Fuis-moi, je te suis

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Le sérum de vérité présent dans la sève de mes veines se charge d’alléger ma conscience. Un aveu aussi libérateur pour mon esprit, qu'une torture pour ma timidité. Des jours et des jours à côtoyer la pesanteur de son regard, sans jamais réussir à saisir le sentiment qui y transparaît. Ce soir, je veux atteindre le camouflage de ses émotions.

Ses poings joints derrière le dos, son visage muré dans le silence, Can contre l'honnêteté avec laquelle j'ai impacté mes mots. Pas décidé à vouloir me donner raison ou tort, je m'engage à le détailler avec l’intensité particulière qu’il me réserve constamment. Plissant mes yeux, je puise dans l'énergie combustible émanant de la promiscuité de nos corps. Je me concentre à calquer ma respiration sur la sienne et m'accroche à cet échange silencieux. Mes sentiments se mêlant à la fête, l'authenticité avec laquelle je lui taille le portrait sur mesure que mon cœur lui a façonné, l'oblige à déglutir. Son impassibilité laisse enfin filtrer une émotion.

L’inconfort.

Aurait-il peur de m'annoncer une vérité déplaisante ?

Le teint rougit de gêne, je me retourne et cache ma honte entre mes mains. La conception de l’espoir que cet homme puisse réellement avoir envie d'échanger avec moi un peu plus que la répartie de nos mots, venait juste d’avoir eu lieu. Aussitôt, tué dans l’œuf.

— J’ai du mal à croire ce que je viens d’articuler. Je n’ai pas la prétention de penser que... En fait, je n’arrive plus à penser décemment.

Je ne sens aucun mouvement dans mon dos. Toujours à visages soustraits, j'avance plus loin dans la pièce et rencontre un sofa en velours côtelé composé de plusieurs modules révélateurs de confort. Sans entrain, je retire mon sac et mes chaussures pour me lier avec la douceur du tissu et le moelleux des assises. J’arrête de réfléchir et laisse ce canapé me faire un câlin en compensation de l'absence de réactions de Can. J’entends des pas, indice qu'il reprend possession de son corps. Il se rapproche.

— Je vais te préparer de quoi te couvrir et te rafraîchir sur la table basse. Si tu as besoin d'autre chose, fais comme chez-toi, prononce-t-il d’une voix blanche.

Par amour-propre, je ne peux répondre sans lui témoigner le ridicule de mon cafard.

Il s'arrête derrière le dossier et soupir.

Si les soupirs avaient la possibilité de se classer par genre, celui-là entrerait dans la catégorie des dramatiques.

Est-ce un signe de pitié ?  Dans ce cas, je ferai un terrible modèle pour sa campagne. Qu'est-ce que j'en sais moi, de la place de la femme dans le monde du travail. Je ne suis même pas foutue de faire le mien correctement.

Et suis-je vraiment une femme ? Sur quels critères définit-on ce statut ? Ma majorité ? Mon master en lettres ? Parce que, mon manque de discernement quant aux intentions de Can n'est qu'un argument supplémentaire d’une maturité lacunaire. À ce constat, je me recroqueville en position fœtale et enserre un coussin de mes bras. Lorsque des bruits annoncent à nouveau du mouvement, je dissimule mon visage de quelques mèches de cheveux et entreprends de faire semblant de dormir.

Le son d'une carafe déposée sur le meuble bas du salon. L’odeur d’un charme magnétique le jour et électrisant la nuit, réinventé dans une alliance puissante d’essences boisées.

Il est juste à côté.

Une douce couverture m’enveloppe de sa chaleur. Je m'efforce de ne montrer aucun signe trahissant ma supercherie. Un manège plus compliqué qu’il n’y parait en raison d’un souffle chaud contre ma joue.

Il s'est accroupi.

