Contexte historique : Paix Rompue (1/2)

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  L’histoire que je vais vous conter entre les pages de ce livre s’inscrit dans un paysage politique riche et complexe de début de monde. Ses peuples, jeunes et impulsifs, sont ignorants de presque tout si ce n’est des nombreux moyens d’asseoir leur suprématie sur leurs semblables.

  Or, si les protagonistes qui vont vous être présentés ne sont pas tous au fait des interactions sociales de leur époque — et le seraient-ils que cela ne changerait sans doute rien à leurs destinées —, il ne doit pas en être de même pour vous, chers lectrices et lecteurs !

  Aussi, si une vision plus globale des évènements à venir vous intéresse, je vous invite à poursuivre la lecture de ce contexte historique. Si, par contre, vous souhaitez dès à présent vous propulser dans les péripéties rencontrées par la famille Fallamin, n’hésitez pas à d’ores et déjà tourner les pages jusqu’à leur « Rencontre fortuite » !

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  Trois cents cinquième année après l’Oubli. Le peuple de Gashmilat, la Forêt Rouge, vivait une période de grande douleur. Durant l’Hiver Dormant, au petit matin du Vacant Point du Rendu (2.4.3-305), son guide, son père, son bienfaiteur le Naïsmineï Minktal’zen fut terrassé par un mal que même la lissandre ne put combattre. Son fils unique, le prince Minktal’malith, ne le pleura pas. À l’inverse de sa mère, la toute sainte Minktal’faellë, qui en perdit goût à la vie.

  Le décès à soixante ans à peine du souverain aimé fut annoncé publiquement dans la capitale au zénith du feu céleste, ainsi que le voulait la tradition. Comme de coutume également, la dépouille régalienne fut inhumée deux heures plus tard dans l’intimité d’une procession familiale accompagnée des seuls nobles régnants. Cela, afin de préserver la fraîcheur encore rayonnante du défunt au moment d’honorer le monde végétal de sa personne.

  Le soir même, dès le tertre funéraire érigé et recouvert du gazon bleu royal, une pleine saison de deuil national fut décrétée. Des estafettes furent dépêchées sur les meilleurs destriers, et en moins d’une neuvaine les pleurs se répandaient dans toutes les villes et villages du royaume.

  Tout au long des quarante-cinq jours de recueillement fineï, des marées de Pensants affluèrent des quatre coins cardinaux. Naïsitaï’xen, la cité des Grands Esprits, vit sa population doubler au profit de ses aubergistes.

  Parmi les pieux citoyens venus rendre leur dernier hommage au monarque disparu trop tôt, des costumes d’apparat faisaient resplendir leur propriétaire dans la masse des petites gens. De riches commerçants, descendus des lointaines terres samarines pour signifier, par moult gestes rituels consacrés, toute l’admiration qu’ils portaient au roi regretté. Ce n’était pourtant pas la foi qui les avait faits entreprendre ce long voyage, mais un juste adieu à celui à qui ils devaient leur fortune. Ainsi qu’un soupçon de prospection bienvenue en cette aube de changement.

  Les amicaux voisins béonides, à l’ouest, viendraient eux aussi, mais ils n’étaient pas attendus avant la fin de la période dévolue au chagrin. Non pas à cause d’un quelconque manque de respect, mais aucune voie officielle n’ayant jamais été tirée entre les deux territoires, il faudrait bien plusieurs neuvaines à ce peuple tribal abhorrant la monte pour être averti et parcourir la distance.

  Mais ce deuil-ci était différent, et durerait sans doute bien plus longtemps que le temps imparti. Les premiers jours, la prostration populaire n’eut d’ailleurs pas vertu à se dissiper, et la raison en était évidente : la tristesse n’était pas seule à empoigner les cœurs. La disparition du juste souverain, en plus du vide laissé par sa notoriété paternelle, marquait aussi un tournant dans le courant du pouvoir fineï. Le nouveau roi n’était, de fait, pas connu pour partager la sagesse de son père. À trente-six ans, il s’adonnait exclusivement à l’étude spirituelle et à son application comme unique mode d’existence.

