Lou

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Après plus de trois heures derrière nos ordinateurs à pianoter tels de grands musiciens les connaissances que nous apportait notre professeur de civilisation anglaise, nous commencions à ressentir faim, courbatures et ennui. Il était déjà dix-sept heures et le poids d’une longue journée de labeur se faisait sentir sur mes épaules. Il arrivait même, malgré mon intérêt pour la leçon, de sentir mes yeux papillonner et se fermer à cause du faible éclairage de l’amphithéâtre. La fac était comme ma maison, j’y passais la plupart de mon temps. Je m’y sentais bien.

Dès que le professeur tourna le regard, Agathe et moi sautions sur nos trousses pour avaler discrètement les bonbons qui étaient cachés et nous goinfrer telles de grandes morfales. Nos ventres hurlaient famine depuis un bon moment déjà et nous nous étions retenues jusque-là. Je jugeais qu’il était temps de recouvrer un peu de liberté en priant que les caméras de surveillance placées un peu partout pour compromettre les actes de terrorisme, ne nous surprennent pas à faire des choses illégales. Nous risquerions, dans ce cas, de nous faire renvoyer sans pouvoir nous expliquer.

-Mince, j’ai loupé une phrase ! s’exclama mon amie tandis que le cours continuait de plus belle.

Je ne réagissais pas à ses plaintes, elle finirait par regarder mon écran de toute manière. J’étais trop sérieuse pour ne laisser passer qu’un quelconque savoir. L’histoire des dynastiques Tudor et Stuart me passionnait si bien que je me retrouvais dans ma bulle, m’imaginant vivre à ces époques lointaines. J’étais dans une sorte de transe et ces mots me permettraient de continuer à illustrer les images des histoires qui me venaient en tête.

Le cours non achevé fut interrompu subitement par l’ouverture de la porte latérale gauche. Cela arrivait régulièrement : des étudiants trop intéressés par leurs bavardages, d’autres encore qui prenaient conscience que la salle était occupée qu’une fois qu’ils eurent mis les deux pieds devant tous le monde. D’autres qui peignaient leurs ongles pendant que le cours avançait … Les exemples étaient de plus en plus nombreux au fil de l’année avançant, de même que les étudiants défaitistes qui ne venaient que pour avoir l’argent des bourses et n’ayant aucun intérêt pour le Savoir. Cette fois, c’était différent.

Ce n’était pas des étudiants crédules et bornés mais des hommes d’un certain âge, entièrement vêtus de noir et de grosses lunettes de soleil. Ils étaient cinq mais avaient tous la même stature, les mêmes traits du visage. S’en était troublant. Ils étaient chauves et la forme globale de leur portrait était dure, comme des morceaux vulgairement taillés dans de la pierre. Ils n’inspiraient pas la confiance mais plutôt une crainte telle qu’on espérait ne pas avoir affaire à eux.

Ils prirent la parole sans dire une formule de politesse, se présenter, ni même s’excuser auprès de notre professeur qui ne pouvait achever son cours comme il s’y attendait.

-Les personnes que j’appellerai sont invitées à nous suivre immédiatement, ordonna l’un d’entre eux.

Même si nos chercheurs avaient tout fait pour les rendre semblables à nous, la voix et le ton mécanique les trahissaient encore. Ils n’étaient pas des êtres humains ordinaires mais des clones, entièrement façonnés par l’ADN d’êtres déjà morts depuis longtemps. Si on venait à toucher leur peau, elle ne serait pas molle mais aussi dure que de la pierre, et froide comme de la glace. Tout cela était semblable à leur cœur et leur humanité. Car il demeurait qu’ils n’étaient pas humains malgré tout ce que l’on faisait pour les rendre ressemblant à nous.

-Mia Ladonnia, commença-t-il.

Cette première rangea ses affaires, une pointe effrayée par le mal qu’elle avait apparemment commis. Je ne comprenais pas pourquoi elle était appelée. Je ne lui avais parlé qu’une seule fois depuis le début de mes études supérieures alors que, ne connaissant personne dans mon groupe, j’avais dut monter un exposé sur un sujet qui ne m’inspirait pas. J’avais vite compris que nous n’étions pas faites pour nous entendre car elle était ennuyeuse et que les cours représentaient tout ce qu’elle avait dans la vie. J’aimais étudier mais elle, elle adorait cela comme on adorerait un dieu.

-Pose ton sac-là, lui dit le meneur, lorsqu’elle était arrivée aux pieds de l’amphithéâtre. Tu n’en auras pas besoin là où tu vas.

-Je ne comprends pas, que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une petite voix.