Quelque chose en moi s’alarme du toucher le long de ma pommette, ses doigts glissent lentement sur la peau de mon visage, déplaçant mon rempart de cheveux derrière mes oreilles. J’asphyxie des soupirs à l’intérieur de ma gorge. Ne pas lui montrer autre chose que mon cadavre échoué sur une banquise douillette tapie de velours. Pas sans amorcer un nouveau malaise. Ce geste, Can l’a déjà effectué par le passé, lorsqu’il m’a rejoint sur la terrasse après le double-date. À l’évidence, ses attentions ne sont que la démonstration d’un collaborateur bienveillant.

Les secondes s’additionnent, les minutes se prolongent, tandis qu’une longue expiration, presque désabusée, s'échappe de son attitude si maîtrisée d’ordinaire. Je me sens déloyale. Comme si j’étais en position de prendre ses faits et gestes en filature.

Recule, Can.

Mets fin à cet épisode malaisant.

Sauve ce qui reste de chouette à cette soirée.

Il doit entendre ma supplique car je ne tarde pas à entendre la fermeture des volets électriques et peu après, celle d’une porte. Probablement sa chambre. Je resserre mon étreinte sur le coussin et tire la couverture pour disparaître au-dessous.

Je sais que l'Aventurier n’y est pour rien. Non. La faute revient à ce serviteur ailé, armé de son arc et de flèches qu’il décoche dans le cœur de pauvres victimes. Si j’avais su, j’aurais continué à rêver l’amour. La réalité transforme le fantasme en tragédie. Une flèche qui vous transperce, c’est la possibilité de souffrir de multiples lésions. Qui fait vœu d’un amour hémorragique ?


 Une douleur me sort du coma dans lequel je suis plongée depuis - un coup d'œil à mon téléphone m'indique quatre heures et quart du matin – trop peu... Un orchestre de percutions m’artelle mon crâne alors que la faim me ronge l’estomac. Pour abréger ma souffrance, il nécessite en priorité de sustenter l’ogre séjournant dans mon corps. 

Pointe des pieds, je m’aventure dans la recherche de nourriture. Chaque porte de cette maison m’inspire la curiosité. Une envie fureteuse de découvrir ce qu’il se cache derrière, mais je m'en refuse le droit.

Je pénètre dans la cuisine où règne un ordre et une propreté méticuleuse. Pour quelqu'un qui n'a pas pour habitude de vivre à long terme au même endroit, c'est plutôt très bien rangé. Je me fais aussi la réflexion que cet espace doit faire le double de la nôtre, à Orléans. Toute équipée, laquée de blanc, j'ai la sensation d’avoir été téléporté dans un catalogue, de ceux mis à disposition dans les showrooms de cuisinistes.

Qu'as-tu dans tes placards, Can ? Es-tu plutôt sucré ou salé ?

Il paraît que l'on peut dresser un profil rien qu'à l'examination d’un frigo. Un test lu dans une salle d’attente, avec pour titre : « le rangement de votre frigo révèle-t-il votre personnalité ? ».

Je constate que tout est parfaitement ordonné, pas un légume trop mûr ou de restes non finis. Il me semblait avoir lu que ce trait de caractère associait un esprit conventionnel. Or, ce n’est pas la définition même d’un aventurier aussi non-conformiste que Can Özkan.

— Tu comptes dévaliser mon frigo ? J’ai à connaissance le tour de force de cette petite chose dans ton ventre. Capable de raser une tablée entière de victuailles.

Je ne pensais pas être compétente en matière de sursaut, mais celui-là était particulièrement spectaculaire ! Les mains crispées sur la poignée du réfrigérateur, un cri haut percher vient compléter ce tableau d’effroi. L'une de mes paumes se pose sur mon palpitant dont j'essaie de calmer les battements et l'autre sur mon front où la douleur d'un étau est plus forte que jamais.

L’orchestre de casseroles mal accordées reprend de plus belle.

— Tu m'as fichu une de ces trouilles ! Ça ne t'arrive jamais de te faire entendre, comme frapper en arrivant par exemple ?

— Dans ma maison ? hausse-t-il un sourcil. À la porte de ma propre cuisine ? À quatre heures du matin ?

