Chapitre 2 : … même si les hommes valsaient régulièrement.

9 minutes de lecture

Le retour chez mes parents fut extraordinaire. Malgré ma promesse au ministre, je ne pus m’empêcher de leur dire à demi-mot qu’on avait pensé à moi pour une mission extraordinaire et que j’allais passer encore deux ans à l’école, l’École Supérieure d’Aéronautique cette fois-ci. Ils comprirent assez vite que je m’approchais de mon rêve. Je n’eus pas besoin de leur donner plus de précision, je vis toute la fierté pour leur deux fils dans leurs yeux. Nous avions pris des trajectoires diamétralement opposées mais semblions nous épanouir autant l’un que l’autre. Mon frère ainé, nettement plus littéraire que moi, avait déjà eu l’une de ses pièces publiée. Elle devait se monter courant 47 dans un petit théâtre lyonnais. Et moi, nettement plus scientifique – comme mon père -, j’allais parfaire ma formation pour m’approcher des étoiles.

Je ne pus passer qu’une seule soirée avec mes amis annonéens, avant la rentrée à L’École. À cette occasion, probablement saoul, je promis à Paulo que je lui trouverai du boulot avec moi et que, quoiqu'il arriverait, on ne se quitterait pas. Il m’aurait suivi au bout du monde, mon ami… Je n’oubliais pas que je lui devais la vie. J’aurais certainement encore besoin de ma « patte de lapin géante » avec les aventures qui m’attendaient.

Une nouvelle fois, je partis avec une petite valise de chez moi, retour vers la capitale. Lors de mon arrivée, à l’école, au sein de ce qui s’appelait la base aérienne 117 Paris ou la Cité de l’Air, je fus ébahi par le bâtiment moderne et imposant que j’avais devant moi. L’entrée avec les portes en verre dans lesquelles apparaissaient des nuages, de la pâte de verre Lalique je crois, était juste majestueuse. Je fus, là aussi, reçu par l’ingénieur général commandant l’école :

  • C’est donc vous le jeune homme envoyé par le ministre ?
  • Oui, mon général.
  • Bien, vous verrez, comme l’ENSTA, ici c’est une école militaire. Vous serez donc en uniforme pour les grandes occasions. Le reste du temps, nous sommes en civil, en particulier pour les cours. J’ai donné des ordres pour qu’on vous en fournisse sur la dotation de la base. Il y a quelques petits changements par rapport à votre uniforme au sein de l’ENSTA. Vous intégrez le corps des ingénieurs de l’Air maintenant.
  • Merci, mon général.
  • J’ai aussi su qu’on vous avait confirmé dans votre grade de lieutenant issu de la résistance ? Vous avez dû taper dans l’œil de quelqu’un de haut placé, mon garçon ?
  • Je ne sais pas, mon général…
  • Il semble que ce soit sur recommandation du ministre lui-même. Bravo.
  • Merci, mon général.
  • Cependant, vous allez voir, jeune homme, ça risque de ne pas être facile de vous intégrer parmi vos camarades : en effet, vous êtes déjà lieutenant alors qu’ils seront au mieux sous-lieutenant en sortant. De plus, ils sont ensemble depuis une bonne année, sans compter ceux qui se sont connus en classes préparatoires.
  • Ça ne m’inquiète pas, mon général, je m’intègre généralement assez aisément.
  • D’autre part, vous êtes le seul arrivant en début de deuxième année du cycle ingénieur, il va y avoir des questions et qui sait, des jalousies…

Bon, au moins, j'étais prévenu, ça n'allait pas forcément être très simple comme arrivée. Heureusement que j'avais prévu mon coup...

  • Je ferais ce qu’il faut pour les désamorcer, mon général…
  • Bien. En cas de problème, n’hésitez pas à venir me trouver. Ma porte vous sera toujours ouverte. L’objectif est bien que vous trouviez ici ce que vous êtes venus chercher. Enfin, vous et le ministre.
  • Merci, mon général.

Sortant de son bureau, j’allais à l’habillement où on m’avait préparé le paquetage réglementaire. Ils avaient dû récupérer mes mensurations auprès de leurs homologues de l’ENSTA. j'avais reçu des uniformes de l’armée de l’air, arborant les galons de lieutenant. J’allais porter fièrement l’emblème de l’école, la fameuse Chouette Ailée, sur mes vestes et chemises ainsi que sur la casquette. Une fois équipé, je me demandais comment allait se passer le contact avec mes collègues. Avec eux, deux années intenses s’annonçaient. La différence de grade ne m’inquiétait pas, je l’avais déjà vécue à l’ENSTA. Pour ce qui était du piston ministériel, ma foi, nous verrions bien. D’autant plus que je devais garder le silence sur le contexte de ma venue dans cette école… Puis, j’étais un peu plus âgé qu’eux, qui devaient avoir entre 21 et 24 ans.

