hannah le suit jusqu’au premier étage, dans une pièce où ils seront tranquilles pour discuter. Quand il referme la porte, elle prend la parole.

- Ça fait une éternité que je ne suis pas entrée ici. C’est… étrange.

Ils sont dans la chambre qui fut la sienne quand il était plus jeune. Grande, éclairée par une baie vitrée donnant sur une terrasse, elle n’a pas changé. Elle est toujours aussi aseptisée avec ses murs beiges, son lit en bois exotique et les quelques meubles impersonnels tout droit sortis d’un magazine de décoration. Hannah s’assoit au bord du lit, passant ses mains sur la couverture posée dessus. Gabriel hésite, tire la chaise du bureau et s’assoit dessus, à bonne distance d’elle.

- Je t’écoute.

- D’être là, ça me rappelle tous les moments qu’on a passé ensemble, ici, sur ce lit.

- Hannah, si tu veux me parler de nos parties de jambes en l’air quand on été ensemble, tu peux t’abstenir. J’ai eu une fin de soirée assez pourrit comme ça. Je n’ai plus beaucoup de patience en stock.

Gabriel fait mine de se lever, mais la jeune femme lève la main pour le retenir.

- Pardon, je suis désolée, ce n’est effectivement pas le moment de parler de ça. Je voulais m’excuser. Je n’ai pas été très correcte envers… Lila, c’est ça ? (Il hoche la tête). Je sais très bien que je n’aurais pas dû me comporter comme si elle n’était pas là. C’était très puéril de ma part. J’ai été jalouse, c’est tout.

- Tu n’as pas à l’être, rétorque Gabriel, agacé. On n’est plus ensemble.

- Je sais, je sais. Mais c’est toujours le cas quand il s’agit de toi. Je sais que tu ne ressens plus rien pour moi, pour nous, que tu es passé à autre chose. Je l’ai compris le jour où vous êtes venus au siège d’Erimel. La façon que vous aviez de vous tenir l’un à côté de l’autre. Vous donniez l’impression qu’à deux, vous teniez mieux en équilibre. C’était flagrant. Et je ne sais pas… je me suis dit qu’on n’a jamais été comme ça tous les deux, même au début de notre couple. Ça m’a rendu triste et jalouse. Je sais que je n’aurais pas dû réagir de la sorte et être aussi possessive… (Hannah fait une pause pour trouver le bon mot) tactile avec toi. Donc, je voulais m’excuser.

Pendant tout le temps qu’elle a parlé, la blonde n’a pas levé les yeux vers le musher. Elle s’est contentée de fixer un fil qui dépasse de la couverture, avec lequel elle joue distraitement.

- Ce n’est pas à moi que tu dois des excuses. C’est à Lila.

Ce n’est qu’a ce moment qu’Hannah ose regarder Gabriel dans les yeux. Elle acquiesce, les joues un peu rouges.

- Elle a l’air d’être quelqu’un de bien.

- C’est la femme la plus gentille, dévouée aux autres et courageuse que je connaisse. Et ce soir, je me suis comporté comme le dernier des connards avec elle. Je n’aurais jamais dû te prendre dans mes bras comme ça… C’était un vieux réflexe à la con.

Gabriel se lève et arpente la chambre, une main dans les cheveux. Qu’est-ce que dirait Lila s’il le voyait là, avec son ex, dans une chambre de la maison ? Il se fige. Il fait vraiment n’importe quoi avec elle en ce moment. Il faut vraiment qu’il se reprenne, sinon il va finir par la perdre pour de bon. Sans même réfléchir, il sort son téléphone de la poche de son pantalon et essaye de l’appeler. Il tombe directement sur la messagerie. Il réessaye plusieurs fois, le cœur de plus en plus affolé, sans résultat.

- Tu l’aimes vraiment.

Gabriel se retourne vers Hannah. Elle le fixe avec attention. Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Elle se lève à son tour et place devant lui. Il a toujours été à l’aise avec Hannah. C’est une amie de longue date, ils ont grandi ensemble, se comprennent sur beaucoup de choses, ont vécus des expériences compliquées ensemble. En la regardant, le musher ne peut s’empêcher de voir le visage rond et souriant de Lila dans son esprit. Il ne ressent plus rien pour la blonde, à part peut-être un peu nostalgie comme quand on repense au passé. Il ne ressent plus rien et ce depuis très longtemps. C’est même plus que ça et ça le frappe comme si on lui avait donné un coup dans le ventre. Il en perd son souffle.

