Chapitre IV

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- IV -

Cette phase dépressive avait duré deux longs mois. Deux mois durant lesquels ma mère fidèle et aux petits soins, m’avait relayée pendant mes heures de travail au chevet de la malade. Deux mois durant lesquels ma vie fut mise entre parenthèses, toute dévouée que j'étais pour ma sœur. Deux mois suspendus dans le temps, sans autre but qu'un sourire espéré sur le visage de ma Sandra. Puis, grâce aux antidépresseurs et avec l'aide du psychothérapeute conseillé par nos collègues enseignants, je l'avais vue jour après jour et peu à peu, sortir de sa neurasthénie puis renouer avec la vie. La résurrection fut spectaculaire. En quelques jours, Cassandra avait basculé d'un état du "Je suis nulle" à la pensée de "Je peux tout". Sans que mes parents et moi puissions la ralentir ou même la modérer, dès sa reprise du travail elle s'était jetée à corps perdu dans un concours littéraire destiné aux CE1/CE2 "Nouvelle en primaire". Pour motiver ses troupes et peut-être aussi pour racheter sa longue absence, elle avait choisi une écriture à vingt cinq mains, le nombre d'élèves que dénombrait sa classe. C'est ainsi que boostés par une nouvelle Cassandra, traînards, rebelles et assidus s'étaient mélangés puis ajustés pour faire plaisir à "Maîtresse qui avait été drôlement malade" et lui concocter le futur "Chef-d'œuvre jeunesse".

Cette période, Cassandra l'avait vécue à cent à l'heure. Et quand je dis "cent à l'heure", c'est un euphémisme. Rien ne semblait pouvoir la raisonner et encore moins la freiner. Ma sœur, d'ordinaire plutôt calme et pondérée, s'était transformée en une véritable fusée. Les idées fusaient, les rendez-vous fusaient, les connexions fusaient. Loin du "burn-out" des semaines précédentes, Cassandra était euphorique. On aurait dit qu'elle était sous amphétamines. Elle parlait vite. Elle vivait vite. Elle faisait tout vite et bien trop vite... Tel un chef d'orchestre, elle gérait, organisait, écrivait, relisait, corrigeait, s'informait et prenait contact avec des écrivains de la région afin de mettre toutes les chances de son côté. Elle était passionnée. Son seul but était d'arriver en tête des sélections et de remporter la victoire. Enflammée pour ce projet, certes honorable mais très envahissant, ma sœur était différente de celle que j'avais toujours connue. Elle était tout feu tout flamme, électrisée, galvanisée à l'extrême. Elle en faisait trop... Beaucoup trop... Au départ, plutôt enthousiasmés par ce concours littéraire qui pouvait re dynamiser leur établissement et qui en prime, avait obtenu le soutien des élus de la Commune, les collègues finirent par voir ce trop-plein d'investissement d'un assez mauvais œil. Cassandra les exaspérait. Quant à moi, je m'inquiétais pour ma sœur. À nouveau, je pressentais que quelque chose clochait. Que quelque-chose ne tournait pas rond.

Les dates limites d'envoi des manuscrits étant spécifiées pour le 27 avril au soir dernier carat, c'est in-extremis que l'histoire achevée et reliée fut envoyée à l'initiateur du concours littéraire. L'écrit plutôt mince, puisque selon le règlement il ne pouvait dépasser vingt pages, arriva dans le top 5 du classement. Après délibération, il obtint le premier prix. Bien entendu, ma sœur était aux anges ! Elle exultait ! À la voir, la Terre ne la portait plus. Perchée sur son nuage euphorique, limite extatique, elle entreprit d'organiser une soirée destinée à récompenser les élèves investis dans la création du livre. À entendre ma sœur, elle se voyait aux prémices d'une grande et fructueuse carrière littéraire. Ce soudain et inattendu engouement artistique, m'effrayait et me laissait béate. En même temps, que pouvais-je lui dire après l'avoir vu aussi amorphe et souffrante ? Je ne pouvais qu'être heureuse de voir ma Sandra si rayonnante et si pleine de dynamisme. Et pourtant je ne l'étais pas. Spectatrice d'une sœur décomplexée et bien trop enflammée ; une sœur que je ne reconnaissais pas davantage que recroquevillée dans son lit de douleurs, j'appréhendais la suite. Je craignais qu'une nouvelle épée de Damoclès ne nous tombe sur le coin du nez. À cette période, des mots terribles et inquiétants me traversaient l'esprit. "Hystérique, maniaque, insensée, délirante". Mon cœur s'arrêtait de battre. Quelle angoisse ! Je chassais toutes ces pensées maudites qui m'assiégeaient, et si elles s'installaient, je leur déclarais la guerre pour qu'elles dégagent illico de mon crâne. Je les traitais de "Folles pensées ! " ou de "Pensées menteuses et effrayantes ! ". Je leur disais qu'elles n'avaient pas leur mot à dire ! Que bientôt, tout rentrerait dans l'ordre et qu'alors, je retrouverai ma Sandra !

