La Visite

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   Après-midi d’été, 12 août. Abricotée sous sa couette hivernale, décorée d’un topaz en seule fève de fortune, la pâtisserie au brunissement d’enzyme sentait les pas derrière la porte. Elle vivait chablonnée dans ses beaux draps, comme dans une boule à neige; avec les derniers entretiens d’usage quand on n’a plus sa tête. On a mis la tarte au four, sans tâter, pour savoir si elle respire encore.

La famille a mis le paquet, juste à côté du lit; pour manger à sa faim, en toute autonomie. La prochaine visite est prévue la semaine; mais de quelle décennie ? Entre la garde, l’émission favorite et les cours de tennis, on n’a pas su dire. Fiston est parti dare-dare, avec comme dernier bruit charmant le coup à sa décapotable. Feu son mari a fait sa dernière vidange tout récemment, précoce face à la mort comme en amour, ayant tenu l’unique promesse faite à l’Eglise; pour un contrat dorénavant caduc. Les compagnons d’une vie se suivent, voulait l’adage. Qui était-elle pour aller à l’encontre des proverbes ?

Alors Suzanne suivait des yeux la porte. La porte suivait des yeux Suzanne. On en était là depuis la surprise d’anniversaire, où toute une liesse était venue souhaiter les voeux à la nonagénaire; amassée, acclamant, et les drapeaux par tonnes l’accueillant sous son balcon. Ou bien c’était le Pâpe, dans l’poste.

Soir. 13 août. 23h59. La porte et elle s’affrontent en un duel lancinant, dans un western sans cavalerie. Y a quelqu’un ? Vers les rideaux fantômes flottent les cloches debussiennes, sorties du phonographe dont la musette impressionniste repose sur toute la pesanteur du lieu. La tarte aux relens de camembert offre au-dehors un froid glissant, glissant de la couette à la Meuse; où de plus anciennes tartes avant elle, et de plus anciens gâteux miellés ont donné la sueur. Dans l’impression oecouménale, d’être encore , dans un endroit, une pièce: elle suit, à défaut d’être.

Aube. 14 août. Des sons sourds montent l’escalier, en pantoufle; dans les pantoufles de Rémy, l’ex-compagnon d’une vie, sans allumer l’ampoule. Suzanne écoute, ce n’est pas la première que quelqu’un monte. Les pas se taisent sur le palier, se taisent comme une oreille posée au petit montant; s’entendent de nuit, à nouveau au réveil, au plafond; font craquer les artères dans la maison, éboulant la crasse d’une vie d’aspirateur dans l’âtre. Y a quelqu’un ? Les vases se taisent, les pas s’en vont. Personne ne daigne plus entrer la chambre. Au fond, qu’adviendrait-il une fois la porte ouverte ?

A son secours, dans l’isoloir, parfois Jésus s’arrache du crucifix, s’assied sur le fauteuil à bascule, se masse les poignets, saisit la gitane qu’elle a laissée pour lui. On va venir pour toi, rassure-t-il. Tandis la confession il répète : les gens parlent trop tôt de l’Heure; annoncent leur tour la main levée, dizaines d’années avant le glas. Pourtant demain encore le jour se lève. Et celui d’après, celui du Nouvel-an encore, celui du calendrier qui nous renvoie à nos résolutions. Il lui dit, il lui chante presque : SuzanneRegarde toujours du bon côté de la vie. Ou alors c’était dans l’poste.

Soirée. 16 août. On n’a pas assez dit qu’on a souffert des autres, par fierté de leur avoir rendu pareil. Pourtant aucun sevrage n’était plus fort que le souvenir d’emmener du Spar l’alcool à son Ivrognerie. Bouducon ! Fils d’éclusier ! Il reste là, sur la photographie, à écouter les trente-trois tours glisser; quand son vinyle de coeur lui trace par son diamant toute la rengaine d’une vie. Ensemble, ils glissent vers l’Isle Joyeuse, vers Le Clair de Lune, vers le Beau Soir.

