Chapitre 38 : Nous étions tous anéantis

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En Guyane, aux alentours de février-mars, il se passe un curieux phénomène appelé « petit été » guyanais. En pleine saison des pluies, il fait sec durant une semaine, voire quinze jours. C’est une des périodes favorites de chasse en forêt.

Pourtant, tout début février 1971, je retrouvai mon filleul à Cayenne, dans la famille d’Albert. Il avait atterri en provenance de Maripasoula quelques heures auparavant. J’avais dû insister un peu pour qu’ils interrompent leur chasse et me ramènent Robert junior. Dans quelques jours allait se dérouler l’anniversaire des cinquante ans de sa mère, Josiane, et il n’était pas imaginable que ses deux fils ne soient pas à ses côtés lors de cette fête. En effet, j’avais promis à Paulo que son aîné serait présent. Cela n’avait pas été simple pour ce jeune homme de quitter ses nouveaux amis et ce qu’il considérait désormais comme sa place. Toutefois, une fois passée la déception d’abandonner la chasse quelques semaines, l’idée de revoir son petit frère et ses parents l’enchantait. Finalement, il était là, devant moi. Il avait sacrément changé en quelques mois. Il était devenu un homme.

Il me serra dans ses bras qui étaient devenus forts et musclés. Pour un peu, il me faisait décoller du sol.

  • Eh ben, du calme, jeune homme !
  • Parrain, je suis content de te revoir !
  • Laisse-moi te regarder, lui dis-je en me reculant. J’ai l’impression que la forêt amazonienne t’a plutôt réussi, dis-donc.
  • Ça a été un peu difficile au début, convint-il, mais je me suis accroché. J’ai serré les dents.
  • Tu es devenu l’un des leurs on dirait, en admirant au passage son chapeau en peau d’alligator.
  • Oui, t’as vu ça ? Je l’ai réalisé avec le premier que j’ai tué. Bon faut pas regarder les coutures de trop près, mais il est beau non ?
  • Magnifique, oui !
  • Tu sais, en fait je suis content de retourner à Aix.
  • Voir tes parents ?
  • Oui, voir mes parents et Alain. Profiter aussi d’un temps sec, sans pluie pendant quelques semaines…
  • Tu vas voir que le climat tropical humide va te manquer, fis-je en riant.
  • C’est possible, surtout qu’il pourrait bien faire très froid là-bas…
  • On va perdre au moins quinze degrés, c’est certain ! Mais c’est quand même le sud de la France, t’en fais pas Robert.


Le lendemain, nous décollâmes en direction de Fort de France, puis Paris, à bord d’un Boeing 747, ceux avec deux étages sur l’avant. Il s’agissait d’un énorme avion, pouvant emporter plus de 400 passagers sur plus de 12 000 kilomètres de vol. Les sièges étaient incroyablement confortables et sentaient encore le neuf quand nous nous y installâmes.

J’avais eu la chance de faire connaissance avec le nouveau directeur de l’aéroport de Cayenne, à qui j’avais fait visiter le CSG. Il avait pu nous procurer deux places en « business class » au prix de la classe économique. Nous ne boudâmes pas notre plaisir.

Je découvris, dans la presse disponible gratuitement à bord, ce qui se passait en Irlande : après la mort d’un soldat britannique le 6 février, tué par une rafale de mitraillette lors d’une émeute à Belfast, des affrontements violents avaient éclaté entre catholiques et protestants, faisant de nombreux morts et blessés. On ne le savait pas encore à ce moment-là, mais ces violences allaient durer des décennies. J’eus également la surprise d’apprendre que la Suisse venait tout juste d’accorder le droit de vote aux femmes, par un vote des hommes avec une majorité seulement des deux tiers. Un tiers des hommes suisses avait voté contre ce droit qui me semblait tellement évident. Je n’en revenais pas. Je tombai ensuite sur un reportage au Chili, pays dans lequel le gouvernement de gauche, dirigé par un certain Salvador Allende, nationalisait les banques ainsi que les mines, et redistribuait une grande partie de des terres agricoles. Moins réjouissant, un coup d’état avait eu lieu en Ouganda fin janvier et un général, qui allait devenir célèbre plus tard par sa cruauté, y avait imposé une dictature sanglante. Les nouvelles du monde, toujours aussi édifiantes…



Après un vol d’un peu plus de deux heures, nous nous posâmes pour une courte escale en Martinique avant de repartir pour Paris-Orly. Mon filleul dormit quasiment toute la seconde partie du vol, ne se réveillant que pour les repas.