- Fais en sorte de ne pas laisser pourrir la situation entre vous. Si tu l’aimes comme je crois que tu l’aimes, ne l’abandonne pas. Bâts toi pour la récupérer.

Hannah, s’avance et lui dépose un baiser sur la joue. Il a un goût d’adieu. Comme si enfin elle fermait une porte qu’elle avait trop longtemps laissé ouverte. Elle s’apprête à sortir, mais se retourne juste avant d’entrer dans le couloir.

- Merci Gaby. Je ne te l’ai jamais vraiment dit, pourtant, on sait tous les deux que sans toi, je ne serais pas là pour avoir cette discussion. Merci du fond du cœur.

Paradoxalement, le musher se sent mieux, plus léger. Les choses n’ont jamais été aussi claires de toutes sa vie. Pour une fois, il sait dans quelle direction aller. Il est prêt à affronter toutes les tempêtes, mais il n’abandonnera pas. Il ne l’abandonnera pas.

Il sort de la chambre résolut. Il ne sait pas encore comment il va rentrer chez lui, mais il trouvera bien une solution, quitte à payer un taxi une fortune. Alors qu’il est dans l’entrée, prêt à sortir, la porte s’ouvre sur David.

- Ah Gab, je te chercherais justement.

Le musher se fige en plissant les yeux vers son frère. Il n’a vraiment plus la force d’affronter une nouvelle discussion houleuse.

- Ça va ?

La question sincère de son frère le déstabilise complètement. Il ne s’attendait pas à ça de sa part.

- Je ne sais pas trop là. Je suis un peu pommé.

- C’est normal. Tu as joué au con avec Lila et en plus tu t’es engueulé avec papa, pour finir par une discussion avec ton ex. Je vous ai vu partir. Un être humain normalement constitué n’aurait pas survécu à la moitié de tout ça.

Gabriel essaye de donner le change en souriant, mais c’est un échec. La boule qui s’est formée dans sa gorge ne veut pas partir.

- Tu as bien fait, continue David. Pour papa, pas pour Lila, là tu as vraiment merdé. Je sais que ça fait longtemps que tu ressasses tout ça, il fallait que ça sorte un jour. J’avoue, avant je ne te comprenais pas. Je ne comprenais pas tes choix, tes actions. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr de les comprendre tout le temps, mais je vois que c’est ce qui te rend heureux. Alors je te soutiens.

Gabriel ravale les larmes qu’il sent monter. C’est beaucoup trop d’émotions pour une seule soirée. Il n’a pas l’habitude d’entendre son frère lui parler aussi ouvertement et sincèrement.

- Papa s’en remettra. Ça ne peut pas lui faire de mal d’être confronté à quelqu’un qui lui tient tête. C’est tellement courageux de ta part. Je n’aurais jamais osé.

- Merci, arrive péniblement à articuler le musher.

- Et je sais qu’il a dit que tu ne devais plus compter sur la famille, mais ce n’est pas à lui de décider pour nous. Il fait ce qu’il veut, mais nous on ne t’abandonnera pas. Et ne t’inquiètes pas pour les filles non plus, je me suis engagé à les défendre, je le ferais jusqu’au bout.

Des frissons parcourent les bras de Gabriel. C’est la première fois que son frère lui parle de la sorte. Sans plus réfléchir, il s’avance et le prend dans ses bras. C’est une accolade maladroite, rapide, mais il avait besoin de ça. Son frère la lui rend et s’écarte en lui souriant.

- Allez, viens, je te ramène chez toi.

- Et Candice ?

- Elle dort chez Ness. Une soirée entre fille ou un truc du genre, je n’ai pas bien compris. Elles s’entendent un peu trop bien à mon goût.

Gabriel rit en voyant l’expression perdue de son frère. Ils se dirigent vers son sa voiture de sport rutilante.

- Tu verras quand Lila se joindra à elles, tu ne diras pas la même chose.

- Faudrait déjà qu’elle veuille me parler.

- Alors fait tout ce qui est en ton pouvoir pour qu’elle le veuille. Ne la laisse pas partir, tu n’en trouveras pas une autre comme elle.

