Chapitre 8 : … elle était jeune…

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Finalement, il ne fallut que trois jours pour tout emballer, deux jours pour le trajet en train avec deux wagons pour le matériel et un réservé au personnel. L’installation au Cardonnet prit un peu plus de temps. Nous espérions y rester plus qu’à Vernon. Il fallait que nous avancions rapidement avant d’être engloutis par un projet spatial européen qui ne manquerait pas d’arriver suite à la déclaration de Robert Schumann : celui-ci avait proposé à la RFA[1] la mise en place d’une Communauté Economique du Charbon et de l’Acier. Le but était de créer des liens suffisamment étroits entre pays européens pour qu’une nouvelle guerre soit impossible. Le domaine spatial serait bien intégré là-dedans un jour. Ce n’était sans doute qu’une question de temps mais pas notre souci du moment.

Le travail reprit de plus belle. Il s’agissait de préparer un tir auquel serait conviée toute la presse. Il ne fallait pas le rater, Véronique 3 devait être un succès. La pérennité de notre projet allait se jouer à cet instant précis. Nous refîmes nos calculs, encore une fois, les vérifiâmes à nouveau, et encore. Nous avions commencé la construction des Véronique 2 et 3 en même temps. Il s’agissait donc de la sœur jumelle de celle qui avait montré ses capacités, qui allait être lancée devant le monde entier. Entre temps, le gouvernement avait changé deux fois, mais lui, notre tutelle, était resté le même. Le président du Conseil[1] du moment était l’ancien ministre de la Défense avec qui j’avais eu affaire au lancement du projet. J’appelai notre autorité pour lui dire que nous étions prêts :

  • Monsieur le Ministre, ça y est Véronique 3 est prête à être présentée à la presse et à s’envoler devant eux.
  • Bien, je regarde mon agenda… Le 12 septembre, c’est possible pour vous ?
  • Nous serons prêts quand vous voulez, la fusée est d’ores et déjà opérationnelle.
  • Il nous faut le temps de prévenir la presse, y compris étrangère. Je vais en parler avec le ministre de l’information.
  • Vous pensez qu’on pourrait aussi inviter Monsieur le Président du Conseil ? Il était ministre de la défense au début du projet, peut-être serait-il intéressé de voir Véronique s’envoler ?

Il fallait que je sois sacrément sûr de moi pour proposer une chose pareille, mais une fois qu’on a été jeté dans le grand bain, il faut nager, non ?

  • Je vais voir, Robert, mais ça n’est pas certain que cela colle avec son emploi du temps…
  • Merci, Monsieur le Ministre, tenez-moi au courant.

Finalement, notre Président du conseil ne vint pas. Il y avait toutefois notre ministre de la Défense nationale, celui de l’Information, le préfet, les députés et sénateurs de l’Hérault, tous les maires et conseillers municipaux autour du Cardonnet et l’ensemble de la presse. Nos camarades allemands étaient aussi présents. Ils étaient venus accompagnés de leurs familles. Maryse, notre comptable, avait fait les choses en grand en commandant les victuailles pour le buffet. C’est sans doute en partie ce qui avait attiré tant d’élus et de notables…

Nous avions prévu des gradins, sans toiture, inutile en raison du temps clément annoncé. Il fallut d’abord montrer la fusée à la presse. Elle fut vraiment mitraillée, notre Véro, sous toutes ses coutures. Le service du contre-espionnage avait analysé les profils des journalistes étrangers pour éviter toute présence d’espion parmi eux. Nous étions sereins, enfin nous donnions l’impression de l’être, mais, en réalité, nous étions tous dans nos petits souliers. Seulement, nous ne le montrions pas. Tout le monde prit place dans les gradins. Nous fîmes les derniers préparatifs pendant que le ministre faisait un discours, forcément un peu trop long :

  • Blablabla, prestige de la France.../… blablabla, rayonnement de la France jusque dans l’espace - fallait oser celle-ci -, blablabla, grandeur de la France…. etc.

