Chapitre 1

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Le petit Stéphane regardait avec fierté l’inscription gravée de sa main sur le mur de leur cachette secrète : 1990, N et S, amis pour la vie. Lors de ce moment solennel, ils avaient conclu un pacte d’amitié réciproque et juré de se soutenir mutuellement pour le reste de leurs jours. Les derniers mots : à la vie, à la mort, paraissaient vides de sens pour des enfants, mais à l’aube de leur dixième anniversaire, tout leur semblait possible.

Vingt ans plus tard.

À peine le seuil de la brasserie franchi, une vision d’horreur saisie Nathalie.

— Non mais quelle idiote, quelle idiote !

Dans la salle bondée, la clameur d’une horde de supporters, les yeux rivés sur un écran géant la figea sur place. Devant ce spectacle qui ruinait sa soirée, elle serra les poings pour maitriser son envie de hurler. Son plan manquait cruellement de préparation. Quarante-huit heures auparavant, grâce à la complicité de sa mère, elle avait obtenu les horaires de Stéphane, puis inventa une excuse pour lui donner rendez-vous dans leur brasserie favorite, boulevard Voltaire. Puisque tous les scénarios échafaudés au fil de ces six derniers mois avaient échoué, elle passait au cran supérieur convaincu d’un oui et d’une fin de soirée lovée dans ses bras. Seule ombre au tableau, le calendrier du ballon rond qui ruinait d’un tacle le côté solennel et romantique du moment. Nathalie attrapa son mobile, dans moins de cinq minutes, le futur homme de sa vie entrerait dans ce foutoir. Trouver une solution de repli devenait urgent. Soudain, une violente déflagration figea l’espace et le temps.

* * * *

Six mois auparavant.

Le départ de Thierry avait été un choc dans la vie de Nathalie et ce jour-là, ses paroles s’étaient gravées à jamais dans sa mémoire. Lors d’une dispute plus forte que les précédentes, son compagnon lui avait reproché le temps passé avec son meilleur ami et ses derniers mots l’avaient marquée au fer rouge.

— Je ne veux plus être l’ersatz de Stéphane. C’est avec lui que tu dois vivre, pas moi !

Malgré la douleur de la rupture, une étincelle née dans son esprit n’avait cessé de grandir. Nathalie comprit que le bonheur qu’elle recherchait depuis tant années était finalement à ses côtés. La femme qu’elle était devenue posa un regard différent sur le petit garçon devenu homme et des sentiments nouveaux germèrent dans son cœur. Les deux gamins complices de la première heure, toujours prêts à se chamailler, étaient bien loin.

Ce soir-là, répondant à son SOS, Stéphane n’avait pas hésité à débarquer en pleine nuit chez sa meilleure amie, juste pour que sa petite sœur de cœur n’affronte pas seule cette épreuve. Après avoir versé toutes les larmes de son corps, elle s’était finalement endormie, blottie contre son épaule rassurante.

* * * *

Deux mois auparavant.

Certains incidents auraient pourtant dû alerter Stéphane, mais il y a des évidences que l’on préfère ignorer. Pour la énième fois, Nathalie l’avait appelé à la rescousse et tel un chevalier blanc, il avait accouru à sa rescousse.

— Arrête de me mater les fesses !

— Pourquoi dis-tu ça ? questionna Nathalie, étonnée.

— Je sens ton regard dans mon dos, et tu n’as pas dit un mot depuis deux minutes, c’est rare chez toi !

— J’ai pas le choix, justifie-t-elle, tu es à quatre pattes dans ma cuisine… et puis, t’as un beau cul, pourquoi je me priverais de le regarder ?

— Passe-moi une cuvette plutôt !

— Tu sais Steph, tu dois être le seul hétéro au monde qui n’apprécie pas qu’une femme le mate… dit Nathalie en lui donnant le récipient plastique.

— N’exagère pas, s’il te plaît. Par contre, arrête de jeter n’importe quoi dans cet évier. C’est la troisième fois que je démonte ce siphon ce mois-ci, c’est lourd !

— C’est un accident, je suis désolée.

— C’est pas grave, qu’est-ce que je ne ferais pas pour ma petite sœur ?

— Alors, remettons les choses en ordre, Monsieur Berger, s’agaça l’intéressée, je ne suis pas ta sœur et tu n’as que trois mois de plus que moi.

La moitié du corps sous l’évier, le bricoleur se releva trop vite. Un son mat résonna, suivi d’une longue plainte. Stéphane s’extirpa tant bien que mal de cette position inconfortable et s’assit sur le sol en se frottant l’arrière du crâne.

— Montre, je crois que ça saigne.

— Non, c’est rien, je vais juste avoir une bosse… dit-il en avisant sa main. Ah merde, tu as raison.

— Ne bouge pas, je vais chercher une compresse, sinon tu vas en mettre partout, lança Nathalie en se dirigeant vers la salle de bains.

— Ça te dérange vraiment que je dise que tu es ma petite sœur ?

La « petite sœur » ne répondit pas à cette question qui, une fois encore, brisait le scénario mis en place avec application. À son retour, elle prit un air innocent, posa la trousse sur le carrelage et s’installa à genoux entre les jambes de son blessé.

— Tu m’écoutes ?

