Défenseur

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Le crépuscule tombait peu à peu sur la ville, apportant la pénombre par touches, étendant sa nappe de ténèbres piquetée de diamants au-dessus de la terre. À mesure que l’obscurité progressait, des lueurs s’allumaient aux fenêtres, dans les maisons et sur les places. Les citadins commençaient à descendre dans les rues, il y avait une fête ce soir. Il était sorti pour profiter de l’ambiance joyeuse qui s’installait. Il avait toujours aimé l’effervescence des célébrations, depuis qu’il avait commencé à voyager, peut-être parce que son enfance avait été si calme. À la réflexion, son penchant à être en perpétuelle évolution venait sûrement de l’ennui de ses premières années. Il laissa ses pensées dériver vers un autre sujet. L’introspection n’était pas son fort, et revenir sur le passé ne l’intéressait pas. Il avait prévu de quitter la ville dans quelques jours, mais la situation avec Ishtar ne progressait pas, et il ne pouvait donc s’en aller sans honorer son contrat. En un sens, il avait quelques réticences. Non pas que sa conscience eût quoi que ce soit à lui reprocher (il l’avait fait taire depuis longtemps), mais certains détails lui déplaisaient. En premier lieu, la personnalité de son commanditaire, un noble typique, imbu de lui-même et plein de morgue. Cet homme dissimulait à peine son mépris et sa condescendance lorsqu’il s’adressait au voyageur, car il croyait que sa naissance le plaçait dans une position sociale bien plus élevée. S’il savait… En second lieu, il s’était attaché à la jeune fille. Pas au point de tomber amoureux, mais il éprouverait quelques regrets après avoir fini sa mission. Elle était un peu jeune pour entamer une relation plus ou moins sérieuse, et de son côté il n’avait pas complètement joué le jeu. La preuve, il n’avait pas vraiment travaillé ses mensonges sur la fin.

Le jeune homme arriva à une place éclairée par un feu en son centre. Tout autour, des acrobates effectuaient un numéro accompagnés par des musiciens. La mélodie était entraînante, en partie parce qu’elle était très articulée, et variait en transposant régulièrement les accords en fonction des phrases musicales. Il trouvait que les airs de cette région du monde étaient plus riches qu’en Occident, car ils utilisaient davantage les quarts de tons, tandis que les pays de l’ouest la composition se limitait souvent aux demi-tons. Il aperçut, de l’autre côté de la place, un visage qui lui était familier.

Tiens, elle a pu sortir, finalement ?

Il décida de la rejoindre. Lorsqu’il arriva près d’elle, il la salua et lui demanda :

« Ton père t’a autorisée à venir ? Tu ne m’avais pas prévenu.

- Je voulais te faire la surprise, sourit-elle, tu ne m’en veux pas ?

- Non, ne t’en fais pas. Te rends-tu souvent aux occasions comme celles-ci ?

- Pas vraiment. D’habitude, je ne participe qu’aux cérémonies officielles, en raison de la position sociale de mon père. »

Le voyageur remarqua le regard réprobateur de la suivante, qui se trouvait à quelques pas de là. Il y avait également le garde du corps, un peu plus loin. Il avait un instant songé à accomplir sa mission ce soir, mais s’était ravisé. Il préférait profiter de la soirée normalement, et s’occuper de sa stratégie plus tard.

« Et si nous allions voir ce qui se passe dans les autres endroits de la ville ? suggéra la jeune fille.

- Bonne idée, approuva son ami, à quoi aimerais-tu assister ?

- Apparemment, il y a du théâtre à quelques rues d’ici. Je ne joue pas souvent les spectatrices, cela m’intéresserait de m’y rendre.