***

Il fait beau, même un peu trop chaud au soleil. Les tentes blanches des stands offrent une ombre bienvenue. Les gens sont de sortis et se pressent dans les allées du petit marché de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Les marchés c’est ce que Lila aime le plus l’été. Le contact avec les gens, vendre ses produits, leur conseiller des recettes, le bruit ambiant, l’euphorie. Pourtant, aujourd’hui elle n’arrive pas à profiter de l’ambiance. Elle ne cesse de repenser à ce qui s’est passé avec Gabriel il y a pile une semaine. Contrairement à ce qu’elle pensait, elle n’est pas effondrée. Bien entendu cela lui fait mal de voir la façon avec laquelle il l’a traitée. Il l’a déçu. Terriblement. Et elle lui en veut. Elle n’est pas brisée, mais en colère. Il a essayé de la contacter toute la semaine. A plusieurs reprises elle a été tentée de décrocher son téléphone, parce que malgré tout, il lui manque terriblement. Mais elle a tenue bon. Ça serait trop facile pour lui sinon.

- Mademoiselle ?

Une voix la sort de ses pensées. Un couple d’un certain âge se tient devant son stand. Ils lui sourient poliment, attendant la réponse à une question qu’elle n’a pas entendue.

- Veuillez m’excuser, j’étais ailleurs, se reprend-elle avec un sourire. Je vous écoute, qu’est-ce qu’il vous ferait plaisir ?

- Ne vous excusez pas, c’est la fin du marché, la fatigue se fait sentir. C’est normal avec le monde qu’il y a aujourd’hui. Vos pommes ont l’air délicieuses, on va en prendre quelques-unes.

Lila s’empare d’un sac recyclable et leur demande quelle variété ils veulent. Elle les sert de quelques Mc Intoch et Cortland. Alors qu’elle est en train de les peser, l’homme trouve une connaissance et s’éloigne pour discuter. Sa femme attend devant le stand de Lila. Après quelques secondes de silence, elle lui sourit.

- Vous êtes inquiète à cause d’un garçon, je me trompe ?

Surprise par tant de franchise, Lila rit et répond sans réfléchir.

- Ça se voit tant que ça ?

- Vous savez, entre femmes on sait reconnaître ce genre de choses. Il vous a fait du mal ?

- Plutôt de la peine. Il m’a déçu.

La vieille femme hoche la tête, compatissante. Lila lui tend le sac et la monnaie qu’elle doit lui rendre en la remerciant pour son achat.

- En tout cas, s’il en vaut la peine, essayez de discuter avec lui. On dirait vraiment qu’il s’en veut beaucoup.

Elle s’éloigne vers son mari. Lila ne comprend pas ce qu’elle a voulu dire. Elle se tourne pour regarder derrière elle, vers le lac. Son cœur fait un raté puis s’emballe. Gabriel se tient face à elle, les mains dans les poches de son jean. Quand leur regard se croise, il s’avance dans sa direction. Elle se retourne vivement pour qu’il ne voit pas le rouge sur ses joues. Elle a l’impression qu’il fait mille degrés sous sa tente. Elle n’a pas envie de le voir. Elle n’a pas préparé ce qu’elle voulait lui dire. Elle jette un coup d’œil dans les allées du marché, il est quasiment vide, les autres producteurs sont en train de ranger leurs stands. Elle décide d’en faire de même, occultant au mieux le fait que Gabriel approche. Elle peut le sentir dans son dos. Elle s’empare des cagettes contenant encore quelques pommes et les empilent sur le plateau de son pick-up. Quand elle se retourne pour en prendre un autre, Gabriel est devant elle.

- Salut, lui-dit il penaud.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- Je suis venu te parler. M’excuser.

- Ce n’est pas le moment, je travaille là. J’ai tout le stand à ranger.

- Je peux t’aider à le faire.

Lila se redresse et le fixe. Le reflet du soleil dans ses cheveux châtains créé des mèches blondes presque blanches. Le scintillement du lac se reflète dans ses lunettes de soleil. Elle détourne le regard rapidement. Il faut qu’elle arrive à se concentrer. Sans lui demander son avis, Gabriel s’empare du plus gros cageot, qu’elle avait eu du mal à descendre, et le charge sans difficulté.

