Chapitre III - Partie 2

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 Sur ces mots il sortit, laissant seuls les deux jeunes garçons. Imire observait curieusement l'adolescent toujours planté à l'entrée de sa taverne. Celui-ci était grand et plutôt mince, voire maigre. Ses vêtements n'étaient pas sales, mais semblaient passés de saisons. Ils avaient tellement été reprisés qu'il était impossible de discerner leurs couleurs d'origine.


 Libéré de la présence d'Adroman, il s'était mis à contempler les pièces qui lui procuraient, s'avérait-il, un ensemble d'émotions contradictoires qu'Imire s'amusait à identifier. L'émerveillement, l'hésitation : il ne cessait de regarder les reliefs du repas laissés sur la table. Enfin, il semblait gêné, dérangé de se tenir debout dans un lieu qu'il ne connaissait pas, lorgnant des restes devant un gamin qui ne devait même pas savoir ce qu'était la faim. Il pouvait, s'il le voulait, s'offrir un repas digne de ce nom, le premier depuis des lustres ! Non! Il devait, donner cet argent pour en faire bénéficier toute sa famille. Il ne savait que faire et restait donc planté comme une plante verte à l'entrée.


 Imire s'amusait de la situation compliquée du jeune coursier. S'il avait du le représenter graphiquement, celui-ci aurait eu les traits d'un rat. Un tout petit rat, méfiant, malingre et à la longue queue. Une vision commença à s'imposer à lui, il savait déjà qu'elle serait sa place : sur la porte d'entrée. Mais alors que l'image se précisait, le garçon s'ébroua et se retourna, prenant le chemin de la sortie. Imire plissa les yeux d'agacement, et décida d'agir avant la sortie définitive de son nouveau personnage :


— Eh ! Attends, l'interpella-t-il en se relevant rapidement. Adroman, l'homme de tout à l'heure,     ajouta-t-il devant l'expression perdue de l'autre, m'a donné bien plus que ce qu'il me devait. Bien assez pour un déjeuner et même une part de tarte !


L'adolescent tiqua, et redressa fièrement ses épaules étroites.


— Je ne veux pas de ta pitié, petit. Je n'en ai pas besoin.


 Imire se contenta de hausser les épaules, et fit mine de se désintéresser de la situation. Il se mit à débarrasser lentement la table faisant mine d'ignorer l'affamé qui le toisait toujours.


— Je dis ça, je dis rien, mais peut-être a-t-il décidé de t'offrir le déjeuner. Après tout, qui laisse autant de bon auksas pour quelques malheureuses saucisses et quelques pommes de terre. En plus, on va sûrement tout jeter puisque ce soir... dit-il en frissonnant. Enfin, comme tu veux.


 Sur ces mots il s'en retourna en cuisine, un grand sourire éclairant sa face quand il entendit des raclements de chaise derrière lui. L'estomac du jeune affamé avait choisi pour lui. Après l'une de ses nombreuses manifestations, le garçon avait haussé les épaules. La course folle, qu'il venait d'effectuer valait bien un bon remontant. En s'installant plus confortablement, il remarqua la singularité du lieu où il se trouvait. 


 Imire, en revenant de la cuisine les mains pleines de victuailles, ne put s'empêcher de sourire devant le regard ébahi de son hôte. Celui-ci ne parut même pas remarquer l'arrivée sur la table de plus de nourritures qu'il n'en avait vu depuis des  semaines. Ses yeux balayaient la pièce, s'attardant  d'un air parfois dégoûté, souvent émerveillé.


— C... c'est incroyable, balbutia-t-il. Qui est l'artiste ?


— Bonne question, mais la taverne ne s'appelle pas « Le Mystérieux » pour rien, le taquina     gentiment Imire.


 Prenant enfin conscience des mets qui lui étaient présentés, le jeune homme se mit à picorer dans son assiette, ses yeux balayant la pièce. Il mastiquait lentement sa nourriture prenant le temps de la savourer, allant même jusqu'à gémir doucement. Il resta un temps silencieux, puis finit par froncer les sourcils et s'exclamer :


— C'est impossible ! Quelqu'un a bien dû le voir au moins une fois, il y'en a partout !