- Allons-y, alors. »

Ils passèrent ainsi la majeure partie de la soirée, se promenant dans le quartier au rythme des représentations. Puis, à un moment, elle le mena à une place un peu à l’écart, où jaillissait une fontaine. Elle fit signe à sa suivante de les laisser, et celle-ci rejoignit le garde du corps un peu plus loin. Ils se rendirent à la source et s’assirent sur le rebord de marbre du bassin. Elle hésita, puis prit la parole :

« Tu pars bientôt, n’est-ce pas ?

- Dans quelques jours. Je n’ai pas fixé de date, mais je ne compte pas m’éterniser plus d’une semaine.

- Tu es si peu resté…

- Tout de même, presque un mois. C’est inhabituel pour moi.

- Et pourtant, il me semble que tu repars si vite.

- C’est l’appel du voyage, sourit-il, impossible d’y résister.

- J’imagine que je n’aurais aucun moyen de te joindre une fois que tu auras quitté la ville.

- En effet, ne sachant pas moi-même où je vais, je peux difficilement laisser une adresse.

- Retourneras-tu ici ?

- Peut-être. »

Un silence s’ensuivit. Elle ne trouvait pas les mots pour s’exprimer, et il n’avait rien de particulier à dire. Derrière eux, le jet d’eau murmurait, et les myriades de gouttelettes jaillissantes reflétaient les joyaux du ciel. Une légère brise agitait doucement les fleurs en bordure de la place. Les échos de la fête leur parvenaient de temps en temps, concurrençant les bruits de la nuit. Il distingua un son, ténu, mais n’appartenant à aucune des deux catégories. Des pas, dans une ruelle voisine, se rapprochant. Il n’aurait pas été alerté si les personnes, car il y en avait vraisemblablement plusieurs, avaient marché normalement, et discutant comme tous les citadins en ce moment. Au contraire, elles paraissaient s’efforcer d’être discrètes. L’expérience acquise par les dangers qu’il rencontrait en voyageant l’informa que ces gens étaient légèrement armés. Il aurait bien aimé savoir quelles étaient leurs intentions, mais il n’était pas seul.

« Ishtar, n’as-tu rien entendu ?

- Non, pourquoi ?

- Nous ferions mieux d’y aller. »

Elle ne posa pas de questions malgré son étonnement, et ils se levèrent et commencèrent à partir. Une pensée assez pragmatique traversa l’esprit du voyageur :

Elle se fie à moi, et si jamais nous avons des ennuis – ce dont je suis presque sûr –, le fait que je l’aide augmentera davantage sa confiance.

Alors qu’ils n’avaient fait que quelques pas, des hommes en armes arrivèrent sur la place. La jeune fille se figea, et le jeune homme s’arrêta et mit simplement la main sur la garde de son fleuret.

Ce noble n’aurait quand même pas décidé de régler l’affaire lui-même ? Si c’est le cas, je vais le récompenser pour sa méfiance.

Il décida d’éclaircir ce point directement.

« Qui est votre commanditaire ? »

Sa question résonna un instant entre les murs de la place. Il compta rapidement les potentiels adversaires. Six. Facile. L’un d’eux, armé d’un poignard recourbé au lieu d’un cimeterre comme les autres, répondit :

« À ton avis ? Un certain noble, membre de la corporation. »

Le jeune homme soupira. Comment gérer cette situation sans qu’Ishtar ne s’aperçoive de rien ? Il n’avait en tout cas sûrement pas l’intention de la leur laisser. Le tout était de savoir s’ils avaient l’intention de révéler son double-jeu. Il se sentait agacé par cette manœuvre du noble. Ou plutôt, franchement contrarié.

« Sem, demanda Ishtar d’une petite voix, que se passe-t-il ?

- Vas-tu nous la céder ? reprit le meneur des sbires.

- Vous pouvez poursuivre votre balade onirique ailleurs. répliqua le voyageur. Autrement dit : dans vos rêves. »

Sur un signe de leur chef, les hommes de main dégainèrent leurs lames.

« Éloigne-toi un peu, Ishtar. » conseilla l’étranger.