Elle devint toute pâle, humiliée par tant de barbarie, tandis que le clone continua son énumération :

-Marine Assedic, Louna Samira, Kenna Valoise, Mariam Martin, Wassifa Kutila, Karima Langevin, Manon Millesine. Mesdemoiselles, veuillez suivre le lieutenant Amiroff à l’extérieur.

Les jeunes filles se dépêchèrent d’obéir à leur requête. Je fus soulagée de ne pas entendre mon prénom. Mais ce soulagement fut de courte durée car je me retrouvais plus choquée et indignée que rassurée. L’un des hommes arracha violemment le voile de la tête d’une des appelées :

-T’auras sûrement pas besoin de ça non plus, commenta-t-il en le jetant sur le sol, le piétinant et crachant dessus.

L’intéressée observa le bout de tissu noir écrasé contre le sol sans dire un mot, humiliée. J’avais toujours prôné la liberté religieuse, même si je ne croyais pas au même Dieu, si bien que je pris cet acte pour moi. Avant de me laisser l’occasion de dire quoique ce soit, un des étudiants prit la parole :

-Ca va pas ? Elle ne fait rien de mal ! C’est pas bien ce que vous faîtes !

Le malfaiteur eut un sourire sur ses lèvres. Sourire qui grandissait de sadisme.

-Viens donc te joindre à elles si tu veux tant partager leurs peines, cracha-t-il.

Courageusement, Valentin ne se fit pas prier davantage. Il fit lui aussi son sac et se plaça derrière Kenna qui pleurait silencieusement.

-Voyez ce jeune homme ? continua-t-il. Qu’il vous serve d’exemple.

Tout alla ensuite très vite. Le clone sortit une seringue de sa poche dans laquelle se trouvait un liquide jaunâtre et il l’enfonça sans plus attendre dans le cou de l’intéressé. L’amphithéâtre était plongé dans le plus grand des silences et je n’avais qu’une hâte, celle de me cacher chez moi et d’oublier cet affreux spectacle qui se déroulait devant nous. Au lieu de ça, je gardais les yeux bien ouverts et j’assistais à la première exécution de toute ma vie.

Le poison fit effet au bout de quelques secondes. Valentin s’écroula de tout son long. Qui aurait imaginé qu’un si petit affront l’aurait condamné à mort ? Après cela, même les plus vaillants n’osèrent plus rien dire.

-Nous sommes l’Etat et l’Etat nous mande de ne garder que la meilleure part de la population. Veillez à vos actes si vous ne voulez pas finir comme … comme cette ordure, lâcha-t-il en regardant le corps inerte.

Un des autres gardes prit la parole et s’adressa à notre professeur :

-Ce ne sera plus la peine de venir demain. Vous serez remplacé. Il ne sert à rien de se pervertir l’esprit avec de telles idioties.

Puis, tous sortirent, plus fiers qu’ils ne l’étaient en débarquant dans cette grande pièce. Ils laissèrent derrière eux des marques que jamais plus nous n’oublierons. Il était vrai que nous assistions depuis plusieurs semaines à des faits de violences mais ils n’étaient jamais aussi catégoriques et horribles. Ils ne laissaient pas un aussi grand vide derrière eux.

Nous restâmes béats durant quelques longues minutes à nous demander ce qu’il adviendrait de nous et de nos descendants dans ce monde où si on parlait trop, si on défendait de justes causes, on risquait la mort. Même notre enseignant ne sut plus quoi ajouter. Sans doute réfléchissait-il à ce qu’engageait une retraite aussi anticipée. Une baisse des revenus jusqu’à ce qu’il n’ait plus les moyens de se payer un loyer et de la nourriture. En fait, il était voué à mourir dans l’extrême pauvreté, dans les quartiers les plus sales et malfamés du pays, où des maladies comme la peste ou la petite vérole avaient refait leur apparition et faisaient des ravages. Quand on venait y vivre, on se savait déjà aux portes de la mort, même si le chemin de la souffrance demeurait tout de même long et ennuyeux.

Défait, ce dernier reprit la parole le premier. Sa voix n’avait plus rien d’enjoué mais elle reflétait la profonde tristesse que nous avions tous dans nos cœurs :

-Rentrez chez vous. Retrouvez vos familles et dîtes leur que vous les aimez. On ne sait ce qui peut arriver demain.

Chacun se levait silencieusement. Mes membres pesaient lourds, j’eus du mal à quitter mon poste de travail sur lequel j’étais depuis si longtemps. J’ignorais quand je trouverai le courage de revenir étudier. Je savais néanmoins que quelque chose s’était fracturé aujourd’hui et que rien ne serait plus jamais comme avant.

