II.

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    Notre périple ne faisait que commencer et, pourtant, j’avais la sensation de marcher depuis des mois. Mes pieds étaient ensanglantés, mes jambes si raides que chaque pas était une souffrance absolue. Le froid imprégnait mon corps, glaçant littéralement mes os comme s’ils s’apprêtaient à se briser à tout moment. Étrangement, toute cette douleur me rappelait l’époque du cirque. Lorsque je dormais à même le sol, avec seulement un peu de paille pour me couvrir.

    Trois nuits dans la froideur sibérienne avaient suffit à me renvoyer à mon insignifiance profonde. Trois nuits de doute, sous la pâleur lunaire, unique point commun entre l’ancien monde et celui que nous découvrions à présent. La neige restait toujours figée dans l’air, et j’avançais encore. Mais pour quoi ? Plus le temps passait, plus je doutais de survivre. Nous n’étions, au final, que trois pauvres âmes perdues qui mourraient sûrement bientôt de froid.

    Devant moi, Kami et Syrine imposaient un rythme soutenu. Je les observai, deux silhouettes se découpant dans la noirceur profonde. Où allions-nous ? Comment réussir ? Jamais ils ne semblaient douter. Jamais ils ne semblaient baisser les bras. Bien sûr, je les avais connus dans des périodes plus troubles. Syrine, lorsqu’elle était hantée par un Descendant d’Eren, ou Kami en proie à sa folie récurrente. Mais mes deux mentors, même alors, avaient toujours dégagé une force incommensurable. N’était-ce qu’une façade que je ne pouvais voir à cause du piédestal sur lequel je les avais placés ?

    Syrine hocha vivement la tête, ses longs cheveux roux se balançant contre son dos comme une crinière de flammes. Malgré tout, elle semblait en piteux état. Ses vêtements chauds étaient déchirés en de multiples endroits et ses chaussures recouvertes de neige sanglante. Ils semblaient en conversation télépathique. J’en étais exclu, évidemment, mais je devinais aisément l’objet de leur discussion. Un plan pour notre survie. Trois jours à les entendre, lorsqu’ils concédaient à parler à voix haute, débattre de la meilleure stratégie. Syrine lançait des appels magiques réguliers autour de nous afin de trouver d’autres humains qui nous auraient secourus. Elle préférait monter un camp et augmenter notre temps de survie. Kami, lui, voulait continuer coûte que coûte, dormir le moins possible, être toujours en mouvement, en espérant que nos forces nous portent jusqu’à un village.

    Qui pouvait dire quelle solution était la bonne ? J’étais loin d’avoir une idée sur la question. Je me sentais inutile, comme un enfant incapable de penser correctement. Mes deux parents, forts et puissants, ne semblaient pas se rendre compte de mon impotence. A bien y réfléchir, ils ne semblent pas se rendre compte de mon existence. Je me sermonnai immédiatement pour cette pensée injuste. Ils m’avaient délivré, m’avaient enseigné tout ce qu’ils savaient et n’étaient pas responsables de mon sentiment d’inutilité.

    — Tu devrais mieux barricader ton esprit Tiass, énonça Kami sans se retourner.

    — Il a raison. Cette nouvelle capacité à lire dans les esprits implique une grande maitrise de soi. Il faut choisir ce qu’on laisse entendre aux autres. Si nous ne pouvons conserver notre jardin secret, cela va devenir rapidement ingérable. Syrine n’avait pas ouvert la bouche, elle me parlait d’esprit à esprit.

    — Oui, je le sais. Mais mon corps est si fatigué que mon esprit se relâche malgré mes efforts.

    — Nous savons que c’est difficile, mais concentre-toi plus. Nous ne devons pas faiblir.