 Imire qui s'occupait de nettoyer un coin de salle ou se trouvait une estrade, se contenta de hausser les épaules.


— Et pourtant, dit-il en souriant     légèrement, le « mystérieux » reste un vrai mystère,     et pour tout le monde ! Même les propriétaires.


 En voyant la mine peu confiante du jeune rat, Imire du retenir de toutes ses forces l'hilarité qui montait en lui. Décidément, il s'avérait être assez divertissant. Il décida de continuer à jouer avec lui encore un peu.


— C'est vrai tu sais ! Des gars ont essayé de le chopper plusieurs fois, personne n'y est arrivé, et tant mieux.


 Le petit, qui s'était baissé pour  récurer un sol immaculé, lui lança un clin d'œil.


—C'est très bon pour les affaires, continua-t-il. Les hommes prennent des paris, et certains     nobles viennent juste pour la vue et l'ambiance.


— Et la nourriture aussi j'imagine, l'interrompit son compagnon la bouche toujours pleine. La     nourriture est délicieuse !


— Oui, ma mère est une formidable cuisinière, souffla doucement Imire, la mine soudain plus     soucieuse. Elle et les autres sont partis chercher les commandes pour la soirée, songea-t-il a voix haute.


 Il se renferma comme une huître et sembla s'oublier dans le nettoyage minutieux et consciencieux d'un sol déjà bien propre, comme l'ensemble de la taverne d'ailleurs.


— En tout cas c'est magnifique, laissa échapper le coursier qui s'était déjà reperdu dans une     contemplation attentive de la salle. Ça ressemble à un livre d'images géant !


 Imire, à ces mots, parut reprendre pied avec le monde réel, et en se redressant tranquillement demanda :


— Quelle image préfères-tu ?

 Le coursier, s'arrêta de manger un instant, reposant un bout de saucisse dans son assiette pour mieux se concentrer. Il examina rapidement les différentes gravures qui lui avaient plu, avant d'en pointer une du doigt.


— Celle-là, répondit-il en montrant la gravure de la mouette happée par la vague. Ça me rappelle, que même si on lutte de toutes ses forces, la vie nous rattrape toujours, et nous baise aussi sec. Regarde-moi, je pourrais devenir le meilleur coursier de la ville, bien meilleur que ses gros porcs de stolois. Mais je viens de Balte, alors à moi l'école militaire, les corvées les plus ignobles ! Tout ça pour rester toute ma vie aux frontières et me faire crever avant mes 30 ans par ces foutus sauvages contre qui nous ne sommes même pas en guerre ! Et pfffffffiou, il balaya l'air de son bras avant de finir par taper la table du plat de la main, la vague emporte le pauvre abruti que je suis.


 Imire, surpris par sa réponse, se figea. Sans lui répondre, il s'en retourna vers la cuisine sans un regard pour le « rat ». Celui-ci ne parut même pas le remarquer, plongé comme il l'était dans ses pensées. Il s'était remis à manger, mais sans plus grand appétit, ses doigts portaient à ses lèvres des bouts de nourriture fade. Un énorme porc, gravé au centre de sa table, semblait se moquer de lui. Il se tenait grossièrement debout, sur ses pattes arrière, la gorge renversée. Le pourceau tenait entre ses sabots une pinte qui dégoulinait et venait s'écraser sur sa large bedaine. Les petits points noirs qui lui servaient d'yeux brillaient d'un éclat malsain.


Un bruit sourd le tira de sa transe. Il sursauta, surpris par la soudaine présence d'Imire. Celui-ci avait déposé devant lui une chope pleine à rebord d'une mixture qu'il ne reconnaissait pas.


— C'est de l'hamingja, du bonheur liquide, l'éclaira Imire. Extraite ...


— Des fleurs de gledi, qu'on ne trouve qu'aux endroits où sont passés les bienheureux, le coupa l'adolescent d'un ton choqué.


— En réalité on ne sait pas si c'est la vraie raison, reprit Imire un sourire dans la voix. Par contre on sait qu'elles éclosent en plein automne aux endroits vierges de toute empreinte humaine.