Nous étions déjà aux abords de la salle de sport lorsqu’Agathe et moi retrouvâmes la parole.

-Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi est-on venu chercher ces filles ? Que leur reproche-t-on ? s’indigna ma meilleure amie qui avait craint d’être parmi elles.

-Je ne sais pas mais ces clones sont vraiment sans cœur et ils me fichent la chair de poule, lui répondis-je.

-Tu crois que ça a un rapport avec leur religion ? Il lui a carrément arraché son hijab, c’était humiliant pour elle. Je ne l’imaginais pas blonde d’ailleurs. Elle est vraiment jolie.

Je remontais mon écharpe devant mon nez en frissonnant. Il faisait frais malgré les aléas du réchauffement climatique. Nous étions à la fin du mois de novembre et le jour, bien que gris, avait laissé place à un ciel bleu nuit sans étoiles.

-Il faut reconnaitre que la plupart des enlevées portaient le voile mais pas toutes. Elles ont peut être fait une grosse bêtise. Ce ne serait pas si improbable que cela pour des filles si proches de l’adolescence.

-Mais enfin, reprit Agathe, tu sais que la plupart sont les meilleures de notre promo. Elles passent plus de tems à prier Allah et à étudier qu’à faire la bringue !

Je savais bien qu’elle avait raison mais je ne pouvais concevoir qu’on fasse un si grand pas en arrière en matière de liberté religieuse. Le président Winter était au pouvoir depuis trois ans maintenant. Bien que se montrant hostile face aux étrangers par ses paroles, il n’avait encore jamais pris de décision qui réfrénait les pratiques religieuses des uns et des autres. Il se trouvait néanmoins face à des problématiques nouvelles, auxquels jamais personne auparavant n’avait été confronté. Cela entrainait des décisions jamais prises auparavant.

Lorsque nous arrivâmes à notre arrêt de tram, mon amie explosa de rire en me montrant le grand panneau publicitaire interactif. Le fond jaune criard attirait l’œil mais donnait facilement mal à la tête :

-Un pantalon qui te permet de calculer ton taux d’émission de méthane ? Ils ne savent vraiment plus quoi inventer, commenta-t-elle soudain très hautaine.

-Ce n’est pas ça qui sauvera notre chère planète, souriais-je. Ils feraient mieux de créer un médicament qui te permettrait de ne plus produire d’excréments, ça nous serait plus utile !

Le tramway était presque vide à cette heure tardive. Les gens se bousculaient davantage dans le centre-ville, près des trop nombreuses boutiques où ils adoraient dépenser leur argent pour leur plaisir et leur confort. Ici ne se trouvaient que quelques étudiants qui n’avaient pas encore obtenu leur permis ou qui n’avaient, comme moi, pas les moyens de s’offrir des véhicules autorisés. Aussitôt posées sur les sièges, Agathe mit ses écouteurs et se lança à corps perdu dans son jeu de voiture. Moins passionnée par les jeux, je lançais ma musique et commençais à lire sur l’écran qu’offrait les transports en commun à tous les passagers.

Nous étions ensemble et pourtant si seules. Notre monde était pourvu de milliers d’écrans et les êtres humains ne trouvaient d’occupations en dehors d’eux que très rarement. Même lors des réunions familiales et amicales, il était bien rare de ne pas se lancer dans une partie de jeux avec des amis virtuels, ou de se mettre devant un film en faisant taire toutes les conversations qui auraient pourtant pu être intéressantes. Mais c’était devenu trop fatiguant que de créer. On préférait se laisser bercer dans la facilité et se taire au profit de stupidités que des personnages sans charisme prodiguaient et que nous écoutions tels des dieux vivants. Le pire était de participer à cette mascarade, savoir que ce n’était pas bon pour notre santé et notre bonheur, dans la construction du cerveau et même pour notre apparence physique, mais de regarder tout de même car on ne pouvait faire autrement.

Je rêvais d’avoir la vie de mes personnages car ils semblaient plus vivants, plus heureux que je ne l’avais jamais été malgré tout le confort et les possibilités que mon siècle offrait. Je désirais des aventures et du contact avec les autres. Et même une histoire d’amour à la Roméo et Juliette. Où l’amour tomberait comme une goutte de pluie, légère et imprévisible. Un regard dans la rue, un flash sur mes boucles blondes, un léger accident et paf ! Cupidon n’avait plus qu’à balancer sa satanée flèches et le bonheur n’aurait plus qu’à commencer. Au lieu de cela, on se connecter pour trouver l’homme de sa vie. Si on ne trouvait pas satisfaction assez vite, on pouvait passer commande auprès d’une organisation et dans la demi-heure, un clone correspondant à nos goûts venait assouvir nos désirs charnels et nos nombreux manques d’amour à prix très raisonnable. Cette utilisation des clones était vraiment encouragée par le gouvernement d’ailleurs car ils avaient l’avantage de ne pas pouvoir procréer. Il y avait trop de monde sur Terre mais pas assez de ressources pour que tous puissent vivre correctement. Il était vu comme un acte égoïste de tomber enceinte et, d’en plus, garder l’enfant. Le monde de demain était un monde sans l’homme créait naturellement, sans union charnelle, sans amour. Juste en quelques clics.

