Chapitre 2

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L’obscurité est totale lorsque je suis réveillé par les ronflements d’Hagur. Jarok était allongé un peu plus loin et Golwidhal alimentait un petit feu de bois. En me voyant réveillé, il incline légèrement la tête et m’adresse un sourire que j’ai du mal à interpréter.

— Vous voilà réveillé, maître-rôdeur ! Demain, nous arriverons à la forteresse de l’Ordre des Paladins Noirs, et vous aurez tout le loisir de mener votre enquête en interrogeant les proches de Sarandic.

— Inutile d’être aussi cérémonieux, Golwidhal. Vous pouvez simplement m’appeler Oxidor, comme tout le monde ou presque… À vrai dire. Je me demande si c’est vraiment utile, puisque Jarok lui même n’est pas dans les confidences de l’ancien grand maître.

— Ah, on ne peut pas tout avoir.

Et toujours ce sourire… et j’ai la furieuse impression qu’il se moque de moi.

— Dites moi Golwidhal, vous êtes plutôt doué comme pisteur, et vous êtes d’ascendance elfique. Pourquoi gâchez vous votre talent au milieu de chevaliers bretons ?

— Je suis aussi très doué comme chevalier, et je suis d’ascendance humaine. Pourquoi gâcherais-je mon talent au milieu de forestiers elfiques ?

— Je ne vous comprends pas. Vous aurais-je offensé sans m’en rendre compte ?

— Vous ignorez pourquoi je ne fais pas partie des rôdeurs d’Iril-Ranor, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas voulu de moi. Pour eux, je n’ai rien d’un elfe, je suis un bâtard ; un simple bâtard… autrement dit : un individu de race inférieure.

— Je suis navré que de telles idées circulent encore parmi les anciens. Mais les choses changent, et je suis certain que vous pourriez être admis si je vous apporte mon soutien. Après tout, vous avez fait vos preuves.

Il hausse les épaules d’un air désabusé. Pourtant, le statut de rôdeur est pour les sylvains bien plus prestigieux qu’un titre de chevalier breton. Les plus expérimenté d’entre nous sont traités comme des seigneurs.

— À quoi bon, répond-il finalement. J’ai aussi fait mes preuves chez les Paladins Noirs, et j’y ai ma place. Je ne serai jamais un des maîtres de l’Ordre ni même un commandeur puisque ces postes sont réservés aux guerriers de sang noble, mais la place que j’ai me convient.

Il marque une pause pour me laisser réagir, mais je n’ai rien à répondre. Puis il pousse un soupir désabusé.

— De toute façon, les Irildari m’ont rejeté. Même si j’étais mourant de faim comme le dernier des miséreux, jamais je ne m’abaisserai à leur mendier une situation. Je ne veux plus rien avoir à faire avec eux… Mais n’y voyez rien de personnel hein !

Et là, il m’adresse un semblant de sourire tellement ridicule que je ne peux m’empêcher de pouffer de rire.

— « Rien de personnel », merci de me rassurer. Tu devrais dormir un peu, on y verra plus clair demain.

Il s’allonge en me tournant le dos, et je me retrouve seul avec trois dormeurs. Je profite de ces quelques heures de solitude pour faire le point dans mes pensées, et la seule conclusion que j’obtiens est que mon enquête auprès des proches de Sarandic n’amènera probablement aucun résultat. J’en suis encore à ruminer ma frustration lorsque le soleil pointe le bout de ses rayons.

Le sénéchal Jarok est le premier à se réveiller. Il secoue Hagur qui relève la tête en grommelant et rassemble ses affaires.

— J’ai beau savoir que les elfes sylvains n’ont pas besoin de dormir autant que nous, dit-il en guise de bonjour, j’avoue que je suis surpris que vous ayez résisté toute la nuit. Je vous aurais volontiers relayé.

— Sans doute, mais j’étais perdu dans mes pensées et je me posais des questions à propos des trolls des collines, ils sont vraiment aussi nombreux ? J’aimerais beaucoup visiter un de ces « repaires » dont vous m’avez parlé hier.