 Le petit garçon s'amusait du regard ébahi de son petit « rat ». Il n'avait jamais dû en voir de sa vie, seulement en entendre parler dans les contes pour enfants, et pour adultes aussi d'ailleurs. Le jeune homme finit par secouer doucement sa tête tout en fronçant les sourcils :


— Messire Adroman n'a certainement pas payé pour ça ! Je te le répète, je ne veux pas de ta     pitié, dit-il lentement en repoussant la pinte de sa main droite.


—C'est vrai, rétorqua Imire, Adroman ne l'a pas payé. Si je t'offre ce verre c'est parce que cela faisait bien longtemps que personne n'avait parlé des gravures de façon aussi passionnée ! Les clients finissent toujours par les considérer comme de la simple décoration, ou pire comme de simples sujets de vulgaires paris. Toi, continua-t-il le pointa de son petit doigt le regard grave. Tu ne fais pas que les regarder, tu les fais vivre. Voilà pourquoi je t'offre ce verre.


 Son interlocuteur ouvrit grand les yeux, une idée folle lui traversant subitement l'esprit.

— Alors tu... v... vous êtes le ...  bredouilla-t-il timidement.


L'enfant partit d'un grand éclat de rire, aux échos vaguement amers.


— Non, bien sûr que non, finit-il par réussir à dire. Par contre je suis l'un de ses plus grands     admirateurs. Quand je rencontre quelqu'un qui me ressemble, et bien je le lui fais savoir !


 Il sourit et sur ces dernières paroles s'en fut vaquer à ses occupations en cuisines. Le jeune garçon le regarda sortir de salle, pensif. Il se demandait s'il lui ressemblait parce qu'ils partageaient tout deux un goût pour les gravures, ou pour une autre raison plus profonde. Il finit par hausser les épaules avec désinvoltures, peu lui importait au fond. Il prit la pinte qu'il huma avec délice. L'odeur ne lui était pas familière mais l'apaisait étrangement. 


 Alors qu'il allait la porter à ses lèvres, il s'arrêta doucement pour trinquer avec l'ombre d'un petit garçon pas comme les autres.


A ceux qui se ressemblent.


...............


 Imire s'activait en cuisine. Tout devait être parfait pour ce soir. Rien ne devrait entraver le service de quelque manière que ce fût. Il virevoltait d'un coin à l'autre avec maîtrise et rapidité ; vérifiant les fours, le garde-manger, s'assurant que de la place était faite pour les provisions qui ne tarderaient pas à arriver. Il se savait le garant de la taverne en l'absence de sa mère et des autres employés dispersés aux quatre coins de Xhevahire. 


 Alors qu'il passait en revue l'ensemble des ustensiles de cuisine, il entendit des éclats de voix venir de la salle commune. Il se redressa et poussa un lourd soupir.


Sibabaï

 Se postant dans un coin d'ombre d'où il pouvait voir l'ensemble de la grande salle, Imire se mit à observer d'un air vaguement dégoûté l'arrivée fracassante de son grand frère. Celui-ci se tenait sur le pas de la porte, il ne faisait décidément pas ses seize ans, se dit Imire avec aigreur.


 Il était grand et très large d'épaules, effet renforcé par la chemise d'uniforme de l'école qu'il portait légèrement ouvert et qui le serrait avantageusement. Ses longues jambes, qu'il avait musclées, étaient moulées par le pantalon réglementaire des aspirants. Il avait vraiment fière allure, pourtant, ce n'est pas sa carrure qui le vieillissait le plus. Ce qui le distinguait vraiment de ses paires, c'était son visage.


 A peine sorti de l'enfance, Sibabaï avait déjà du poil au menton, rien ne le rendait plus fière que le chaume qu'il entretenait religieusement depuis ses quatorze ans. Ses traits auraient pu être qualifiés de réguliers si l'on exceptait son nez tordu, cassé plus d'une fois. Son regard bleu pouvait se faire tour à tour provocant, tranquille ou meurtrier. C'était ce dernier dont il gratifiait le nouveau client d'Imire.


— T'es pas d'ici toi, commença-t'il en détaillant la tenu du jeune garçon. On n'accepte pas les mendiants ici, les rats de Balte n'ont rien à grignoter à Det. Et surtout pas chez moi.