  Ce penchant pour l’immatériel eût pourtant dû être de bon aloi pour ce peuple originairement tourné vers la méditation et l’introspection. Mais la paix, maintenue depuis trop longtemps entre les nations, s’était laissée corrompre par un effet sournois et délétère. En effet, les Fineïi, bien que réputés pour leur inclination à la recherche du bien-être par l’esprit plutôt que par le corps, jouissaient maintenant d’une vie d’aisance instaurée par plusieurs générations successives de Naïsmineïi éclairés. Durant plus de deux cents ans, les liens commerciaux avec les riches voisins samarins s’étaient resserrés qui avaient permis même aux plus basses couches sociales d’éprouver la félicitée matérielle. Avec le temps, le peuple s’était ainsi habitué aux joies de demeures bien garnies. Jusqu’à en devenir dépendant.

  Or justement, le prince semblait dénué d’intérêt pour tout ce qui ne portait pas exclusivement à l’élévation spirituelle. Les prémices de cette excentricité s’étaient manifestées dès qu’il avait atteint l’âge de goûter aux plaisirs de la chair… et qu’il ne s’y était découvert aucune place. Il avait alors rejoint, bien plus tôt que l’usage ne l’exigeait, les rangs des Esprits Saints, l’ordre ecclésiastique réservé aux plus hauts dignitaires. Il s’y était plongé avec une telle pugnacité précoce que ses maîtres en avaient été tout autant ravis qu’inquiétés.

  À partir de cette époque, son zèle lui avait valu des remontrances qui en auraient conduit d’autres, moins bien lotis, au fouet. Le plus marquant d’entre eux avait sans conteste été le feu qu’à l’âge de seize ans il avait bouté à sa propre chambre pour en trouver l’ostentation impropre à ses méditations. Au tournant de ses vingt et un printemps, il en était même venu à exiger l’édification d’une chapelle attenante au palais et mitoyenne de ses quartiers. Elle demeurera dans l’Histoire fineï la seule bâtisse sanctifiée construite au cœur d’une agglomération.

  D’autres exubérances vaudraient d’être citées, mais leur nombre est tel qu’il est plus judicieux de directement en aborder la conclusion : la peuple n’avait plus besoin de constater à quel point le fils puritain était différent de son père avisé.

  En ces jours de deuil, donc, la tristesse fineï se partageait ainsi entre le chagrin d’une perte cruelle et l’incertitude du lendemain. Cependant, les lois étaient gravées et assuraient la lignée royale. Même la caste lem, celle des marchands, caste pourtant si puissante, n’osait émettre la moindre complainte hors de ses murs.

  Aussi, au Printemps, une saison exactement après le trépas du père de la nation (2.4.4-305), Minktal’malith, de l’éternelle famille Milattaï, fut couronné roi, et la saison des festivités de l’Éveil démarra en son nom. Un nouvel Esprit Céleste siégeait désormais, que le peuple allait apprendre à vénérer.

  Les changements ne se firent pas attendre. Dès son intronisation, Minktal’malith fit preuve d’une morgue qu’on ne lui avait jamais connue. Cette fierté exacerbée, il la devait à sa position fraîchement acquise. Il se considérait, de fait, moins dirigeant que protecteur, devoir selon lui oublié par ses prédécesseurs et aïeux.

  La première traduction de ce point de vue se fit à l’encontre des autres cultures : le nouveau roi n’appréhendait les rapports extérieurs qu’en regard de l’apport spirituel qu’ils représentaient. Or, tous les échanges dont il avait été témoin durant ses jeunes années n’avaient eu comme seule répercussion, à ses yeux, que l’avilissement de son peuple par l’opulence importée.

  Une situation qui ne pouvait donc plus durer !

  Il avait heureusement un plan, bonifié par plus d’une décennie de réflexions solitaires. Un plan qui ébrouerait les bases de ce royaume qu’il voyait décadent, et que seul un curetage en profondeur pouvait nettoyer de sa souillure. Un plan qui ne se ferait pas sans douleur, mais qu’appelait avec vigueur le juste retour aux strictes traditions originelles.

  Cette vision manquait peut-être de la sagesse paternelle, mais le nouveau Naïsmineï pouvait se targuer d’un intellect tel que jamais il n’avait laissé paraître le potentat qui sommeillait en lui. Il savait, par exemple, manier les mots à ce point que même ses plus proches conseillers se lièrent à ses avis par ce qu’ils croyaient être leurs propres convictions ! Les reculs sociaux provoqués par ses décisions à venir passeraient ainsi, par d’habiles verbiages, pour d’adroites manœuvres visant exclusivement le bien-être commun.

  La ruse du souverain se marquerait également par la manière calculée avec laquelle il parviendrait à réformer les mœurs, de sorte que les premières esquisses de son monde corrigé n’inquiéteraient que ses sujets les plus sages.