- Lila, je veux te demander pardon.

- Tu peux demander, ce n’est pas pour autant que je vais accepter.

Il se fige à côté d’elle.

- Laisse-moi quand même essayer. S’il te plait.

Les mains sur les hanches, elle se tourne vers lui. Elle hausse les sourcils pour lui signifier qu’elle l’écoute tout en lui faisant bien comprendre qu’elle n’a pas la patience.

- Je n’aurai pas dû me comporter comme ça avoir toi, l’autre soir. J’aurais dû tenir tête à mon père. J’aurais dû te rattraper quand tu es partie. Je suis vraiment désolé. Mais je te promets que ça ne se reproduira pas. J’ai dit ce que j’avais à lui dire, je ne compte pas le revoir de sitôt.

Lila acquiesce, par politesse. Elle ne sait vraiment pas quoi répondre tellement sa justification lui paraît nulle.

- Tu crois vraiment que je t’en veux parce que tu n’as pas tenue tête à ton père ?

Gabriel fait un pas en arrière et une ride d’incompréhension vient barrer son front. Lila rit de dépit. Elle se retourne et commence à ranger les pots de confitures dans la caisse de transport. Du coin de l’œil, elle le voit se passer la main dans ses cheveux. Un épi se forme quand il la baisse. Lila meut d’envie de le recoiffer, sentir ses mèches souples et douces glisser entre ses doigts. Elle ferme les yeux et respire un grand coup. Il faut qu’elle se concentre. Elle est en colère contre lui, il ne faut pas qu’elle l’oubli.

- Je ne comprends pas… finit-il par dire.

- A première vue non, effectivement.

Lila s’est aperçue que d’être en colère contre Gabriel a développé chez elle une chose étonnante, le sarcasme. C’est Noah qui le lui a fait remarquer dans la semaine. Et c’est vrai que là, elle n’a qu’une envie, lui envoyer dans la figure toutes les méchancetés qu’elle peut. Malheureusement, elle n’est plus une enfant et elle n’a pas de temps à perdre avec ces bêtises.

- Ecoute Gab, je n’ai pas le temps là. Si tu ne vois pas ce qui me dérange, c’est que peut être on n’est pas autant sur la même longueur d’onde qu’on le pensait. Ça arrive. Ce n’est pas grave.

- Pas grave ?! s’étrangle-t-il. Ça l’est pour moi Lila… Dis moi ce que je peux faire pour que tu me pardonnes ?

- Déjà que tu comprennes les choses, ce serait pas mal…

- Alors aide moi à le faire.

Lila se retourne vers lui d’un mouvement vif. Elle sent la colère monter et consumer tous ses neurones.

- Tu es tellement obnubilé par le comportement de ton père que tu ne te demandes même pas ce que toi tu aurais pu faire.

- Je sais j’aurais dû lui tenir tête.

- Non ! Justement non ! Durant toute la soirée, tu n’as pas pensé une seule seconde que ce pouvait être toi qui me présente à ton père. Toi qui fasse le premier pas. Et c’est ça qui me blesse le plus. Tu as tellement peur de lui, de ce qu’il peut penser, que tu n’as même pas fait l’effort d’aller le trouver pour me présenter. Ça m’aurait au moins prouvé que tu tiens un minimum à moi.

- Mais je tiens à toi Lila ! Plus que tu ne le crois.

- Ce n’est pas l’effet que tu donnes quand tu te retrouves face à Hannah…

Gabriel s’est tendu. Le ton est en train de montrer de plus en plus entre eux, mais Lila en a marre de se faire avoir à chaque fois par les hommes. Elle en a marre d’être cette fille trop gentille qui trouve toujours des circonstances atténuantes à tout le monde et qui pardonne trop facilement. Elle ne se laissera plus faire.

- Je croyais que tu n’étais pas jalouse, rétorque Gabriel.

- Je ne le suis pas ! Mais je ne peux pas lutter contre les évidences.

- Il n’y a plus rien entre nous. Je te le promets.

- Arrête avec tes promesses ! Tu ne sais pas les tenir de toute façon. Il n’y a rien ? Alors pourquoi la première fois que je l’ai vu, tu as subitement lâché ma main comme si elle te brûlait ? Pourquoi tu es rentré dans son jeu l’autre soir ? Pourquoi tu l’as prise dans tes bras, devant moi ? Putain, pourquoi tu ne m’as jamais dit que vous étiez fiancés !?

