Le cycle de la nuit

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Au milieu de la nuit, une créature surgit. Son corps sans os était paralysé ; son visage sans yeux était pétrifié. Quelques passants la remarquèrent, en un clignement de cils elle disparut. Etait-ce réel ? Pressons le pas : la nuit, l'imagination fuit.

Pourtant, la créature était encore là, maintenant en sécurité dans l'ombre de la nuit. Un garçon habillé tout de vert l'accompagnait, il n'était pas effrayé.


Que t’arrive-t-il ?

La voix du garçon était douce.

Qui suis-je ?

La voix de la créature était triste.

Je le savais, je le savais vraiment ! Mais je l’ai oublié... maintenant je me sens partir. J'ai peur.

Le petit garçon tendit la main vers les pleurs. Il semblait connaître son fardeau.

Tu es une ombre. Tu es liée à un humain, ton attache. Le jour, quand il sort, tu l’accompagnes. La nuit, quand il dort, votre lien est rompu, et tu erres librement dans la ville. Le lien se renoue dès qu’il rouvre les yeux. Ainsi est fait le cycle de la nuit.

Silence.

Où est mon attache alors ?

Seule toi le sais, mais je peux te guider.

L’ombre accepta, ce garçon semblait savoir beaucoup de choses. Au cours de leur discussion, il lui apprit qu’elle était le reflet de son attache : ses souvenirs, ses rêves d’enfance, tous ces sentiments lui avaient donné la vie. C’était donc eux qu’elle devait interroger pour trouver ses réponses.

Avec une légère appréhension, l’ombre se concentra sur elle-même, sur ce qu’elle ressentait.
Un grand vide chassa la peur qui embrumait son esprit. Le temps ralentit, bercé par la légèreté du vent filant à travers les branchages. Lentement, elle s’enfonçait dans son for intérieur, comme le jour qui s’endort derrière la mer.

Mais cette mer avait le goût salé des larmes. Le relan âpre des vagues d’un vert sale donnait la nausée. Nul oiseau ne planait aux alentours, car cette eau-là n’abritait aucun poisson, ni aucune vie. Une pâle lumière éclairait à peine ce paysage déroutant. L’ombre ne comprenait pas comment quelque chose d’aussi bizarre pouvait demeurer en elle.

Alors, la tristesse émergea.
Une tristesse ancrée profondément dans les abysses de la mer. Cette tristesse qui alourdit le cœur et l’âme et nous entraîne dans l’abysse de la douleur. L’ombre, piégée, se noyait lentement dans cet océan de malheur.
Elle revint à elle, en pleurs. Écoeurée, elle déversa toute la peine accumulée. C’était ça, la vie d’ombre ? Souffrir pour quelqu’un d’autre ? Toujours à ses côtés, le garçon la rassura.

Tout va bien, c’est fini. Ton attache a vraiment besoin de toi ! As-tu appris des choses sur toi ?

Essoufflée, l’ombre ne savait que répondre. N’était-elle qu’un esprit malheureux ? Non, c’était impossible. Elle avait une intuition. Elle était presque sûre d’avoir senti autre chose … comme de la chaleur. Oui, c’était de la chaleur. Réchauffante comme un soleil d’automne. Oui, le soleil ! Elle devait revoir le soleil.

Je dois recommencer.

Déterminée, l’ombre retenta l’expérience. Les flots de la tristesse la submergèrent de nouveau, mais elle tint bon. Elle devait s’accrocher, ne pas abandonner. Quelqu’un avait besoin d’elle. Quelqu’un d’important pour elle. Cette fois-ci, la tristesse ne l’emporta pas dans les profondeurs. L’ombre gardait la tête hors de l’eau, fixait le soleil. Alors, des vents violents vinrent la malmener, et une tornade se créa autour d’elle, aspirant toute la mer. Le soleil, elle voulait atteindre le soleil. C’était la seule chose qui comptait. Elle se sentit voler, s’approcher de lui. Plus elle y arrivait, plus le vent se déchaînait. Il devenait impossible de garder les yeux ouverts, mais non ! Elle ne serait pas vaincue, pas cette fois. Elle s’approchait, s’approchait, la tornade se referma sur elle, et là !

Plus rien.

Autour de l’ombre s’étalait le néant, le vide à perte de vue, excepté une toute petite lueur au loin. Elle était si légère qu’il fallait être bien attentif pour la remarquer. Cette lueur provenait d’une flamme très mince, à deux doigts de s’éteindre. Mais elle brûlait, oui, elle brûlait.