Elle obéit, cherchant des yeux sa suivante et son garde du corps. Elle ne vit pas la première, ce qui augmenta encore son inquiétude, mais s’aperçut avec soulagement que le second accourait. Le jeune homme dégaina et se mit en garde. Il remarqua lui aussi le protecteur de la jeune fille.

Bien, il va pouvoir m’aider.

Mais alors que le garde du corps arrivait, l’un des mercenaires s’interposa et l’élimina rapidement. Ishtar cria. Le voyageur ne réagit pas mais son agacement s’accrût.

Il n’a vraiment servi à rien.

Il engagea le combat. Il essayait de n’affronter qu’un adversaire à la fois, mais ce n’était pas simple. De plus, il devait les empêcher d’atteindre la jeune fille. Celle-ci était plus ou moins tétanisée, confrontée à une situation absolument inattendue et qui l’horrifiait. Elle percevait tout ce qui l’entourait dans une sorte de brouillard flou. Les éclats de métal, l’odeur de sang, le combat inégal où le jeune combattant virevoltait d’ennemi en ennemi, esquivant la plupart des coups mais fatigant plus vite que ses adversaires ; et surtout, un peu à l’écart, le cadavre de son garde du corps. A chaque fois qu’elle le voyait, des larmes lui venaient. Elle tentait de détourner les yeux de cette vision macabre, mais son regard était comme aimanté. Pendant ce temps, le voyageur avait réussi à tuer deux hommes. Cet affrontement lui procurait une dose bienvenue d’adrénaline, et lui rappelait qu’il aimait voyager avant tout par goût du risque. Cependant, il commençait à se lasser de ce combat, car il éprouvait quelques difficultés à se débarrasser des hommes de main. Leur façon de manier les armes était inhabituelles, en particulier dans le cas de leur chef, qui ne se battait qu’avec un poignard mais était extrêmement doué. Il n’aimait pas être déstabilisé, et ces hommes avaient réussi à le faire, et donc à le mettre de mauvaise humeur. Il augmenta le rythme de ses coups. Il blessa l’un des quatre adversaires restants, mais ne put l’achever car un autre manqua de lui porter un coup fatal. Il esquiva et se vengea en l’éliminant. Alors qu’il se mesurait à un nouvel ennemi, un bruit régulier se fit entendre, se rapprochant. Une troupe de soldats.

Ce n’est pas vrai… pensa le jeune homme. Ils n’avaient quand même pas prévu des recrues ?

Un bref coup d’œil à Ishtar lui apprit qu’elle ne serait pas en mesure de fuir si l’occasion se présentait. Le nouveau groupe d’hommes armés arriva sur la place. C’étaient des gardes de la ville, des forces de l’ordre. Avec eux se trouvait la suivante, elle avait eu le réflexe salutaire de courir les prévenir avant même le début des hostilités. L’affrontement cessa immédiatement.

« Déposez vos armes ! » ordonna le capitaine de la garde.

Les combattants obéirent. Quelques soldats sortirent du rang et encadrèrent les quatre hommes de main restants. Ils laissèrent l’étranger rengainer sa lame et rejoindre Ishtar et la suivante. Une fois auprès d’elles, il demanda à la jeune fille :

« Comment te sens-tu ?

- Je ne sais pas… »

Elle sécha d’un revers de main quelques larmes qui avaient roulé sur ses joues. Elle était si touchante, et la noirceur des événements mettait en valeur sa candide innocence. Il remarqua que le capitaine venait vers eux. Le soldat les considéra un instant puis prit la parole :

« Je vais vous demander de venir également afin de clarifier la situation. »

Le voyageur voulut acquiescer mais un vertige le prit. Il s’aperçut de l’état dans lequel il se trouvait : couvert de marques de coups et d’estafilades, fatigué, mais il avait surtout une plaie importante au côté.

« Ne vous faites pas de souci, reprit le capitaine, une fois là-bas nous vous prodiguerons des soins. »

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