Arrivés à Orly, nous sautâmes dans la navette Air-France pour le centre de la capitale. Quelques stations de métro plus tard, nous étions dans le Mistral, direction Marseille. Je savais que le trajet allait être long et j’avais pris sur moi de nous réserver deux billets de première classe. Moins de dix heures après avoir atterri en France, nous nous retrouvâmes dans la gare de Marseille-Saint-Charles, où nous attendaient Paulo, Josiane et Alain.

Les retrouvailles entre Robert et sa famille furent pleines d’émotion. Josiane ne lâchait plus son fils, comme une mère louve retrouvant son petit.

Robert junior passa la soirée à raconter aux siens la vie dans la jungle, les animaux qu’il avait vus, qu’il avait chassés. Il était intarissable. Son petit frère le regardait avec de grands yeux admiratifs. Sa mère, elle, ne pouvait pas s’empêcher de frémir à l’idée de toutes ces bêtes sauvages qui pouvaient s’en prendre à son garçon. Paulo, fidèle à lui-même, restant discret, ne pouvait toutefois cacher sa fierté devant son fils devenu homme.



Le lendemain, je retrouvai Marie à Marseille, où elle était venue avec son frère. Cela faisait des années que je n’avais pas revu Jean-Paul et les retrouvailles furent aussi l’occasion de belles émotions. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre pour de longues embrassades. Entre la Patrouille de France et Kourou, nous avions tellement de choses à partager, même si Marie avait fait le lien entre nous deux, durant tout ce temps-là.

  • Quand je pense que tu avais été presque dégouté d’apprendre son homosexualité, Robert, me taquina Marie plus tard.
  • Oui, je sais, j’étais très con à l’époque.
  • Juste un peu coincé et pas très ouvert, insista-t-elle.
  • Je sais, je sais… Ça me semble tellement loin, tout ça. Il me paraît tellement différent de moi, le Robert de l’époque.
  • Oh oui, tu as bien changé, mon chéri, me confirma-t-elle en m’embrassant tendrement. Heureusement…

Paulo avait fait les choses en grand pour les cinquante ans de son épouse : il avait organisé un méchoui géant et avait invité tous ses amis d’enfance, ainsi que tous les anciens membres de l’équipe de Véronique — sauf Maurice et Jules bien sûr ainsi que Gérard, qui assurait la permanence à Kourou, en mon absence — dans une grande salle des fêtes, décorée pour l’occasion. J’avais préparé un petit discours pour l’occasion, plein de tendresse, pour tous ceux qui m’avaient accompagné depuis le début dans cette aventure, et tout particulièrement pour Paulo et Josiane. Mon filleul prit le relais et impressionna l’auditoire avec ses récits de chasse, faisant à nouveau frémir sa mère au passage. Paulo, comme à son habitude, sobre et réservé, prononça juste quelques mots, avant de serrer sa femme, toute émue, dans ses bras. Bien vite, la soirée devint plus festive, moins conventionnelle, plus animée et avinée.

Un orchestre fit danser tout ce petit monde jusqu’au bout de la nuit. Je passai la soirée à alterner les danses avec Marie et les échanges avec Paulo, mon beau-frère ainsi que les anciens membres de mon équipe. J’avais l’impression de me retrouver comme au bon vieux temps de Vernon.

Assez tôt dans la soirée, Marie partit finalement se coucher, un début de migraine sans doute lié à quelque excès de boisson. Je restai à discuter avec mes deux amis et Werner jusque tard dans la nuit. Je leur racontai la création du Centre Spatial Guyanais, les déboires d’Europa ainsi que les réussites de Diamant. Nous nous rappelâmes collectivement les grands moments de Véronique, depuis les tous premiers débuts et les premiers trois mètres, Le Cardonnet et le fameux filoguidage, la visite du Général de Gaule à Hammaguir, le tir à l’automitrailleuse sur la fusée qui fuyait, que de souvenirs…

Paulo et Jean-Paul me manquaient. Cette époque de Véronique avait été une très belle période de ma vie, avec des joies et des déceptions, mais quelle ambiance ! Quelles belles amitiés à ce moment-là ! Le CSG était d’une autre dimension, moins familiale, et Kourou était tellement loin de la métropole. C’était bon de les retrouver, vraiment très bon…