Lila a failli s’étrangler en hurlant ça. Elle se détourne pour que Gabriel ne voit pas les larmes qui menacent de lui échapper. Elle ne veut pas lui laisser la satisfaction de voir que tout ça l’atteint plus qu’elle ne veut l’admettre.

- Je sais que ça pouvait être mal interprété. C’est juste que c’est quelqu’un que je connais depuis toujours et qui m’a accompagné une grande partie de ma vie. Mais je t’assure qu’il n’y a plus rien entre nous. Et ça depuis un moment. C’est fini.

- Vous êtes toujours fiancés ?

La voix de Lila ne sonne pas du tout comme elle l’aurait voulu. La confiance qu’elle essaye d’avoir ne transparait pas du tout.

- Mais non voyons ! s’exclame Gabriel.

Il lui prend le bras doucement pour qu’elle se retourne et le regarde en face. Ses yeux bleus sont désarmants de sincérité et de regrets.

- Je ne suis plus avec Hannah depuis que j’ai choisi de devenir musher. Ça fait plus de trois ans et demi. Et il n’a jamais été question qu’on se remette ensemble. Tu me crois vraiment capable de faire une chose pareille ?

- Tu ne serais pas le premier…

Gabriel recule sous le choc. Lila sait qu’elle y est allée fort et surement gratuitement. Elle sait très bien qu’il n’a rien à voir avec Maxime, mais la tentation de la vengeance était trop forte.

- Tu penses vraiment que je suis comme lui ?

La voix du musher n’arrive pas à cacher sa peine et son trouble. Lila s’en veut un instant, mais la colère prend le dessus et obscurci son jugement. Bien sûr que non il n’est pas comme lui, pourtant, ce n’est pas ce qu’elle arrive à lui dire.

- Je ne sais pas, à toi de me dire. Avoue quand même que vos points communs sont nombreux. Vous venez de la même sphère de privilégiés, vous avez les mêmes façons de rester entre vous et de ne pas prêter attention aux gens qui ne viennent pas du même monde, et apparemment jouer sur plusieurs tableaux avec les femmes est une pratique courante.

Le blond reste sans voix. Il recule encore de plusieurs pas, comme si rester trop près de Lila lui faisait mal. En voyant la tristesse dans son regard, elle comprend qu’elle l’a blessé bien plus que ce qu’elle pensait.

- De toute façon, rien de ce que je vais te dire ne te suffiras, j’en ai bien conscience, mais je vais te le répéter quand même. Il n’y a RIEN entre Hannah et moi.

- Alors pourquoi j’ai l’impression qu’elle s’accroche à toi comme une sangsue ? Elle fait tout pour attirer ton attention et toi tu tombes dans le panneau les yeux fermés ! Elle n’a rien trouvé de mieux que de faire semblant de pleurer et toi, en chevalier servant, tu accours. Je suis sûre qu’elle est en train de jubiler et de réfléchir à quelle robe elle va porter le jour de votre mariage.

Lila s’arrête pour reprendre son souffle. Comment ses sentiments peuvent-ils être aussi embrouillés dans son esprit ? Elle a envie de l’étrangler comme de l’enlacer.

- Ce n’est pas toi Lila. Cette fille qui juge les autres sans les connaître. Qui tire des conclusions hâtives. Ce n’est pas la fille que je connais. Je sais que tu es en colère contre moi et tu as tous les droits de m’en vouloir. Mais ne devient pas quelqu’un que tu n’es pas s’il te plaît.

- Tu es en train de la défendre là ?! s’exclame Lila en écarquillant les yeux. J’y crois pas !

Elle se détourne de Gabriel et plie la table avec violence. La honte qu’elle a ressenti lors de cette soirée, le fait d’être totalement mise à l’écart, obscurcit son jugement. Elle la porte à bout de bras pour la monter dans sa voiture. Quand le musher se précipite pour l’aider, elle le fusille du regard, ce qui a le mérite de le stopper dans son élan. Elle doit avoir l’air d’une folle avec ses cheveux devant les yeux, les joues rouges, mais elle n’en a rien à faire.