— Votre prédécesseur a dû se poser la même question et avoir la même idée… on a retrouvé son corps au fond du ravin à moitié dévoré.

— Sans doute, mais j’ai affronté des adversaires autrement plus redoutables qu’un troll et j’ai quelques sortilèges en prévision.

— Ah, vous êtes un guerrier-mage, s’exclame-t-il en réveillant le pisteur.

— Et en plus je ne suis pas seul. Car je présume que des guerriers de votre trempe ne reculeront pas devant un petit repaire de trolls.

Les trois paladins se dévisagèrent avec hésitation, puis Jarok hocha la tête.

— Oui, allons-y ! Ce sera un problème de moins.

Nous nous engageons dans la descente et, cette fois-ci, Jarok prend la précaution de nous encorder. Golwidhal passe le premier, Hagur ensuite. Je le suis et le Sénéchal ferme la marche.

Le semi-elfe atterrit sur une étroite corniche qui longe la paroi et nous indique une caverne.

— On peut visiter celle-ci ? Il y a peu de chances qu’elle soit encore occupée, mais on ne sait jamais.

Sur ces mots, il dégaine une épée courte et disparaît dans l’obscurité. Hagur arrive à son tour et allume sa lanterne. Je le rejoins, le dépasse et tire mon épée avant de rejoindre le pisteur… juste au cas ou il ferait une mauvaise rencontre. Mais il n’y avait aucune trace d’un autre occupant.

— S’il y a eu des trolls dans cette grotte, dis-je au semi-elfe, ils sont partis depuis longtemps… ah, des reliefs de repas de carnivores ! Ils remontent à plus d’un an.

— S’il y avait des trolls dans toutes les cavernes, on en serait submergé. Heureusement ce n’est pas le cas.

— On a le temps de fouiller les autres ?

— Il tient absolument à ajouter un ou deux trolls à son tableau de chasse, intervint Hagur en riant.

Ils se mettent à rire tous les trois… et moi aussi, juste pour ne pas avoir l’air idiot. Mais nos rires s’interrompent brusquement lorsqu’une silhouette massive apparut à l’entrée de la caverne.

La créature me fixe de son regard de braise.

Un phénix bleu.

Et à ce moment précis, je comprends tout…

— Tue-le maintenant ! Ordonne Jarok.

J’ai de bons réflèxes, heureusement. L’épée du pisteur érafla ma chemise de mailles sans me blesser. Mon agresseur s’était approché pour porter le coup, je lui porte un coup de coude dans le visage. Il se relève pour un deuxième assaut, je le désarme sans difficultés avant que l’intervention d’Hagur m’oblige à reculer. Hagur est une authentique machine de guerre et Golwidhal a des talents d’assassins que je n’aurais pas soupçonnés. J’aurais pu les vaincre séparément mais je n’ai aucune chance contre les deux à la fois, d’autant plus que Jarok vient de dégainer sa lame, prêt à rejoindre la partie.

Si j’avais eu un brin d jugeotte, j’aurais planté Golwidhal dans le ventre au lieu de le désarmer, mais c’est trop tard, et il ne me reste plus qu’à vendre chèrement ma peau en parant les coups d’Hagur qui frappe comme un bûcherons norrois tout en évitant les coups fourrés de mon compatriote qui essaye de me contourner.

Jarok se tient en retrait en riant.

Mais tout à coup, son rire s’arrête lorsque le phénix lui crache un jet de flammes au visage. Hagur marque un temps de surprise, je lui enfonce mon épée dans la cuisse et, pendant qu’il s’écroule, je me jette sur Golwidhal, sans armes, et je le roue de coups. Il s’écroule.

Hagur est à terre avec mon épée enfoncée dans la jambe, Jarok se tord de douleur, le visage brûlé et Golwidhal est assommé pour le compte. Je récupère la corde de Jarok et je les attache tous les trois, puis je pose un garot sur la jambe d’Hagur. Je ne pourrais de toute façon pas les ramener tout seul.

— Tu vas nous laisser crever ici ? Grogne Hagur en me voyant quitter la grotte.