    — Et pour te répondre Tiass, ajouta mon amie, nous ne nous disputions pas. Nous pensions à tous nos pressentiments depuis notre éveil. Ce ne sont pas des prémonitions, mais des certitudes. Ou plutôt, des connaissances étranges. Je suis persuadée que la Levée du Voile nous a dotés d’un certain savoir sur ce qu’il s’est passé. Comment Kami pourrait en connaître autant sur les intentions de la Bête, ou comment pouvons-nous être aussi sûrs de ne pas être les seuls à avoir changé.

    J’imaginai une personne extérieure à notre petit groupe, assistant à la scène sans réussir à suivre le fil de la conversation qui se tenait à moitié à voix haute, à moitié par la pensée. Un joyeux petit groupe de fous sous le regard effrayé d’un non-télépathe. Si un non-télépathe avait encore sa place sur notre planète. Mais, après tout, que la théorie de Syrine soit bonne ou non, elle avait raison sur une chose : de façon inexplicable, je connaissais déjà la réponse.

 

***

 

    Cinq heures de repos, c’est peu. Mais lorsqu’on passe son temps à marcher dans les grandes étendues sibériennes, cinq heures de repos seulement est une véritable torture. Nous avions avancé encore longtemps sous la lune, jusqu’à ce que je m’effondre, incapable de poursuivre.

    Lorsque le soleil s’était levé, mon corps ressemblait à une plaie béante. Ma peau craquelait d’un peu partout, mes lèvres saignaient, mais je n’arrivais pas à me souvenir si mes blessures étaient à l’origine de ma chute ou si la lassitude de notre marche avait eu raison de moi. Mon esprit semblait mourir à petit feu. Il était impensable de survivre plus longtemps.

    Dans la nuit, nous avions aperçu une meute de loups, ou de chiens errants. Impossible à dire s’il s’agissait de l’une ou l’autre espèce. Seules les projections d’énergie de Kami les avaient tenus à distance et, même avec cela, ils avaient tenté plusieurs attaques, visiblement mus par une faim dévorante.

    Je les avais observées de loin. Quelque chose n’allait pas avec ces bêtes. Elles étaient plus imposantes que tous les canidés que j’avais pu voir jusque là et, je l’aurais juré, il m’avait semblé en voir certaines tenir conciliabule avant une nouvelle attaque. Peu avant le matin, l’une d’elles s’était approchée assez près et s’était levée sur deux pattes, comme un ours, avant de fondre sur Syrine. La puissance de l’animal aurait emporté mon amie si elle n’avait pas pu dégainer ses épées et la faire fuir. Les animaux avaient-ils également changé pendant la Levée du Voile ?

 

    Les premiers rayons du soleil me réchauffaient légèrement, faisant à peine refluer mon désespoir. Jamais ne pourrai reprendre la route. J’allais rester là, seul, pendant qu’ils continueraient. Les loups viendraient me dévorer et tout serait terminé.

    — Tiass ! Kami ! Nous devons plier bagages ! Dépêchez-vous.

    Syrine s’était précipitée sur le feu pour l’éteindre. Elle semblait rayonner. Ses traits s’étaient soudainement détendus.

    — J’ai capté des pensées humaines. Pas très loin. Nous devons nous hâter. J’ai entendu un homme appeler à l’aide. J’ai vu dans son esprit que les loups l’avaient attaqué. Il y a une ferme, à une heure de marche. Peut-être deux.  Nous ne sommes pas seuls. Nous allons survivre !

 

***

 

    Nous allons survivre. Alors elle en avait douté, elle aussi. Je m’étais raccroché à ces quelques mots comme s’ils pouvaient, à eux seuls, me sauver. Le réconfort de savoir que je n’étais pas seul à avoir pensé que nous ne nous en sortirions pas était presque aussi puissant que l’idée d’une ferme à proximité.

    Nous traversâmes les quelques derniers mètres en courant. La ferme était bien là. Le bâtiment principal semblait rudimentaire mais bien entretenu, et la grange attenante tenait debout tant bien que mal. Le silence qui planait sur le lieu était oppressant, mais la trace d’une présence humaine suffisait à nous donner de l’énergie.