Plus tard un descendant retournerait le cadre de sa table de chevet, pleine de crasse à chasser. Une andouille fera : c’est qui sur la photo ? Concernant le monde, c’est dans la photographie qu’ils seront à jamais.

La journée continue. Car une chose est certaine sous le catastrophisme, les jours survivent à toute averse. On va venir, Suzanne, lui rappelle Jésus sur le papier peint, en attendant pour dormir qu’elle ferme le poste. Il pense toujours aux autres, se félicite Suzanne en se faisant une croix. Cette nuit encore, elle sait, on ne la lui fait plus; elle et Rémy glissent un peu plus dans le canal de la Meuse, vers les tuyauteries.

Nuit. Le réveil s’est arrêté. Elle en est sûre, convaincue, sérieuse : on a frappé. Toc Toc ! L’ampoule éteinte, les vases toujours taiseux. Passée une pesante tergiversation elle demande : Qui est là ? La main continue sa frappe. Toc Toc Toc. Une peur la guette, mais la visite tant attendue. Elle cherche à droite, une garantie; Jésus n’a pas l’air à son aise, même si ça ne veut rien dire. Entrez ! finit-elle par annoncer. Quand le seuil est ouvert, elle sent l’haleine, vodka et pêche, un rien de tequila en coin. Bouducon ! Fils d’éclusier ! Mais v’là t’y pas que c’est l’Ivrognerie ! Rémy palpite autant, cherche ses lunettes laissée-là depuis le dernier jour, près des gitanes. Il s’assied, même sans besoin de reprendre ses esprits. Il bégaie, prononce des mots abstrus; on l’aurait dit zézéyer en égyptien, lui qu’oubliait même le prénom Suzanne. Le poste est éteint, rien ne vient gâcher l’inconfort du moment. Ta bouteille est au frais ! Elle est debout sur sa couette, à mi-défunte. Rémy continue sa pérore en une langue inconnue, lui fait des signes, trace des hiéroglyphes sur un papier, l’air paniqué. Elle n’entend rien qu’un vague allemand de campagne. Revigorée, elle l’engueule. Où t’as trouvé une langue pareille, toi qu’est même pas cap de lire un livre en flamand ! Il fait une mine désolée, continue ses mots.

Vas-y Suzanne ! lui dit soudain Jésus.

Vas-y où ? craint-elle.

Le cloué lui traduit, en fin linguiste. Depuis le début c’est Rémy qui montait les marches en pantoufle, visitait la maison. Pour qui ? craint-elle encore plus. Pour toi Suzanne, lui révèle-t-il. Ce que Rémy a trouvé au pas, il n’a pas voulu le garder pour lui; et il n’y a qu’une personne qu’il peut emmener. Elle pense : les proverbes disent toujours vrais, donc c’est logique. Doit-on téléphoner aux enfants ? De toutes ses forces, Rémy prend Suzanne dans ses bras et l’apprête à passer le seuil. Mais les enfants ? Elle connaît la réponse, il y a des mystères ne pouvant être dits qu’à ceux qu’on emmène. Elle regarde son bouducon navré, ses pantoufles désappareillées. Va falloir que j’aprenne l’Egyptien ? Elle regarde Jésus hochant, lui faisant un clin d’oeil. D’un revers du pied Rémy claque la porte, celle qui toujours était fermée.

Matin. 09h42. Les rideaux fantômatiques laissent passer le soleil sur les vases. Les fleurs fânées le sont autant que l’endormie dans ses beaux draps. En boucle, flottent les cloches debussiennes, sorties du phonographe. Fiston refait au papillon son noeud, s’apprête à sa perquisition, anxieux. Il ne sait pas, une fois les visiteurs partis, une fois à l’intérieur, littéralement, qu’il n’y a personne, la pièce est vide.

Maintenant vous savez tout sur le proverbe, pourquoi les compagnons d’une vie se suivent. Quand l’un d’eux tombe, il ne se fait pas longtemps avant qu’il rende visite à celle ou celui qui partageait sa vie.

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