Sentant le feu l’appeler, l’ombre s’approcha doucement. Elle n’avait plus peur, ne se posait plus de question. La tornade était un souvenir lointain à présent. Elle voulait simplement observer la danse hypnotique de la flamme. Non, elle voulait aussi la toucher. Un bout de chair informe frôla le foyer. Le mouvement du feu changea, c’était presque imperceptible. La chair de l’ombre semblait absorber les flammes. Puis, la masse s’amincit. Elle s’amincit tellement que des doigts se formèrent, au bout desquels on distinguait maintenant une main, puis un bras. Étonnée, l’ombre plongea une autre partie de son corps dans les flammes qui lui créèrent un deuxième bras. Une énergie nouvelle la gagnait ainsi à mesure qu’elle pénétrait dans le feu. Ce dernier l’accueillait sans l’agresser, la caressant de son rouge vif et créateur tandis que des épaules et un torse renaissaient. Des formes de jeune femme se formaient en une poitrine, un ventre, des hanches et des fesses. Aux jambes se succédaient des pieds et, pour finir, la tête apparut. Si le corps de l’ombre avait recouvré sa forme, sa texture brumeuse était toujours la même.

Ayant terminé son art, le feu entra en elle en l’entourant une dernière fois de sa chaleur. Des milliers d’images fusèrent devant l’ombre, sans qu’elle ne pût rien maîtriser. Instinctivement, elle comprit leur sens : des anniversaires, des fêtes, des promenades, l’odeur de la forêt, des soirs tristes, la pluie contre les fenêtres, des amours. Un amour.
Des souvenirs. Tous ternes.

Alors, l’ombre comprit. Elle reprit connaissance. Le garçon, décidément bien fidèle, était toujours là. Mais quelque chose avait changé.

Bon retour parmi nous ! Le voyage s’est bien passé ?

Le décor avait changé.

Où sommes-nous ?

Tout avait changé.

A toi de me le dire.

Pendant sa méditation, l’ombre avait parcouru la ville. Le garçon l’avait suivie durant sa course folle qui les avait menés d’école en magasins, de terrains vagues en hôpitaux. L’ombre avait terminé son périple ici, près des pierres tombales : le cimetière.
Dans ce lieu que la lumière avait abandonné, des masses difformes erraient à travers les allées. L’ombre observait ses semblables. Ils semblaient différents, ailleurs.

Ces ombres sont-elles perdues comme moi ?


Oui.


Pourquoi tu ne les aides pas ?

Je ne peux plus rien pour elles.

Silence.

L’ombre vit ce qu’elle avait failli devenir. Mais elle avait réussi à se souvenir de tout, jusque dans les moindres détails. Le garçon sourit, tandis que le ciel commençait à perdre sa noirceur nocturne.

Il est temps.

C’était la fin de la nuit. Ils s’envolèrent tous deux côte à côte. Ils arrivèrent devant un modeste immeuble de pierres rouges. L’ombre s’approcha du quatrième étage et s’arrêta devant la fenêtre fermée. A l’intérieur, une jeune femme dormait sous une tonne de couettes et de draps. La chambre était abandonnée au désordre : des papiers gisaient au sol, des tasses et des assiettes s’accumulaient sur la commode. L’oreiller était encore taché de pleurs.
A première vue, son sommeil paraissait paisible. En vérité, l’ombre le savait, son attache ne voulait plus se réveiller. Elle avait perdu la notion du temps, ne faisant plus la différence entre le jour et la nuit. Elle ne sortait plus, ne parlait plus à personne, ne vivait plus.
A côté de son visage encore légèrement rougi se trouvait une photo. La photo d’une jeune fille qui en embrassait une autre. Un baiser doux et sincère. Un baiser qui resterait souvenir à jamais.

L’ombre avait peu à peu perdu son existence car son attache ne vivait plus qu’à travers ses rêves. Des rêves trompeurs, qui voulaient cacher la réalité. La réalité d’un cœur brisé, d’une vie disparue. Mais l’ombre avait espoir, car elle avait survécu à l’oubli, au néant.
Un jour, les blessures deviendront cicatrices.

Elle va s’en sortir.

Oui, puisque tu es là.

Elle glissa à travers la fenêtre, puis se tourna vers son guide d’un soir. Derrière lui, l’aube rougissait peu à peu le ciel.

Merci.

Il sourit, puis, sans un mot, il s’éleva vers le ciel. Elle l’interpella.

Et toi, qui es-tu, petit garçon ?

Je suis le gardien des ombres.

Mais où est la tienne ?

Ni la colle, ni le fil, ni même moi n’avons pu la retenir. Mais bientôt je la retrouverai au milieu de la nuit, et mon travail sera achevé.

Il s’éleva plus haut encore et rejoint le ballet des ombres retrouvant leurs attaches. Dans les rues, personne n’était là pour assister à ce spectacle merveilleux. Une pluie d’étoiles filantes courait à travers le ciel. Des étoiles aussi sombres que la nuit.

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