Charpentier : Origins (by MKE)

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Il y a plus de douze siècles.

Bien avant la renaissance, bien avant l’inquisition, bien avant le Covid ou la 4G.

Bien avant Edouard Menuisier.

***


Depuis près de trente ans, des armées Omeyyades d’outre-mer ont envahi l’Espagne. Les Pyrénées n‘ont été qu’un obstacle minéral freinant à peine leur avancée. Narbonne est tombée. Le royaume Franc résiste tant bien que mal, mais la progression est irrépressible. Puis survient l’impensable. Une bataille renverse le cours des événements. Martel vainc Abd al-Rahmân al-Rhafiqi à Poitiers, et l’espoir renaît.

Les batailles s’enchaînent, jusqu’aux Pyrénées. Mais Narbonne résiste. Les forces franques ont encerclé la cité fortifiée. L’occupant suffoque. Par la ruse, un messager Sarrasin parvient à rallier l’Espagne. De là, le vent du siège descend jusqu’en terres Omeyyades. Les espions francs relatent une procession lourdement escortée qui marche sur Narbonne par la route de Barshalûna. La rumeur court que les troupes accompagnent une mystérieuse alcine venue de l’autre côté de la mer. Richesses et otage, l’opportunité est immanquable. Les troupes franques tentent d’intercepter cette procession. Mais ils essuient revers sur revers : chaque affrontement tourne inexplicablement à la catastrophe. Le cortège du lointain atteint les bassins du narbonnais, et monte un camp en prévision de l’assaut du lendemain.

Dans la nuit, les troupes franques chargent le bivouac. La confusion est complète, hallebardes et épées s’entrechoquent à la lueur vacillante de torches rallumées à la hâte. Profitant de l’agitation, un aigrefin sans foi ni bannière tente le larcin de sa vie. Une telle escorte veille forcément sur quelque chose de précieux. Il s’introduit dans le campement sarrasin au nez et à la barbe de tous, pour jeter son dévolu sur une tente au tissu richement décoré. Le soudard se rapproche à pas de loup, et fend l'arrière de la tente d'une discrète balafre. Point d’âme qui vive dans l’abri de toile, autre qu’une femme nue à la peau hâlée. La sorcière Alia Khalida. En tailleur au centre de la pièce, les yeux clos, elle récite mécaniquement des versets dans une langue inconnue. D’étranges symboles dessinés sur une vaste peau de cuir ornent le sol à même la terre, alentour d’opaques volutes odorantes qui s’échappent de brûloirs sculptés.

Le vacarme de la bataille résonne au dehors, fracas métallique et cris d’agonie emplissent la nuit. Il est trop tôt pour reconnaître un vainqueur, seule la perdante est déjà connue : la vie. Des corps mutilés jonchent le sol. Des torrents de sang abreuvent la terre jusqu'à plus soif. L'intrus inspecte la pénombre de la tente, en quête de richesse vénale. Il rapine tout ce qui semble briller d’or ou d’argent, le glisse dans ses poches crasseuses en rêvant de sa meilleure vie. Sa présence semble passer inaperçue. La sorcière est en transe. Il tourne autour d’elle, agite sa main devant ses paupières scellées, lui fait même une grimace pour la forme. Aucune réaction. A son cou pend une chaîne dorée. Contre sa poitrine repose un pendentif de topaze en goutte d'eau gros comme un œuf de caille. Les yeux du brigand s’illuminent. Il a trouvé son trésor.

Avec l’agilité d’un félin, il se glisse derrière ses épaules noueuses et détache minutieusement l’agrafe qui soutient le lourd collier. À cette distance, de nouveaux symboles étranges apparaissent sur le dos nu de l'enchanteresse. Il fait glisser les anneaux contre l'épaule cuivrée avec une précaution infinie. Plus que quelques anneaux. Presque. Un dernier. Mais à l'instant où la parure quitte la peau de l’incantatrice, ses yeux s’ouvrent. Elle se lève avec des contorsions surhumaines. Le gredin, surpris, bascule cul contre terre. Elle plante ses yeux blancs dans ceux du perturbateur. Une terreur incommensurable l'étreint. Une nausée irrépressible monte de ses tripes malmenées, il manque de peu de se souiller. Sa gorge le brûle, ses yeux sèchent. Le visage de la sorcière dépossédée se déforme de rage. Elle pousse un hurlement bestial qui souffle la tente dans les airs. Elle inonde le pillard de mots qu’il ne comprend pas, scandés par une voix dédoublée, mi-féminine, mi-démoniaque. La poussière du sol s'élève dans un tourbillon surnaturel. La maigre intimité que procurait le tissu s'est maintenant évaporée, la bataille s’invite dans leur confrontation. Tout autour résonnent les cris des guerriers qui s’entretuent. Le malheureux hurle comme un forcené lorsqu'elle tend sa main griffue vers lui. Surgissant soudain, un combattant franc interrompt la scène, bande son arc et transperce les côtes de la créature.

La pointe acérée s'arrête à quelques centimètres du visage disgracieux du vaurien. Il grogne de dégoût et de surprise en essuyant le sang impur de la furie qui a arrosé ses yeux. Elle se tourne vers l'archer, à peine incommodée par le trait qui la traverse de part en part, et rugit de nouveau. Le souffle de son hurlement projette l’homme armuré contre le sol. Et ce cri attire l’attention de ses congénères. Une nouvelle flèche se plante dans son dos tatoué. Puis un guerrier s’élance pour l'embrocher de sa hallebarde. Le gredin pousse sur ses jambes pour sortir du cercle de lumière. Il se lève, prend ses jambes à son cou sans se retourner. Quelques secondes plus tard, une explosion assourdissante retentit dans son dos, puis le voile noir de la nuit retombe sur le champ de bataille. Il ose un regard furtif par dessus son épaule. Toutes les torches ont été soufflées. Les mâts ont été couchés, les soldats éparpillés. Un cratère a effacé la tente où il se tenait quelques secondes plus tôt. Le vaurien reprend sa course, il court vers les montagnes. A s’en brûler les poumons, à s’en rompre les mollets.


***


La légende raconte que sa course ne s’arrêta que lorsqu’il chuta dans un gouffre dans ce qui devint la province d’Iraty. Les seules certitudes sont que le collier fut perdu, et que Narbonne fut reprise.

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