Scène 1 : Jour 1 : une cliente, enfin !

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Ce matin-là, je ne me sentais pas dans mon assiette. Cela faisait trois semaines que j’avais dû donner son congé à ma secrétaire. Je ne pouvais plus la payer et personne ne semblait décidé à venir m’engager. Juin 1906 s’écoulait, impassible, sans l’ombre d’un client. Pas le moindre disparu à retrouver, pas le moindre mari jaloux. Pas même une petite arnaque à l’assurance sur laquelle enquêter. Rien à me mettre sous la dent, au sens propre comme au figuré. L’horizon paraissait vide, je restais encalminé comme un navire sans vent.

L’univers se liguait contre moi, mon dernier repas jouait des tours avec mon estomac, mes mégots s’entassaient dans les cendriers au risque de s’effondrer en avalanche grise. L’ennui et l’angoisse frappaient à la porte. Une silhouette gracile se dessina à travers la vitre de mon bureau, un charmant profil apparut un instant sous un petit chapeau. Un mélange de réticence et d’impatience ruisselait de cette ombre chinoise.

Je m’extirpai de mon siège pour ouvrir.

J’avais l’impression d’avancer vers un animal affolé et je demeurais silencieux pour ne pas effaroucher ma proie.

La jeune femme sursauta lorsque je tirai le battant d’un coup, ses yeux cherchaient désespérément une issue. Cette jolie brunette devait avoir à peine vingt ans, portait des vêtements simples et des chaussures utilitaires. Elle n’avait ni l’attitude ni l’apparence des personnes habituées à s’offrir mes services. Je l’aurais imaginée solliciter un emploi si elle ne s’était pas montrée si effrayée, elle exsudait la peur par tous les pores.

— Que puis-je pour vous ? demandai-je en essayant d’adopter un ton rassurant.

— Monsieur Berton ?

J’acquiesçai d’un signe de tête et m’écartai en l’invitant à entrer. Sa présence dans mon bureau me rappelait à quel point j’avais négligé le rangement ces derniers temps. D’après le froncement de son joli petit nez, je conclus que j’avais aussi oublié d’aérer la pièce.

Peu de lumière filtrait au travers des volets fermés, ma première tentation fut de me précipiter pour les ouvrir. Je me retins de justesse. J’éprouvai l’envie de rendre sa visite la plus confortable possible, mais m’interdis de proposer mon secours trop vite.

En la regardant s’avancer timidement vers le fauteuil, je cherchai à comprendre à qui j’avais affaire. Elle ne portait pas d’alliance, ce qui excluait une enquête pour adultère. Elle semblait par ailleurs trop sage pour avoir maille à partir avec un maître chanteur. J’ignorai ce qu’elle me voulait et je ne souhaitais pas la voir sortir de mon bureau avant de l’avoir appris.

Pendant qu’elle prenait place, j’ouvris fenêtres et volets. La lumière se déversa dans la pièce et nous éclaboussa de ses éclats. Éblouie par les rayons du soleil, elle cligna, baissa la tête pour se protéger et leva une main à son front pour former un paravent.

Elle pointa son visage sur moi, les yeux remplis de larmes.

— Que puis-je pour vous, mademoiselle ? demandai-je en m’asseyant à mon tour.

Elle tentait de retenir ses sanglots, mon attitude froide refluait face à des assauts d’empathie. J’inspirai profondément afin de me ressaisir et patientais pendant qu’elle se reprenait.

— On m’a dit que vous étiez doué pour retrouver les gens, commença-t-elle au bout de quelques minutes.

Sa voix un peu chevrotante et ses yeux rougis ne me semblaient pas feints. Je me composais une expression détachée en attendant la suite.

— Si vous m’en disiez plus, demandai-je avec plus de compassion que je ne voulais.

— Je souhaiterais vous engager pour rechercher mon fiancé. Il a disparu depuis deux semaines.

— Deux semaines, ce n’est pas beaucoup. Peut-être s’est-il absenté, répondis-je, à peine convaincu par mes propres paroles.

Toutes les provinces convergeaient à Paris pour chercher fortune. Certains terminaient leur quête dans les eaux de la Seine. D’autres mouraient poignardés dans des rixes. Je n’imaginais pas un homme quitter une si jolie donzelle, mais son gars était probablement parti, beaucoup font ça.