Quelques jours plus tard, il fallut tous les quitter à regret. Le prochain tir de Diamant B devait avoir lieu mi-avril, or, il y avait toujours des préparatifs de dernières minutes et des vérifications ultimes à réaliser. Je ne pouvais pas laisser Gérard seul avec ces responsabilités. De plus, mon filleul avait, lui aussi, hâte de retrouver l’humidité de la forêt amazonienne. Ce fut un réel déchirement pour Josiane de voir partir son fils, une nouvelle fois, vers des dangers qu’elle pressentait terribles. Elle me fit promettre de veiller sur la chair de sa chair, ce que je fis bien sûr, tout en sachant que je ne maîtriserai pas grand-chose de la vie de mon filleul, une fois qu’il serait parti dans la jungle et que je serai de retour à Kourou.

Arrivé à Cayenne, je laissai donc Robert junior aux bons soins d’Albert et de son frère en attendant le départ prochain des chasseurs pour Maripasoula. Une fois mon filleul entre de bonnes mains, je filai au CSG, finalement heureux de retrouver mes fusées et en particulier cette magnifique Diamant B, qui dressait ses presque vingt-quatre mètres, fièrement vers le ciel. L’assemblage était presque terminé, il ne restait plus qu’à installer le satellite Tournesol et à faire les pleins. Préalablement au lancement, de multiples vérifications s’avéraient nécessaires avant de donner le top du lancement, prévu quelques semaines plus tard.

L’hiver guyanais de 1971 qui touchait à sa fin était exceptionnellement froid avec une température moyenne inférieure de 1°C aux moyennes de la même période. Il faisait quand même presque 25°C, donc, quand on dit froid en Guyane, c’est toujours relatif.

Le jour dit, le 15 avril 1971, à l’heure dite, le compte à rebours fut lancé pour le septième vol de Diamant et le troisième d’une fusée Diamant-B. Tout se déroula comme prévu, et ce lancement fut un beau succès. Le satellite Tournesol, premier de la série D-2, une nouvelle série équipée pour la première fois dans les satellites français d’un système de contrôle d’altitude actif avec des micro-propulseurs, était destiné à détecter l’hydrogène présent dans la voute céleste.

Les Russes comme les Américains ne jouaient pas dans la même cour que nous. Alors que nous placions des objets de moins de cent kilos en orbite terrestre basse, toutefois avec nos propres lanceurs, les deux superpuissances allaient soit sur la Lune pour les USA, soit pour l’URSS lançaient une station spatiale habitée, Saliout-1, le 19 avril 1971. Celle-ci allait permettre la vie de trois cosmonautes et serait ravitaillée par des vaisseaux Soyouz qui viendraient s’arrimer sur la station. Un exploit absolument incroyable ! Sur la lune en juillet, la mission américaine Apollo-15 utilisa un rover pour étendre le domaine d’exploration sur notre satellite naturel. On avait l’impression que chaque mission de ces deux pays faisait faire des pas de géant dans le domaine de la conquête spatiale.



Début juillet, le monde de la musique fut cruellement frappé avec le décès de Jim Morrison, chanteur du fameux groupe The Doors et, trois jours plus tard, par la mort de l’immense trompettiste de jazz, Louis Armstrong. C’est toujours un drame lorsque de tels artistes disparaissent. Heureusement qu’ils nous laissent leur œuvre à entendre et écouter encore.

Début août, je repris l’avion pour Paris, afin de retrouver Marie pour des vacances à deux. Nous devions nous retrouver à Paris avant d’aller passer un mois à Ouessant afin d’y commencer les travaux de rénovation de la maison. Durant le vol, je découvris que la presse ne parlait que du conflit nord-irlandais. En effet, courant juillet plus d’une centaine de suspects avaient été arrêtés par la police et l’armée à Belfast. La province d’Irlande du Nord était quasiment en état de guerre. L’armée britannique interpela en août près de trois-cent-cinquante personnes supplémentaires et les interna dans des camps improvisés, sans le moindre procès. On ne comptait plus les civils tués à Belfast, dans les quartiers catholiques.

Le second gros titre concernait les annonces d’effondrement du système monétaire international, basé sur les accords de Bretton Woods en 1944. À l’époque, toutes les monnaies étaient adossées sur une réserve en or. Le 15 août, le président des USA annonça la fin de la convertibilité du dollar en or. Le choc sur les marchés financiers, et en particulier sur le marché pétrolier, fut particulièrement violent. Les Américains allaient faire tourner la planche à billets… Pour le moment, personne ne voyait vraiment quel pouvait en être l‘impact sur le citoyen lambda. Les années suivantes allaient bientôt nous le faire ressentir.