La ville défilait sous mes yeux et devenait peu à peu floue. Le monde était plein de couleurs, des écrans et des lumières illuminaient les grandes bâtisses grises et tristes car plus personne ne trouvait l’utilité de les entretenir. C’était beau et ça me rappelait les jours de Noël, un peu de gaieté dans ce monde de brutes et de souffrances.

Je sortis de mes pensées malgré moi lorsque le bruit autour de nous surpassa le son de ma musique. Je donnais un coup de coude dans le ventre de ma meilleure amie afin qu’elle s’y intéresse également.

-Votre identité ! ordonna sèchement un clone qui apparut derrière nous.

Seuls les clones avaient la possibilité d’être employé dans la surveillance et le contrôle des habitants car seuls eux étaient capables d’aussi bien faire ce travail.

Sans discuter davantage, nous lui tendîmes nos bras. A l’aide de sa machine, il scanna notre avant-bras intérieur. Grâce à cela, il pouvait voir notre nom, notre prénom, notre adresse, notre place dans la société, notre niveau de vie, et notre casier judiciaire complet allant de la simple infraction au plus grand des crimes.

-Votre dossier est incomplet, ronchonna-t-il. Il ne faudra pas tarder à le mettre à jour sinon vous finirez par être en fraude.

-Je ne comprends pas, me défendis-je. Que vous manque-t-il ?

-Votre religion, murmura-t-il entre ses dents.

Il continua sa tournée sans plus tarder. En face de moi, plusieurs personnes se firent tabasser. Une autre fut même poussée à l’extérieur et on lui demanda de continuer son chemin à pieds. Et le pire dans tout cela était de voir qu’il y avait tant de témoins et de ne voir personne réagir. Comme si, bien ou mal, il fallait accepter tout ce que les puissants nous dictaient.

-Je ne pense pas aller à la fac demain, avouai-je à mon amie. Mais si tu veux venir chez moi, on peut étudier un peu ensemble ?

Elle accepta sans hésiter. Agathe aimait son statut d’étudiante mais si elle pouvait ne pas y aller pour passer plus de temps derrière ses jeux vidéos, elle ne disait pas non. Nous nous quittâmes et nous embrassâmes sur les joues. Ces baisers avaient un goût différent. Avec tout ce que nous avions vu durant la journée, il était facilement concevable qu’il pourrait arriver malheur à l’une d’entre nous.

-Fais bien attention à toi, me demanda-t-elle.

Nous habitions à quelques rues de différences. Une fois rentrée chez moi, toute ma famille était déjà là. Il y avait également quelques intrus dans la maison. Deux hommes en blouse blanche, un masque sur le nez qui cachait la moitié de leur visage. Ils étaient froids comme tous les scientifiques et prenaient du sang à mon grand-père qui vivait chez nous depuis quelques mois. Pendant ce temps-là, Gabriel et Emma, mon frère et ma sœur, attendaient leur tour assis autour de la table.

Ma mère me sourit en me voyant arriver. Elle m’accueillit en élevant les bras vers moi :

-Oh Lou, ça va ? La journée a été bonne ?

Je fus moins enthousiaste en lui répondant :

-Que font-ils là ?

L’un des deux vint vers moi et répondit à la question à sa place :

-On a besoin de quelques gouttes de votre sang afin de compléter vos fiches d’identités, m’expliqua-t-il.

Il avait une voix charmante, très grave. Sans même que je ne lui tende mon bras, il le prit et préleva ce dont il avait besoin. Je grimaçais car je trouvais les piqûres toujours aussi désagréables, même après une vingtaine d’années passées à en donner.

Sûre de ne plus être dérangée, je regagnais ma chambre avant le repas. Fermant la porte, je passais devant mon bureau où était posé nombre de mes dessins pour me diriger vers la petite croix que j’avais accroché à mon mur. Je fis mon signe de croix en hoquetant quelques pleurs que j’avais coincé au fond de moi pour ne pas paraître si faible et commençai ma prière :

-Seigneur, sauve-nous du malheur qui nous attend.

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