Chapitre 5 : Barrières retournées (2/3)

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  Quelques minutes passèrent encore avant que l’on ne toquât enfin à la porte. Un de ses hauts battants s’ouvrit dans un silence huilé et un huissier à l’allure guindée apparu.

  — Votre second rendez-vous est arrivé, Monsieur.

  — Parfait, faites entrer.

  Le laquais n’eut pas le temps de s’écarter qu’une femme au galbe sculptural le bouscula. Le dépassant d’une tête au moins, ses fins cheveux noirs noyant ses épaules flottaient au rythme de son pas décidé. Les traits inexpressifs, elle ne sourit ni à l’un ni à l’autre de ses hôtes, dont elle partageait la tenue vestimentaire.

  — Saral’milennah, heureux d’enfin vous voir. Prenez place, lui lança Saral’faüm en désignant un second siège face à son bureau.

  La dame s’y installa sans un mot. Malgré la position dont témoignaient ses habits, elle devait à peine dépasser la trentaine. La couleur de son ministère, révélé par les liserés de ceux-ci, était d’un vert émeraude. Saral’ruïn, encore novice dans ce monde des proches du roi, reconnut toutefois la teinte du ministère du Savoir, l’un des autres piliers de la gouvernance fineïi. Comme il remarqua sans mal la profondeur du regard azur de la belle lorsque, le temps d’un froid salut réglementaire, elle lui fouilla l’esprit. Il y resta accroché autant qu’à la finesse gracile de son visage, derrière lequel se devina une sagacité calculatrice doublée d’une ambition certaine. Une collègue à ne pas prendre à la légère, assurément.

  — Saral’milennah, permettez-moi de vous présenter notre nouveau ministre des Frontières, Saral’ruïn, anciennement donlantaï d’Iserkitaï’banil.

  L’expression de la dame se transforma aussitôt pour la faire paraître plus avenante, à la limite souriante. Une image qui, inversement, renforça l’impression première de l’intéressé quant à la dangerosité latente de cette consœur.

  Mais après tout, cette impression justement, ne l’avait-il pas ressentie à différents degrés dans le chef de chaque saral du palais ?

  — Vos exploits ont précédé votre nom, lui dit-elle. Ainsi, c’est vous qui l’avez trouvée ?

  — De fait, répondit Saral’ruïn sans modestie.

  — Votre ascension est méritée dans ce cas. En légitimant notre souverain comme fils du ciel, votre statue nous a aussi rehaussés, nous sarali, aux yeux du peuple. J’ai appris, également, que vous aviez la chance d’être sous les ordres de Faüm. Nul doute que, sous sa tutelle, vous trouverez vite vos marques.

  Le nouveau Saral eut du mal à cacher sa crispation face à cette condescendance à peine voilée. Il n’aurait plus manqué que son égal, et pourtant supérieur dans les faits, ne fit une remarque déplacée pour enfoncer le clou ! Mais ce dernier, heureusement, était trop focalisé sur la gravité du moment pour entrer dans aucune tergiversation égocentrique.

  — À ce sujet, reprit le ministre des Armées, si je vous ai fait venir tous les deux aujourd’hui, c’est pour vous entretenir d’une affaire de la plus haute importance.

  Terminant ses mots, il se leva pour aller servir trois verres de vin d’une carafe déposée sur un guéridon voisin. Il les distribua avant de se rasseoir et de goûter son propre verre du bout des lèvres. Puis de poursuivre :

  — Étant donné que vous n’êtes rentrée que ce matin d’Atbar’xen, Saral’milennah, vous n’avez sans doute pas encore été mise au courant des événements d’hier.

  La femme leva un sourcil alors qu’elle sirotait une gorgée du breuvage.

  — J’ai toujours dit, continua le ministre, que vous voir disparaître plusieurs neuvaines dans vos bureaux du nord allaient un jour nous attirer des problèmes. Et ç’aurait été le cas cette fois-ci si vous n’aviez pas justement prévu de revenir aujourd’hui.

  — Comme quoi, le Destin…, lui répondit-elle.

  — Certes. Mais ici, nous parlons d’un sujet qui n’aurait pas pu souffrir de votre absence. Destin ou pas, je remercie les dieux que vous soyez là et que nous n’ayons pas dû perdre deux neuvaines à vous faire mander.

  — Je vous trouve bien chatouilleux cette fois-ci, très cher… Auriez-vous perdu de l’argent à l’un de vos paris pour être d’une aussi méchante humeur ? le railla-t-elle sans vergogne.

  Il n’en fallut pas plus pour agacer le ministre. Pas à cause de la boutade bon enfant, mais par l’apparent détachement inapproprié de sa consœur.

  — Il n’y a pas de quoi plaisanter ! Écoutez, et vous comprendrez !

  Sur un ton âpre révélant à lui seul l’état atypique de la situation, il évoqua les événements du jour précédent. À mesure qu’il progressait, tant Saral’ruïn que lui s’assombrissaient. Surtout lorsqu’il aborda la colère du roi et, sans encore rentrer dans les détails, la longue harangue que tous les ministres présents eurent à subir.