Ces deux événements alimentèrent les conversations entre Marie et moi. Je m’inquiétais aussi de ses maux de tête, qui me semblait-il, devenaient de plus en plus fréquents, surtout en soirée. Elle avait à chaque fois des paroles rassurantes, me parlant de difficultés liées à sa pré-ménopause ou des effets de la poussière dégagée lors des travaux. Devant son ton catégorique, je n’insistai pas.

Elle me fit une surprise, en nous faisant faire un crochet par Saint Laurent des Eaux, sur le trajet entre Paris et Ouessant. Elle voulait me faire visiter cette unité de production d’électricité qu’elle avait contribué à construire. J’étais enthousiaste, j’allais enfin visiter une de ces fameuses centrales nucléaires. Elle connaissait pas mal de monde sur place et m’avait organisé une visite VIP, avec projection de diapositives en préalable, pour que je sache ce que j’allais voir. Les dimensions du réacteur étaient impressionnantes. Je suis monté sur la dalle du réacteur, avec juste une blouse, des sur-bottes et des gants par-dessus mes vêtements. De là-haut, au travers des verrières, on voyait loin tout autour. On pouvait remarquer la sœur jumelle qui allait démarrer dans les semaines suivantes, mais aussi, au loin, les toits pointus et noirs du château de Chambord dépassant de la forêt de Sologne. J’ai été également impressionné par ces deux turbines terminées chacune par un alternateur fournissant 225 mégawatts. Quelle impression fantastique ! Cela devait correspondre, en gros à l’électricité nécessaire pour la ville de Paris. Dire que j’avais pu marcher sur la dalle du réacteur délivrant cette puissance… Les barreaux d’uranium avaient été sous mes pieds. Vraiment une expérience extraordinaire !

Une fois sur notre île, nous terminâmes cet été-là la rénovation du rez-de-chaussée, aidés de temps en temps par notre voisin Vincent. Nous allions enfin avoir une maison habitable et pourrions cesser d’y faire du camping. Il ne restait finalement plus que l’étage à aménager.

Après la mise en orbite réussie du satellite Prospero X-3 par un lanceur national, le Royaume-Uni devint le sixième pays à mettre en orbite un satellite par ses propres moyens. Il rejoignit ainsi l’URSS, les USA, la France, le Japon et la Chine au rang des nations spatiales. Ce fut le seul lancement britannique en totale autonomie.



Novembre arriva avec le premier tir prévu de la fusée Europa-2 de la base de Kourou. Elle était encore plus impressionnante que Diamant-B avec ses plus de trente mètres de haut. Le top lancement fut donné. Tout se passait bien, la fusée commençait son ascension vers le ciel guyanais puis, au bout de deux minutes et trente secondes, le moteur du premier étage, le fameux Blue Streak anglais, s’arrêta. La fusée bascula et tout disparu dans une gigantesque explosion. Les morceaux de l’ensemble finirent dans l’océan Atlantique. Tout le monde était catastrophé. Même si ce projet, mal emmanché depuis le début, était vraiment bancal, nous voulions tout de même y croire…

Comme pour nous donner du baume au cœur, Russes et Américains continuaient leur course, plus fort, plus loin, tous les deux. En novembre, les USA placèrent la sonde Mariner-9 en orbite autour de Mars. À peine quatre semaines plus tard, la sonde soviétique Mars-3 se posa sur Mars. Toutefois, elle s’éteignit quelques secondes après confirmation du succès. Mars, Vénus, bientôt, on irait sans doute plus loin que les frontières du système solaire. La conquête spatiale n’avait visiblement plus de limite.

L’enthousiasme que nous avions ressenti avec les exploits des deux grandes nations spatiales fut douché brutalement le 5 décembre. Lors du lancement, le huitième, d’une fusée Diamant avec pour objectif de placer en orbite polaire un satellite du même genre que Tournesol en avril de la même année, le deuxième étage explosa, détruisant également le satellite Polaire. L’année se terminait vraiment mal pour nous avec ces deux échecs successifs.

Cette fois-ci, toutes nos projections s’effondraient. Même Diamant, qui nous semblait une valeur sûre, fiable, un produit 100% français, subissait un échec. Nous étions tous anéantis.

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