— Enlève ta main que je désinfecte, dit-elle, pour esquiver la question.

Dans cette position, l’infortuné se retrouva coincé entre la porte du meuble et la poitrine de la jeune femme, qui prit un malin plaisir à lui frôler le visage de ses attributs mammaires à chaque mouvement. Depuis leur adolescence, les parents des deux amis auraient aimé les voir en couple, mais jamais ils n’avaient rompu leur pacte. Pendant les années d’études, chacun avait suivi sa route sans toutefois perdre un instant l’autre de vue.

— Arrête de me chatouiller le nez, sinon je te mords !

— On approche des trente balais et on est toujours célib, ça ne te travaille pas un peu, toi ? demanda-t-elle, en ignorant la menace.

— Je ne vois pas le rapport. C’est la vie ça. Tu as rompu avec Thierry, moi avec Marie. Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive.

— N’empêche qu’on a un appart dans le même immeuble.

— Tu insinues quoi par-là ?

— Rien… mais quand même !

— Je te rappelle que c’est ton père qui m’a trouvé cet appart. C’était une super occase et il est à trois cents mètres de mon boulot. Pourquoi j’aurais refusé ?

— Et il est juste au-dessus du mien !

— Oui, aussi. Tu as raison, maintenant que tu le dis, il n’y a pas que des avantages.

Fier de sa blague, Stéphane pouffa de rire. Nathalie s’était figée. Vexée, elle lui frappa le crâne avant de jeter la compresse dans l’évier.

— T’es chiant, siffla-t-elle, en ramassant sa pharmacie d’un mouvement brusque.

D’un geste rageur, Nathalie projeta la trousse dans le placard de la salle de bains, claqua la porte qui se dégonda et se fracassa sur le carrelage. Le silence revint dans l’appartement.

Stéphane souffla bruyamment. Quel crétin ! Cinq ans d’études de psycho et il ne comprenait que maintenant le pourquoi des dépannages à répétitions. Pourtant, les occasions ne manquaient pas pour se parler. Les deux amis ne passaient pas un jour sans s’envoyer des messages ou se vanner sur les réseaux sociaux. Le week-end, ils avaient droit au traditionnel déjeuner dominical chez les parents et chaque semaine, ils se faisaient une soirée pizzas pour regarder ensemble leur série préférée. Parce qu’évidemment, ils aimaient les mêmes programmes. Depuis sa séparation, Nathalie semblait à cran. Stéphane avait pourtant essayé de lui présenter des amis, des collègues de travail en passant par ses partenaires de sport ; connaissant parfaitement ses goûts, la tâche lui semblait facile, mais rien n’avait jamais collé.

La réaction le laissa sans voix. Sa « Nathou » ne s’était jamais emportée pour une blague aussi futile. En réfléchissant aux dernières semaines écoulées, il se remémora des regards et des gestes plus tendres à son égard, presque provocateurs. Des souvenirs de messes basses entre leurs mères respectives. Même son père, qui avait toujours souhaité rester neutre, semblait participer au complot. Nathalie aurait-elle, de manière implicite, rompu leur pacte ? Pour Stéphane, hors de question de gâcher une amitié de vingt ans si parfaite ; surtout pour une relation qui ne durerait certainement que quelques mois. Les répercussions sur leur vie seraient trop importantes pour prendre un tel risque.

— S’il te plaît Nathou, fais pas la gueule.

Plusieurs secondes s’écoulèrent encore sans que Nathalie ne daigne répondre. Un ange aux allures de diablotin passa lentement pour plomber l’atmosphère. L’orage perdurait, muant un incident tout à fait banal en mini-séisme. Maintenant qu’il avait compris la situation, le psy en lui conseilla de filer à l’anglaise, comme d’habitude, la tempête se calmerait toute seule. Mais trop fleur bleue, il n’avait pas le cœur à l’abandonner dans cet état.

Sur le pas de la porte de la salle de bains, Stéphane hésitait à entrer. La boule au ventre, il observait Nathalie, assise sur le rebord de la baignoire, une profonde détresse au fond de ses yeux noyés de larmes. Elle lui jeta un regard suppliant, puis s’essuya le nez avec sa manche en reniflant bruyamment. Stéphane sourit en dodelinant de la tête, s’agenouilla devant elle et après un court moment d’hésitation, la prit dans ses bras.

— Excuse-moi. Tu sais bien que je ne voulais pas te blesser.

Nathalie avait tellement envie de ce contact qu’elle le considéra comme une petite victoire. Ce soir-là, Stéphane remonta avec une impression de manque. Il s’était montré fort, une fois de plus, mais avec le temps, leur relation deviendrait de plus en plus compliquer.

Les jours suivants, Nathalie ne donna pas de signe de vie. Il avait pourtant tenté une soirée pizzas, le jour de leur série préférée.

— Nathalie, ne fais pas l’enfant, ouvre. Ta quatre fromages va refroidir !

Sans réponse, il avait fini par déposer la boite sur le paillasson et était redescendu chez lui, un brin nostalgique. Ensuite, il lui avait envoyé un message avec un soupçon d’humour dans le but d’une réaction.

« Ta pizza s’ennuie devant ta porte. Fais gaffe au chien du 3e :-) ».

Même si sa « Nathou » n’avait pas répondu, la boîte avait vite disparu …

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