- C’est vrai que d’être tactile et se jeter dans les bras d’un mec avec sa copine juste à côté, c’est tout à fait sain d’esprit !

- Je n’ai pas dit qu’elle l’était…

- Pardon ? demande Lila, pas sûre de savoir comment interpréter sa réponse.

- Hannah est malade. C’est pour ça que j’ai tendance à la protéger. Elle n’a pas un fond méchant. C’est juste qu’avec le temps, on a appris ensemble à gérer ses crises, ses angoisses, sa maladie. Quand je l’ai quitté après avoir longuement hésité, elle l’a très mal vécu. Je suis resté proche d’elle, parce que j’avais peur qu’elle ne s’en remette pas. Qu’elle fasse une bêtise. Quand je l’ai vu se mettre à pleurer à la soirée, j’ai eu peur qu’elle reparte dans un cercle destructeur. Ce n’était pas du tout contre toi. Ça je peux te l’assurer.

Lila ne s’attendait pas à ça. Vraiment pas. Elle ne sait pas si elle doit être compatissante ou encore plus en colère qu’il ne lui ait tout simplement pas dit tout ça avant. D’habitude ils discutent de tout ensemble, mais apparemment évoquer son passé affectif n’en fait pas parti. Voyant qu’elle ne répond pas, Gabriel reprend.

- Elle a été diagnostiquée avec un trouble de la personnalité limite à l’adolescence. En gros et pour la faire courte, elle a une peur exagérée de l’abandon, et a tout le temps besoin d’être rassurée. Ça se caractérise par des relations sociales complexes et instables, des humeurs changeantes, des poussées de colère, des difficultés à rester seul et tout un tas d’autres merdes du genre. Elle est suivie et va beaucoup mieux, mais au moment de notre rupture elle a développé des tendances suicidaires. Je m’en suis beaucoup voulu, parce que j’avais l’impression que je n’avais pas le droit de l’abandonner dans ces moments difficiles. Enfin, l’essentiel, c’est qu’elle s’en soit à peu près sortie. Et pour finir, je veux juste que tu saches qu’on a mis les choses au clair tous les deux après ton départ. Elle a compris qu’il ne se passerait vraiment plus rien entre nous. Elle l’a enfin accepté.

Lila en reste sans voix. Peut être qu’effectivement elle a un peu surréagi et qu’elle a mal jugé la situation. Pourtant, le goût amer en fond de gorge qu’elle garde depuis ce fameux soir ne veux pas la lâcher. Elle le fixe un moment, sans trop savoir quoi dire. Finalement, c’est Gabriel qui rompt le silence gênant qui s’est installé.

- Je comprends que tu m’en veuille encore. Je voulais juste que tu sois au courant de tout. Je veux aussi te répéter encore une fois combien je suis désolé et combien je regrette ce qui s’est passé au gala. Tout était parfait, tu étais sublime, et j’ai tout gâché. Donc je te demande pardon. Prends le temps qu’il te faut pour faire le point. Quoi que tu décides pour la suite, pour nous, je l’accepterais. Mais saches que tu comptes plus que tout pour moi. C’est pour ça que je t’ai choisi toi et que je te choisirais toujours.

La jeune femme sent les larmes lui monter aux yeux. Elle n’arrive pas à savoir ce qu’elle ressent. C’est très confus dans sa tête et elle n’arrive pas à trouver quoi lui répondre. Elle opte donc pour un faible sourire avant de s’installer au volant de sa voiture. Elle arrive à la démarrer après deux tentatives ratées, tellement ses mains tremblent. Juste avant de partir, elle ouvre la fenêtre et regarde Gabriel qui se tient un peu plus loin.

- Tu sais qu’on organise un concert au Manoir vendredi prochain ? (Il hoche la tête, les mains dans les poches). Tout le groupe sera là. Viens. Ce n’est pas parce qu’on est en froid, que tu n’as pas le droit de profiter d’une soirée avec tes amis.

Sans attendre sa réaction, elle s’engage sur la route. Elle espère qu’il prendra la perche qu’elle vient de lui tendre. D’ici là, elle prie pour arriver à y voir plus clair dans ce qu’elle ressent. Elle a une semaine pour tout remettre en ordre et savoir ce qu’elle veut.

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