— Non, vous vous trompez, on venait de se fiancer, son travail le passionne…

Les sanglots n’allaient pas tarder à revenir à la charge, je n’avais pas envie de les endurer à nouveau.

— Parlez-moi de lui.

— Il est ouvrier, il a une bonne paie, il travaille au creusement du métro.

Depuis quelques années, on éventrait la ville, la révolution devait provenir des sous-sols. Chaque jour, des articles décrivaient les efforts déployés pour la traversée de la Seine, un chantier pharaonique, alliant l’intelligence des ingénieurs et la force de prolétaires. Quelle foutaise !

— Vous avez essayé de lui rendre visite sur son lieu de travail ? relançai-je.

— Plusieurs fois, je ne l’ai pas vu. J’ai essayé d’interroger ses collègues, mais…

— Mais ?

Elle resta silencieuse. Ses sourcils se froncèrent, elle semblait chercher ses mots, comme si elle avait peur de passer pour une idiote. Je l’observais, elle n’avait pas l’air stupide et s’exprimait clairement. Ses yeux noisette, même rougis par l’émotion, demeuraient vifs, son regard perçant.

J’attendis qu’elle reprenne.

— Aucun ne m’a répondu, finit-elle par déclarer, du trémolo dans la voix.

— Avez-vous essayé de parler avec son patron ? Il devrait être au courant de l’absence de ses hommes.

— Je n’ai pas pu le rencontrer. Le seul avec qui j’ai pu discuter, c’est le portier du chantier. Il m’a juste demandé de m’en aller, gentiment, mais quand même.

— Avez-vous signalé la disparition à la police ?

— La police ? Ils n’ont même pas rédigé un rapport. Ils m’ont dit que Julien est parti avec une autre, ils m’ont proposé de me consoler, en rigolant. Ce sont des porcs, ils ne feront rien.

Je ne pouvais pas lui donner tort. Je les connaissais bien, les flics de Paris, incompétents ou corrompus, voire les deux à la fois. Pour les meilleurs d’entre eux, une enquête consistait à trouver le coupable, puis à lui suggérer un arrangement. Plus on occupait un poste haut placé, plus on palpait. Je les avais quittés pour ça. Depuis, je recherchais les disparus et les preuves d’adultère, quitte à être à son compte, autant le faire honnêtement.

Elle me scrutait pendant mes réflexions. À son expression, je devais m’être absenté plusieurs dizaines de secondes. Je toussai doucement, le temps de reprendre mes idées.

— Vous vous doutez que mon travail a un prix, mademoiselle…

— Riou. Annette Riou.

— Donc, au sujet des tarifs que je pratique, je ne crois pas que…

— J’ai apporté mes économies, m’interrompit-elle. Je les réservais pour mon mariage, mais sans fiancé…

J’ignorais combien une jeune femme pouvait mettre de côté, mais avec un salaire journalier de trois ou quatre francs, ça ne devait pas monter haut.

— J’ai soixante-quatorze francs. Est-ce suffisant ?

En général, je demandais cinquante balles par jour, plus les frais. Mais je traversais une période difficile. Un peu d’argent me permettrait d’attendre un gros client, un de ces bourgeois gras et cocus qui ne rechignaient pas à payer. Ils devenaient rares ces temps-ci.

— Vous vous rendez compte que s’il réapparaît demain, vous aurez perdu votre dot.

— Je suis consciente de tout cela, monsieur.

— Il se peut que votre fiancé soit tout simplement parti ou qu’il ait eu un accident. Êtes-vous prête à affronter ce genre de vérité ?

— Je préfère savoir plutôt que rester dans l’incertitude

Son courage me touchait. Même si j’avais l’impression que cette histoire aboutirait à la découverte d’un noyé ou d’une virée entre garçons, j’avais envie de l’aider. Et puis, mieux vaut un salaire de misère que pas de fric du tout.

— Pour soixante-quinze francs, j’accepte de chercher votre fiancé pendant trois jours. Après, je devrai arrêter les frais. Sommes-nous d’accord ?

La joie qui s’affichait sur son visage me retourna le cœur. Je craignais qu’elle ne se berce de faux espoirs. Je n’avais pas tort, même si à cet instant j’ignorais à quel point j’avais raison.

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