Cassandra la tornade. Cassandra la bouillonnante. Cassandra l'audacieuse. Cassandra l'attachée de presse qui avait convié aux réjouissances, les parents d'élèves, les professeurs et bien entendu, papa et maman. Dans l'élan, elle avait invité quelques journalistes locaux, des élus de la Commune et de la Région, des amis proches et plusieurs écrivains locaux contactés lors de la conception du livre.

À l'approche de sa "Soirée Témoignages et Récompenses", ma sœur était une vraie pile électrique. Depuis une quinzaine de jours, ses nuits étaient courtes, pour ne pas dire inexistantes. Deux, trois... quatre heures tout au plus de pseudo sommeil, entrecoupé de réveils où elle réorganisait pour la énième fois, sa future soirée et notait des idées urgentes sur le papier. Étonnement, Cassandra ne souffrait pas du manque de sommeil. Elle disait que dormir était superflu, et que se coucher était une perte de temps. Ma superwoman de sœur aux super pouvoirs, m'étourdissait. C'est comme si ses capacités physiques, mentales et cognitives étaient décuplées. Elle débordait d'énergie. Dans ce tourbillon au féminin, fantasque et décoincée, je ne reconnaissais aucunement ma sœur. Et quand je l'interrogeais sur son état, elle me répondait qu'elle ne s'était jamais sentie aussi bien. Elle disait que tout lui semblait possible. Que tout lui paraissait facile, accessible et bon à conquérir. Elle me disait se sentir puissante et presque invincible. Que rien ne l'effrayait. Déroutée par ses réponses, je m'interrogeais. Qu'était-il arrivé à ma jumelle ? Par quel dysfonctionnement mental, la tristesse morbide des mois passés avait-elle pu la changer à ce point ? Le mot "raisonnable" semblait banni de son vocabulaire. Elle était si différente. À moi maintenant, de la voir comme une étrangère. Je vacillais. Ma tête explosait. J'avais l'impression de perdre la raison. D'avoir à mon tour, une perte de mes sens et une distorsion de mes jugements habituels. Étaient-ce l'incertitude ? La peur d'un lendemain lourd à porter et difficile à assumer qui provoquait mon dérèglement intérieur ? Étaient-ce mes luttes et mes refus systématiques face à l'étrangeté de ma sœur qui me rendaient anxieuse et embrouillaient ma réflexion ? Je ne savais plus qui de ma sœur ou de moi, avait perdu les pédales. Qui, d'elle ou de moi, glissait dans la folie. Moi ? Elle ? Toutes les deux en même temps ? Aucune des deux ? Je n'avais pas la réponse. C'était horrible. Si horrible que moi qui n'étais pas croyante, j'avais prié pour que ce cauchemar cesse au plus vite. Pour qu'il prenne fin sur-le-champ et pour que tout redevienne comme avant. Pour qu'enfin, Cassandra et moi, nous recommencions à vivre, à espérer et à apprendre. Oh par pitié... arrêtes-toi ma Sandra..., me disais-je en la regardant s'activer partout et en tous sens. Arrêtes-toi de courir aussi vite.... Arrêtes-toi un instant... Quelques jours... avant qu'il ne soit trop tard... Arrêtes-toi et puis, partons ensemble ! Partons en direction de la mer ! Partons à l'étranger ! Partons aux Seychelles ! Sur l'Antarctique ! Où tu voudras, mais partons vite ! Partons ma Sandra, car tu risques de tomber. D'encore tomber... De t'écrouler... Je t'en prie, fais attention à toi. Fais taire tous ces trucs dans ta tête qui te leurrent et te font croire que tu sais tout, que tu peux tout... Ne les écoute plus ma Sandra. Ils se jouent de toi ! S'il te plaît, réagis ! Stoppe-les ! Prends le temps de te poser, de réfléchir, de repenser à nous. Ma sœur d'amour, regarde-moi et reviens dans la réalité... dans notre vie d'avant. Concentres-toi et repars de là où ta pensée s'est égarée... De là où nous nous sommes perdues...

Derrière cette hyperactivité et ce narcissisme exagéré, je recherchais mon autre, mon double, ma pareille. Je recherchais celle qui la plupart du temps, raisonnait comme moi. Celle qui aimait ce que j'aimais. Celle qui s'amusait des mêmes blagues potaches que moi et riait des même bêtises. Je recherchais ma constante, ma douce et sage Sandra. Celle qui était toujours d'humeur égale. Celle qui était la plus réfléchie de nous deux... la plus équilibrée. Celle dont la seule folie était ce besoin viscéral d'accroître son intellect et de se cultiver. Besoin que je partageais avec elle. Besoin, qu'elle avait d'ailleurs mis de côté depuis son "burn-out". Tout comme moi d'ailleurs. Moi aussi j'avais lâché. Sans ma challengeuse, l'excitation et l'envie n'y étaient plus.



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