    Kami frappa à la porte, à plusieurs reprises, mais personne ne répondit. Un vacarme assourdissant dans la grange attira notre attention, mélange de trépignements et de cris d’animaux inconnus.

    — Les loups peut-être, pensai-je.

    — Non, autre chose. Kami, allons voir.

    Mes deux amis passèrent devant, faisant pivoter l’énorme porte en bois abimée par le temps peu clément de la région. A l’intérieur, des box en piteux états abritaient quatre créatures fantastiques.

    — Des chevaux ! s’écria Syrine. Non… Pas des chevaux. Des… Mais, qu’est-ce que…

    A première vue, on aurait pu croire qu’il s’agissait effectivement d’équidés. Mais leurs crinières étaient vaporeuses et fantomatiques, de couleurs inédites pour des chevaux. Leurs yeux étaient comme deux tubes télescopiques et s’agitaient en notre direction, scrutant les intrus que nous étions. Leurs cris étaient assourdissants, mélange de hennissements et de sifflements.

    — Qu’est-ce que ça signifie ? La jeune femme entra dans la grange, s’approchant du premier box, faisant redoubler les hurlements des bêtes.

    — Ils ont changé. Il s’agissait de chevaux, mais ils ont été modifiés par la Levée du Voile, eux aussi, pensa Kami. Tiass, adresse-leur des ondes rassurantes, calme-les. Je vais voir où est la personne dont Syrine a capté les pensées.

    Alors que Kami sortait de la grange, des tentacules d’énergie s’élevèrent de moi. Ma force se développa autour de mon corps, douce et aimante, et se répandit en ondes calmes dans toute la pièce. La terreur que m’inspiraient ces créatures refluait au fur et à mesure que j’entrais en contact avec elles. Il ne s’agissait, après tout, que de chevaux domestiques, bien que leur forme ne soit plus tout à fait celle que nous connaissions.

    Petit à petit, les bêtes se calmèrent, se mettant à l’unisson avec ma propre magie. Les battements de mon cœur ralentirent, les leurs aussi. Notre présence n’est pas menaçante. Nous sommes inoffensifs. Nous ne vous voulons que du bien.

    Syrine passa la main sur le museau du cheval le plus proche.

    — ça alors ! Sa peau… Elle est constituée de minuscules écailles.

    Je m’approchai de mon amie et passai à mon tour une main sur l’encolure de l’animal. Le contact, autrefois soyeux, était remplacé par une sensation étrange. Une rugosité inappropriée remplaçait la caresse douce de jadis. Ce n’était pourtant pas désagréable, juste déroutant. Les yeux de notre nouvel ami moulinaient, semblant dire qu’il appréciait notre contact.

    — Il est mort.

    Kami venait de faire irruption dans la grange.

    — Le fermier. Il est mort. Des suites de morsures. Vraisemblablement celles des loups. Et le peu d’appareils qu’il possédait ressemble à une soupe informe, comme si téléphones, ordinateur, télévision et autres avaient fondu.

    — Fondu ?

    — Oui, je ne sais pas. Il ne reste plus que des flaques noires. Mais ce n’est pas la question pour le moment. Nous sommes toujours coupés du monde et il y a des chances pour que les loups reviennent bientôt. Maintenant que le propriétaire a succombé, ils vont sûrement revenir pour chercher sa dépouille et s’attaquer à ses montures.

    L’idée me sembla intolérable.

    — Hors de question ! Nous allons les chasser. On ne peut pas laisser ces pauvres chevaux en proie à cette meute.

    — Considérant leur apparence, je crois qu’il faudrait tout de même leur trouver un autre nom que « chevaux », ironisa Kami.

    Syrine passa une main dans sa chevelure, tentant vainement d’y remettre un peu d’ordre.

    — J’ai une meilleure idée les garçons. Ces animaux restent des montures et nous avons besoin de nous déplacer plus rapidement qu’à pieds. Sans m’avancer, je crois qu’il y a quelque chose à faire de tout ça.

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