  Ainsi, son premier décret, promulgué le jour même où il prit ses fonctions, fut de réglementer le commerce extérieur. Jusque-là, il n’avait été soumis à aucune législation, apportant aussi bien confort vétilleux que folâtreries pernicieuses. Dix jours plus tard, des postes-frontières apparaissaient aux portes d’Atbar’xen, la seconde ville d’importance bâtie tout au nord, en bordure du Pernarnatar. Cette cité de transit pour tous les commerçants samarins voyait défiler des flots interminables de marchandises, entrantes comme sortantes. Des marchandises qui allaient maintenant devoir être déclarées.

  Cette décision eût pu faire grincer des dents si le roi n’avait eu l’idée de n’évoquer, dans un premier temps, ni interdiction ni quota. Les marchands n’accueillirent donc ce changement subit d’un mauvais œil que pour la surcharge administrative qu’il représentait, et bon gré mal gré ils s’y adaptèrent.

  Ce fut là le premier pas vers un futur de récession à bien des égards, et le peuple le remarqua à peine.

  Les neuvaines passant, les premières limitations réelles apparurent, et en particulier au niveau de la denrée fineï exportée la plus prisée : le bois de vulnaë. Les Samarins en usaient sans compter dans l’ameublement de leurs somptueuses demeures de pierre. Officiellement, cette restriction visait à préserver le sud de Gashmilat d’où ces arbres étaient originaires. Mais le but inavoué était surtout de progressivement introduire la séparation d’avec les hors-frontières, condition préalable et nécessaire à l’éviction de toute pensée parasite extérieure.

  La diminution du bois de vulnaë, minime mais toujours croissante, mit deux saisons avant d’alarmer les principaux intéressés. Malgré des requêtes incessantes et de semblables pressions commerciales en représailles, rien n’y fit, et les flux financiers commencèrent à diminuer. Les riches marchands samarins n’eurent alors d’autre choix que de s’adapter, sans cependant se réfréner de maudire ces manœuvres qu’ils considéraient comme déloyales. À l’opposé, en face, la population fineï s’était déjà laissée bercer par la propagande et soutenait massivement la démarche protectionniste de son souverain.

  Cette discordance d’opinions, première dans l’histoire commune des deux peuples, aboutit, le Froid Ciel des Semailles de l’Été (1.3.6-305), à la journée de l’Audace Brisée. Les Samarins y manifestèrent dans la ville frontalière par de houleuses revendications sous couvert des accords qu’ils avaient de tout temps considérés comme acquis. Les plus sanguins d’entre eux en vinrent même à caillasser les bâtiments du pouvoir ! Et il n’en fallut pas plus : ces esclandres, prévus et attendus par le roi, furent matés dans le sang par des manœuvres préétablies longtemps à l’avance.

  Très peu de samarins présents ce funeste jour revirent leurs terres natales. Ce débordement de force était pourtant impropre à l’idéologie fineï, qui n’avait plus connu de massacre, sinon de combat, depuis la fin des violences armées dans les forêts méridionales du Sicashitmilat, deux siècles plus tôt. Mais Minktal’malith s’en accommoda très bien pour la légitimité que cet acte, a contrario, lui conférait : celle de réglementer dorénavant les flux Pensants aussi bien que les flux matériels ! Il eut en effet tôt fait de nommer martyrs les soldats tombés sous les armes samarines pour défendre la population !

  Aussi, plus aucune entrée étrangère n’allait être acceptée sans un sauf-conduit. Un sésame, délivré sur le volet, qui prit rapidement une valeur dépassant parfois celle des plus précieuses marchandises encore échangées entre les deux peuples.

  Naquirent dès lors de cette situation deux notions nouvelles, que le souverain n’avait pu prévoir de par leur inexistence passée. Des profondeurs obscures où siégeaient les Fineïi les plus atteints par la malice extérieure, les dessous-de-table émergèrent en parallèle d’un mal bien plus nocif : la contrebande. Ses premières tractations se tinrent dans l’ombre durant l’Été Dormant, et elles se développèrent sans que la capitale ne pût même en prendre conscience.

  Ce ne fut que lors de la vérification annuelle des stocks, le Bleu Ciel du Levant de l’Hiver Rampant suivant (3.1.1-306), que les indices de la malfaisance parvinrent aux oreilles du roi. L’enquête qui s’ensuivit pataugea plusieurs neuvaines tant la rouerie samarine arrivait à détourner les regards.

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