La première journée était consacrée à l’installation. Ce fut donc ce que je fis et me mis ensuite rapidement à la recherche de mes camarades. Ils étaient dans une sorte de grande salle, en train de discuter, de fumer et de jouer au babyfoot. Je fus accueilli par un « À vos rangs, fixe ! », destiné normalement à un officier supérieur ou à un ministre. Les nouvelles allaient vite, pourtant je n’avais rien dit à qui que ce soit. Ça commençait bien…

  • Eh les gars, on se calme, je ne suis pas général, ni ministre et encore moins votre commandant. Tenez, j’ai ramené un peu de crème de châtaigne de chez moi, si vous voulez y goûter, fis-je en lançant trois fioles de la liqueur paternelle.

Généralement, cela s’avérait être une approche assez efficace pour s’intégrer dans une bande de jeunes hommes d’une vingtaine d’années, l’alcool. Une fois de plus, j’en eus la preuve avec leurs réactions :

  • Chouette, on n’avait pas encore fait les provisions d’alcool, firent-il en se saisissant des bouteilles et en les faisant passer à la ronde.
  • Alors, vous êtes d’où, mon lieutenant ? C’est quoi votre parcours avant d’arriver ici ? Pourquoi vous n’arrivez qu’en deuxième année ? Vous allez faire quoi ensuite ?
  • Holà, doucement, pas tous à la fois… Déjà, pour commencer, je m’appelle Robert, pas de « mon lieutenant » entre nous, d’accord ? Et puis on se tutoie tous ici, non ?

C’est bon, ça se passe bien. Pas de souci… Ils ont même commencé à goûter la boisson produite en famille.

  • La vache, c’est bon, ton truc.
  • Oh ouais !
  • Avec du whisky, ça va pas être dégueu.
  • Et avec du Gin aussi.
  • Bon alors, vas-y, parles nous de toi.

Je leur racontais mon histoire, mes études de chimie, l’interruption avec la guerre, la résistance, la libération d’Annonay, puis l’ENSTA mais motus sur ce que m’avait proposé le ministre, je m’y étais engagé. Je leur parlais juste du fait que j’avais toujours été passionné par l’espace depuis tout petit et donc, que j’avais besoin de parfaire mes connaissances dans certains domaines, d’où ma présence parmi eux. Étant tous plus jeunes que moi, ils avaient écouté mes récits de guerre avec admiration. D’autant plus que je n’en avais pas rajouté et même minimisé mon rôle, mettant plutôt mes compagnons d’armes en avant. Seuls deux d’entre eux avaient participé à la libération de Paris et une certaine complicité nous avait liés dès le début. L’un d’entre eux s’appelait Gérard et allait jouer un rôle important dans mon équipe plus tard.

Ils étaient tous là pour être mécaniciens aéronautique, dans l’Armée de l’Air, constructeurs, concepteurs. Certains espéraient rapidement quitter l’armée pour partir dans le civil, dans la société des Avions Marcel Dassault (anciennement Bloch) par exemple ou dans la société SNECMA de fabrication de moteurs pour l’aviation, la Société des Moteurs Renault Aviation (SMRA) et la Société Nationale de Construction (SNCM) de Moteurs d’Argenteuil, voire chez Amiot ou Morane Saulnier. Ils voulaient participer à la reconstruction de l’industrie aéronautique française.

Toutefois, une bonne moitié prévoyait de rester dans l’armée de l’Air et de consacrer leur vie à la maintenance des appareils militaires. Certains même, les plus jeunes, rêvaient de batailles dans les colonies lointaines. S’ils avaient su ce qu’étaient réellement les combats, je n’étais pas certains qu’ils auraient persisté dans ces désirs guerriers, mais je n’étais pas là pour leur faire la leçon, du haut de mes quelques années d’expérience dans la résistance. Je devais, comme me l’avait dit le directeur de l’école, « faire profil bas » et travailler. Ils s’avéraient finalement tous assez sympathiques et mon intégration se passa au mieux. Même si dès mon arrivée, j’avais été le « pistonné du ministre », je n’étais pas en concurrence avec eux, ce qui me simplifiait grandement les choses. Ils rêvaient des airs. Mes rêves allaient plus haut, beaucoup plus haut ! Les miens se situaient dans l’éther !