Après de copieux applaudissements, il se tourna vers moi en me disant :

  • Quand vous voulez…

Je regardai Gérard pour qu’il me fasse signe que tout était bon côté réglages électroniques, puis Jules et Georges pour la partie carburant. Tous les feux étant au vert, je donnai donc le top à Paulo, pour lancer le compte à rebours :

  • 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, mise à feu !

Tout le monde se boucha les oreilles à cause du vacarme et fut absorbé par le nuage de fumée dû à la combustion du kérosène dans l’acide nitrique, principalement de la vapeur d’eau, sans le moindre danger. Notre beauté orange s’éleva dans les cieux, en tournant lentement sur elle-même. Elle s’éleva tout droit et au bout de 6-7 secondes, la combustion s’arrêta. Ce n’était plus qu’un point dans le ciel. Les instruments nous indiquèrent qu’elle avait bien atteint les deux kilomètres d’altitude, avec quelques centaines de mètres en plus.

Les applaudissements crépitèrent et on entendit les journalistes des différentes radios faire leurs commentaires en direct, dans un brouhaha indescriptible.

Tout s’était bien passé, Nous étions heureux (et aussi soulagés).

Il y eut un mouvement général vers le buffet. Le champagne coulait à flots et les petits fours avaient été approvisionnés pour nourrir tout un régiment. Je retrouvais Marie qui avait pu se libérer et qui était dans le public. Elle battait des mains, presque comme un enfant et rayonnait de fierté. Elle se jeta littéralement dans mes bras en me disant « Bravo ». Voilà les félicitations qui comptaient vraiment pour moi. Nous nous embrassâmes, sans un regard pour les quelques journalistes qui avaient immortalisé l’instant sur leur pellicule. Nous n’étions pas des personnages publics et nos petites vies n’intéresseraient sûrement pas la presse. J’attrapais un photographe et lui demandais de m’envoyer un exemplaire de cette prise de vue. Ça nous ferait un souvenir.

La fête battait encore son plein quand nous nous éclipsâmes discrètement pour aller rejoindre la petite maison que j’avais trouvé dans la garrigue. La soirée et la nuit furent le couronnement de cette journée parfaite.

Le lendemain, après avoir ramené Marie à la gare pour son train vers Paris (elle allait faire le trajet de retour dans le même wagon que nos spécialistes allemands des moteurs et leurs familles), je me rendis à mon bureau au Cardonnet. Là, un drame se jouait. Jules s’était enfermé dans les toilettes et Paulo tapait dans la porte avec ses poings et ses pieds en hurlant :

  • Sors de là espèce de salaud, je vais te montrer ce que ça fait, connard !
  • Mais qu’est-ce qui se passe ici ? demandai-je aux autres.

Pas un n’osait s’approcher de Paulo. Quand il était en furie comme ça, la prudence était effectivement de mise. Personne n’était à l’abri de ses mains larges, même par inadvertance. Il avait de longs bras, Paulo. Georges m’expliqua qu’à son arrivée, Josiane, une des deux chimistes était déjà là, en pleurs. Elle n’avait rien voulu lui dire. Elle avait fini par se confier à Paulo qui était rentré dans une rage folle contre Jules. Moi qui pensais avoir tout réglé avec le départ de Maurice... Ça n’était donc jamais fini les emmerdements avec la gestion d’une équipe ?

Très prudemment - un mauvais coup était si vite arrivé – je m’approchai de mon ami et tentai de le calmer :

  • Paulo, calme-toi. On va s’expliquer sans crier, tu veux bien ?
  • Non, je me calme pas, si tu savais ce qu’il a fait cet espèce de fumier…
  • Justement c’est ça que je voudrais savoir, pourquoi tu es en colère ?
  • C’est vraiment un pauvre type !
  • Peut-être, mais dis-moi au moins pourquoi ?
  • Il a essayé de violer Josiane hier soir, après le pot.
  • Quoi ? Tu es sérieux ?
  • Évidemment que je suis sérieux, tu crois qu’on dit des trucs comme ça pour rigoler ?