— Je reviens avec le bailli du village le plus proche, un soigneur et quelques hommes d’armes. Mais pour être honnête, vous méritez largement d’être abandonnés. Quant à toi ! Reste ici et surveille les biens.

Ce dernier ordre s’adresse au Phénix, mais ces créatures ne sont pas des chiens de gardes et à peine ai-je quitté la grotte qu’il s’envole et décrit de larges cercles au dessus de moi.

Je refais en sens inverse une partie du trajet que nous avons fait la veille, et lorsque j’arrive au premier coin habité, j’ai la surprise de croiser une petite troupe de guerriers Torildar, menés par mon employeur, que je mets immédiatement au courant des derniers événements.

— Et bien je ne peux que vous féliciter, me dit-il sans sembler surpris. Je savais que vous étiez un fabuleux rôdeur.

— Et vous, un fabuleux manipulateur ! Vous saviez ce qui allait m’arriver.

— Oh non, je ne savais pas, répond-il.

Puis il se reprend.

— Ou plus exactement, je me doutais de quelque chose de pas très clair dans cette affaire.

— Et vous m’avez envoyé au casse-pipe en me laissant dans l’ignorance.

— Bien sûr ! Mais je suis sûr que vous savez pourquoi… Depuis la mort de Sarandic, je soupçonnais Jarok d’être à la tête des trafiquants de Phénix, mais je ne pouvais rien faire sans preuves, et si mes soupçons se confirmaient, il devait être capable de lire dans les pensées d’un nouvel enquêteur. Je ne pouvais donc pas vous exposer mes soupçons, mais juste vous donner assez d’éléments pour que vous trouviez vous même les autres.

— Et vous m’avez envoyé votre Phénix ce matin pour me permettre de voir ce que Jarok avait dans la tête. Mais Jarok s’en est rendu compte et a tenté de me tuer. C’était la partie la plus dangereuse de votre plan.

— Je n’ai pas envoyé le Phénix, répond-il. Il est parti brusquement ce matin et j’ai décidé de le suivre.

— Une dernière chose m’étonne. Comment avez vous empêché Jarok de lire dans vos pensées lors de notre première rencontre ?

— En l’obligeant à penser à autre chose.

— À quoi ?

Et au moment de poser la question, la réponse m’apparut dans son évidence, j’ajoute aussitôt :

— Au jeu de cartes… pendant qu’il se concentrait pour gagner la partie, il ne pouvait pas fouiller vos pensées et il ne s’est pas rendu compte que vous aviez en tête une autre partie… une partie bien plus importante.

— Exact ! Conclut-il. Et ça m’a coûté le prix d’un château… un tout petit.

* * *

Récupérer Jarok et ses complices ne posa aucun problème aux soldats du Prince, qui envoya un message à la commanderie des Paladins Noirs pour les informer de l’arrestation de Jarok et des soupçons qui pesaient sur lui après l’assassinat de Sarandic. Leur nouveau Grand Maître vint en personne pour demander que les traîtres lui soient livrés et organisa leur procès.

Les paladins furent impitoyables. Jarok et ses complices furent condamnés « au mur », c’est à dire à être emmurés vivants avec une mince ouverture ou un plateau de nourriture était déposé chaque jour.

J’avoue avoir eu un peu de pitié pour Golwidhal, car les semi-elfes ont une durée de vie beaucoup plus longue que les humains, et j’imagine les siècles qu’il passera enfermé après la mort de ses complices avec pour seules compagnies leurs cadavres et sa rancœur tant envers les elfes que les humains. Serait-il devenu meilleur s’il avait été accepté parmi les rôdeurs ? C’est possible et c’est en tout cas ce que j’affirmerai au conseil si cette affaire est évoquée comme prétexte pour refuser un autre candidat. Les paladins noirs en ont jugé autrement, estimant que de nombreux bâtards rejetés sont devenu des hommes de valeurs et bien des privilégiés se sont conduit comme des fripons, et je ne peux pas les contredire sur ce point.

Quelles que soient les circonstances, chacun peut rester maître de son destin.

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