La première année scolaire se passa merveilleusement bien. J’étais assez heureux de retrouver les mathématiques et de me replonger dans Bernouilli, dans les calculs de résistance des matériaux. J’appris aussi que la portance des avions n’est pas créée par la surface des ailes s’appuyant sur l’air mais bien par une dépression au niveau de la face supérieure des ailes, due à la vitesse de l’avion. « La portance est une fleur qui naît de la vitesse », comme le disait le Capitaine Ferber, un des pionniers français de l’aviation, dont le nom avait été donné à l’amphithéâtre de Supaéro.

Bref, je ne découvrais que des choses passionnantes. J’avais une attitude un peu particulière vis-à-vis des cours, n’étant pas destiné à construire ni à faire la maintenance des avions proprement dits. J’emmagasinais tout, ne sachant pas à l’avance ce qui allait me servir, après, pour partir dans les étoiles. D’autre part, j’avais déjà fini un cycle ingénieur, deux même, en comptant l’ICPI terminée simultanément avec l’ENSTA, j’avais donc un, voire deux ans d’avance dans les cours théoriques comme les mathématiques ou la mécanique. Je ne manquais pas d’aider mes camarades quand ils étaient en difficultés. Ceci favorisa également mon intégration.

Je m’étais fait quelques bons copains, dont un en particulier, Jean-Paul, qui habitait vers Reims. Il avait beaucoup de mal à se faire à la mentalité parisienne. Ce chic type était vraiment devenu un ami. Il me parlait souvent de sa petite sœur, brillante radiochimiste. Grâce à lui, j’ai découvert le patin à glace sur l’étang du parc de Versailles durant cet hiver 46-47, exceptionnellement rigoureux, puisqu’aussi bien la Loire, le Rhin que la Seine avaient été complètement gelés. Le rationnement était maintenu, mais chacun des élèves, au foyer de l’école, amenait régulièrement des produits de chez lui.

Pour ce qui était des résultats scolaires, tout se passait merveilleusement bien. Dès qu’il y avait des maths, j’étais dans mon élément. Les notions nouvelles, du fait de mon avance scolaire par rapport à mes camarades, ne me posaient pas de problème particulier.

Cette année scolaire 1946-1947 passa si vite que je fus surpris d'être convoqué fin juillet par l’Ingénieur Général, directeur de Sup Aero :

  • Bonjour mon petit Robert.

Décidément tout le monde m’appelait comme ça, alors que je mesurais quand même 1 mètre 78…

  • Bonjour, mon général
  • Alors, comment s’est passée votre année ? Je n’ai entendu parler de vous qu’en bien, vous savez…
  • Merci, mon général.
  • Sauf une fois, c’était une soirée je crois, où vous avez tous été mêlés à une bagarre contre des légionnaires, c’est bien ça ? Il semble que vous ayez été dans les meneurs ?
  • Euh oui, mon général, mais ils avaient insulté l’armée de l’air.
  • Et qui a gagné ?
  • Nous, bien sûr, mon général !
  • Bien, n’en parlons plus, c’est oublié ! Vos résultats sont excellents cette année. C’est ce que je vais transmettre au ministre dès la fin de cet entretien. Vous le voyez bientôt ?
  • Le premier septembre à 14 h, comme l’année dernière.
  • Eh bien, bonnes vacances, bonne entrevue et je vous attends début septembre.
  • Merci mon général, au revoir.

Ce rendez-vous ministériel ne fut finalement qu’une formalité, même si le ministre, qui ne s’appelait plus ministre des armées, mais ministre de la Défense, avait changé deux fois depuis le précédent. Toutefois, celui-ci me demanda de réfléchir durant l’année à venir sur la composition de mon équipe de recherche. Il m’informa du transfert en cours de quelques chercheurs Allemands, anciens spécialistes des moteurs des fusées V1 et V2, du Royaume-Uni vers une petite ville de Normandie, Vernon au LRBA, le Laboratoire de Recherche Balistique et Aérodynamiques. Ils avaient un an pour apprendre le français, se familiariser avec les lieux, avant de rejoindre le reste du groupe. Pour la partie française, il me laissait une certaine marge de manœuvre mais se réservait le droit de m’imposer des noms ou des compétences ainsi que valider la composition finale de l’équipe. Il y avait une certaine continuité dans les affaires, même si les hommes valsaient régulièrement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Fred Larsen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0