 Sa voix, bien que grave, avait un léger écho d'une pierre qu'on aiguise. Ce son désagréable teintait sa voix depuis qu'il avait reçu un fer à cheval au cou. Il avait survécu de justesse et restait marqué à jamais. Imire ne l'avait pas plaint : c'est lui qui avait été originalement visé.


— J'ai payé ma nourriture Detoi, répondit calmement le baltoi toujours attablé.


 Il n'ajouta rien d'autre, finit tranquillement sa pinte avec un délice non dissimulé, puis se leva et amorça sa sortie sans se presser. Il fut néanmoins  stoppé par la présence menaçante de Sibabaï.


— Et avec quoi ? demanda-t-il en s'approchant sinueusement vers son opposant et en le toisant de toute sa hauteur. On n'accepte pas les clous.


 Le baltoi sentait, pouvait sentir l'haleine légèrement avinée du crétin. Il le fixa sans bouger d'un cil, montrer ne serait-ce qu'un soupçon de faiblesse serait dangereux. Il était réaliste et se savait moins fort physiquement que le Detoi. Ne serait-ce que son uniforme, qui indiquait un entraînement militaire certain, dissuadait toutes formes d'attaques. Cela, sans compter les muscles noueux que l'idiot exhibait. Pour autant, reculer ne servirait à rien, pas face à ce genre de bonhomme. Il se contenta donc de le fixer lui aussi, les mâchoires serrées et le regard mauvais.


 Imire, toujours dans l'ombre, observait la petite scène tranquillement, les sourcils légèrement haussés. S'il n'était absolument pas surpris par l'agressivité de son frère, la réaction de son « rat » l'étonnait, elle, beaucoup plus. Rares étaient les garçons, et même certains adultes, à tenir tête à Sibabaï, surtout quand celui-ci prenait ses airs de gros bras. Imire se fit brièvement la réflexion qu'il appréciait décidément le balte. 


 Il voyait déjà sa prochaine gravure : l'ours et le rat. L'ours relevé sur ses pattes arrière, l'air furieux, les pattes relevées avec des griffes seyantes. Enragé, il ouvrait largement sa gueule découvrant de larges crocs d'où se perdait un filet de bave. Son regard fou se fixait sur une petite bête à ses pieds : un petit rat. Lui aussi s'était redressé sur ses pattes arrières mais ses mains étaient calmement posées sur son petit ventre. Ses yeux, relevés sur la grosse bête, ne témoignait aucune peur mais un léger air de réprimande plutôt. 


 Le bruit sourd d'une chaise tombante le fit sortir de sa transe. La moue aux lèvres, il se fit la réflexion qu'un rat, même courageux, ne pouvait faire le poids contre un ours. Aussi avant que les deux belligérants n'en viennent aux mains, il intervint :


— Il a payé Sib, dit-il en sortant de l'ombre, et en bon burguen si tu veux tout savoir.

 Sibabaï, bien que surpris par l'intervention de son frère ne changea pas d'attitude, décidé à ne pas passer pour un couard. Il répondit donc à son frère sans même lui  lancer un regard.


— Laisse-moi gérer la vermine Imi, c'est pas ton problème.


— Mais justement, c'est le mien, rétorqua très calmement l'enfant en redressant la chaise qui était tombée. Je gère la taverne en l'absence de maman, tu t'en souviens non ? En plus souvient toi de la dernière fois que tu t'es battu, père était là d'ailleurs.


 Une brève expression de culpabilité passa sur le visage de l'adolescent qui fit passer son index sur l'arête plus très nette de son nez. Il finit par se le tordre d'un geste machinal avant de prendre une grande inspiration et de se retourner, les poings serrés contre ses flancs. 


 Le baltoi, qui avait suivi la discussion avec la plus grande des attentions, attendit que son opposant se soit éloigné en direction des escaliers avant de pouvoir se détendre. 


Drôle de famille.


— Si un jour, par mégarde tu venais à t'égarer à Balte, dit-il à son nouvel ami, n'hésite pas à demander Cob le jeune. Je te montrerais l'hospitalité du sud du Joyau.


 Il salua le petit et sortit d'un pas digne de la taverne, le sourire aux lèvres. Imire n'attendit que quelques secondes avant de plonger sur la porte d'entrée.

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