J’avais bien besoin d’un truc pareil, alors que l’avenir s’annonçait plutôt simple et radieux… Maintenant, il y avait « ça ». Merde, ça ne s’arrêterait donc jamais ?

  • Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais j’ai du mal à y croire.
  • Ben n’empêche que c’est vrai !
  • Je vais m’en occuper. Va plutôt tenir compagnie à Josiane. Défoncer la porte des toilettes et tabasser Jules ne règlera rien.
  • Peut-être mais ça me fera du bien. Je ne supporte pas les types comme ça.
  • Va voir Josiane, Paulo, s’il te plait… Les autres, retournez travailler !

Tout le monde se dispersa et me laissa seul dans les toilettes avec la porte verrouillée entre Jules et moi.

  • Il est parti ? demanda tout doucement Jules.
  • Oui, je suis seul, c’est Robert.

Il ouvrit le loquet et la porte s’entrouvrit. Il était tout penaud.

  • Je suis désolé Robert, je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Ça fait trois mois qu’on a rompu avec Sabine, ma petite amie… Et hier soir quand j’ai vu Josiane toute jolie avec sa petite jupe, j’ai pas pu résister…
  • Elle t’avait fait des avances ?
  • Oui, enfin non, pas vraiment mais tu as vu comme sa jupe était courte hier ?

C’est vrai que si elle avait gardé ses jambes au chaud, on n’en serait peut-être pas là… Cette pensée ne fit qu’effleurer mon esprit… mais elle le fit quand même.

  • Donc elle ne t’avait pas fait d’avances ?
  • Non…
  • Alors, que s’est-il passé ?
  • Ben, quand elle partait, j’avais sans doute un peu trop bu, mais elle aussi, je pense. Je lui ai proposé de la ramener chez elle mais elle n’a pas voulu. J’ai insisté un peu mais elle ne voulait toujours pas. Alors je me suis approché d’elle, elle était tellement jolie, elle a de si belles gambettes et j’ai essayé de l’embrasser.
  • Et qu’est-ce qu’elle a fait ?
  • Elle m’a repoussé, mais c’était parce qu’elle faisait la timide. Tu penses, un officier de l’armée de l’air, un ingénieur qui s’intéresse à elle, petite chimiste, elle aurait dû être heureuse et flattée…
  • Mais tu entends ce que tu dis, Jules ?
  • Oui, je sais, mais je suis sûr qu’au fond d’elle-même, si j’avais insisté, elle aurait fini par dire oui…

Mais voilà, elle n’avait pas dit oui… Bon, tant pis pour lui. Il avait déconné, il fallait qu’il parte. De toute façon, si ce n’était pas moi qui le faisait partir, ça serait Paulo et dans un triste état. Autant gérer le truc en douceur, comme je savais le faire.

  • C’est pas possible, Jules, ça ne se fait pas. Tu vas aller dans ton bureau, m’écrire une lettre de démission sur le champ. Tu trouves le prétexte que tu veux, mais je la veux sur mon bureau dans dix minutes. Ensuite tu prends tes affaires et tu t’en vas loin, très loin. Je ne veux plus jamais avoir à faire à toi. C’est compris ?
  • Oui, Robert.

Il tourna les talons et moins de dix minutes plus tard, j’avais sa lettre sur mon bureau. Il quitta la base du Cardonnet, la tête basse. J’étais finalement assez content de la façon dont j’avais géré cette crise, sans violence… Les choses allaient reprendre leur cours normalement, maintenant qu’il avait été éjecté de l’équipe. Restait à consoler Josiane, mais elle passerait vite à autre chose, elle était jeune…

[1] RFA : République Fédérale d’Allemagne, aussi appelée Allemagne de l’Ouest après la mise en place du rideau de fer coupant ce pays en deux.

[2] Président du Conseil et chef du Gouvernement et donc du pouvoir l’exécutif. Il était choisi au sein de la majorité des députés. Durant la quatrième République, la France était un régime parlementaire. Le président n’avait que très peu de pouvoirs et était élu par le Parlement (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat) et non pas au suffrage universel comme dans la 5ème République.

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