  Pendant ce temps, Saral’milennah continuait à profiter de son vin par petites gorgées. Comme si l’éclat manquant de la Statue du Pernarnatar, ainsi que sa portée, lui étaient complètement indifférents. D’ailleurs, lorsque l’exposé fut achevé, elle prit la parole le plus naturellement du monde :

  — À vous entendre, ce morceau de statue représente un certain problème pour notre Naïsmineï. Pourtant, sauf votre respect, je n’y vois aucune raison. N’a-t-il pas été plus explicite lors de ladite réunion ?

  — Il n’en a pas eu besoin ! Et si vous aviez été plus présente au palais ces dernières saisons, vous l’auriez aussi compris sans besoin explication !

  Déposant alors son verre avec violence, la dame signifia du même coup l’exaspération, dissimulée jusque-là, que lui provoquait le sujet.

  — Vous savez très bien toute l’affection que je porte aux ronds-de-cuir de cette bâtisse ! De plus, ne vous en déplaise, si votre ministère n’accaparait pas toutes les ressources, j’aurais certainement plus de facilités à accéder aux savoirs extérieurs sans avoir à me rendre en personne aux frontières !

  — Et un accès presque impossible depuis la fermeture desdites frontières, je sais, vous me le ressassez à chacune de nos rencontres !

  Le ton avait monté si brusquement que Saral’ruïn en fut surpris. En ce simple échange, il avait pu entrevoir l’animosité qui régnait entre ses deux collègues. Lui qui avait espéré pouvoir facilement jouer des coudes pour améliorer sa place au soleil, il pressentait soudain que le monde de la haute bourgeoisie cachait une arène d’influence tout à fait similaire à celle de son ancienne affectation.

  La joute visuelle se poursuivit quelques instants puis, contre toute attente, ce fut au ministre des Armées de mettre un peu d’eau dans son vin :

  — Mais laissons nos différends de côté, Milennah. Je vais éclairer votre lanterne : le Naïsmineï comptait annoncer au peuple l’existence de la Statue du Pernarnatar aussitôt qu’il serait convaincu ne plus être en mesure d’en découvrir aucun secret. Ce qui, en l’état, n’allait pas tarder au vu de manque flagrant de progrès des érudits sur la question. Cet objet, que vous le vouliez ou non, représente la constance de son mandat céleste. Une certitude qu’il a eue dès qu’il en a appris l’infrangibilité. En dehors du fait que la statue lui a été octroyée par les dieux eux-mêmes, son état symbolise à lui seul la position divine de notre souverain : nos dieux ne peuvent être défaits comme la statue ne peut être abimée, et ainsi en va-t-il de la souveraineté de notre Naïsmineï !

  Il se permit une courte pause formelle — pause que la dame ne hasarda pas à rompre — puis reprit :

  — Qu’irait penser le peuple si, après avoir découvert son existence, il apprenait qu’elle était ébréchée ? Je n’ai pas besoin de vous parler des probables répercussions…

  La saral profita cette fois de l’occasion pour oser évoquer son propre point de vue :

  — Eh bien, parlons-en ! Le roi n’est-il pas justement le mieux placé pour se rendre compte que cette statue n’est peut-être pas le symbole escompté ?

  Saral’faüm gloussa et afficha une morgue non retenue.

  — Ma pauvre. À force de passer votre temps dans les livres, vous en oubliiez visiblement les lois divines…

  La dame serra les dents et se contenta d’attendre la suite.

  — La statue est œuvre des dieux, c’est indéniable. Aussi est-il évident qu’elle ne peut être brisée.

  — Vous vous répétez, Faüm ! lança-t-elle enfin. En plus de prôner une vérité inconsistante des faits, vous en êtes conscients n’est-ce pas ?

  — Loin de là, justement. Car l’éclat perdu ne provient pas d’une vulgaire brisure.

  — Qu’est-ce à dire ?

  — Que cet éclat est un choix délibéré des dieux ! Le roi l’a clairement établi en évoquant une mise à l’épreuve de sa personne !

  — Une mise à l’épreuve de sa personne, dites-vous ? Serait-ce même le cas, si les dieux voulaient mettre à l’épreuve quelque chose, ce serait leur peuple, pas un individu unique, dût-il en être la tête !

  — Et que croyez-vous que représente le souverain, sinon son peuple, Milennah ? Ce n’est pas un hasard si la découverte du fragment manquant est intervenue juste avant que l’existence de la statue ne soit divulguée au dit peuple ! Le roi ne peut, à lui seul, retrouver ce morceau pour ainsi prouver l’intégrité de sa statue. Ce que les dieux exigent comme preuve ultime de sa part, c’est justement qu’il montre sa faculté à user sagement de son peuple pour satisfaire leurs exigences, à savoir retrouver l’éclat !

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