Il étouffe un rire.

Je grimace et abaisse ma vision sur le sol. Une fois son frigidaire refermé, je m'adosse à ce dernier et ferme les yeux. Ma conscience assimile qu’aucun danger imminent n’est encouru. En revanche, mon cerveau a mis un temps à assimiler l’apparence de Can. L’hôte de ces lieux a fait irruption dans un long short en coton gris surmonté d’un marcel très fin de la même couleur, très échancré sur ses flancs. Cette tenue légère me laisse entrevoir les quelques poils tondus de son torse et le dessin de ses pectoraux visible à l’échancrure de ses aisselles. Apparemment, il n’a pas seulement prévu de me provoquer un arrêt du cœur, il vise aussi la combustion instantanée. Ses cheveux châtain foncé, d’accoutumée impeccablement tirés en arrière dans un chignon, sont grossièrement retenus. Si bien que quelques mèches miel s’échappe devant son front. Qu'il soit foutrement sexy à une heure pareille l'exclu définitivement de la race humaine.

Je tente l’ouverture d’un œil et découvre le seuil de sa cuisine, laissé-pour-compte. Seul son odeur fait preuve de son passage éclair.

Si je suis l’originale de cette histoire, je le suspecte d’être un être capable de téléportation.

Bien. Où en étais-je ? Ah ! Nourrir la poche vide dans mes entrailles. Je fouine dans les différents équipements high tech, certains accessoires paraissent même connectés, comme cette étrange cafetière cubique.

— Avale çà.

— Ah ! hurlé-je pour la deuxième fois.

— T’es vraiment une originale, toi ! se marre-t-il.

S’il lit aussi dans les pensées, je retire cette flèche à mains nues et la replante dans le cœur d’une chèvre !

Il dépose un petit cachet blanc sur la surface lisse de la table haute, type bar, dominant le centre de la pièce. Suivi d’un verre qu’il remplit d’eau avec la carafe du salon.  Bien que j'hésite, il me tarde de mettre fin au concert rock’n roll de mes synapses. Mes fesses se hissent sur le tabouret alors que mes mains se jettent sur le remède à mes maux de têtes.

Peut-être soignera-t-il également les peines de cœur.

La tête reposée dans le creux de ma paume, je réfléchi à ce qui m’étonne le plus : que Can se soit réveillé en même temps que moi, puis retrouvé dans la cuisine en même temps que moi, ou qu’il soit actuellement à faire bouillir une casserole d’eau sans avoir eu besoin de tourner son robinet.

— Comment aimes-tu les pâtes ? demande-t-il, la tête dans un compartiment doté d’un système d’ouverture sans poignée.

— Cuites.

Son cou effectue une contorsion et une expression à cheval entre l’hilarité et le désespoir se chamaille les traits de son visage. 

— Comme tu as l’habitude de les manger m’ira très bien, rectifié-je d’un sourire complice. 

— Je n’ai pas faim. Alors les pâtes, comment ?

— Tu ne manges pas ? Dans ce cas, ne prépare rien ! Je n'ai même pas vraiment faim, dis-je alors que mon ventre me trahit.

— On dirait que ton estomac n'est pas du même avis.

Il rit franchement et je me viens une nouvelle réflexion : une fois repartie en France, c'est l'une des choses qui me manquera le plus. Son rire. Ou peut-être est-ce ses yeux ? Quoi que ses mains sont vraiment parfaites et puis quand on y réfléchit... Can est tout ce que les autres ne sont pas : Une bouche secrète mais des gestes bavards, des racines Turques et un cœur qui enferme le Monde, il est réel et pourtant si inaccessible ou....

— À qui rêves-tu comme ça ?

Ou sa voix. Grave et sensuelle. Un frémissement me parcourt l'échine.

— Au beurre. Enfin non, je ne rêve pas au beurre, je mange mes pâtes au beurre... et dans un bol.

Quelques minutes plus tard, il s’installe en face de moi, me remet un bol de penne au beurre avec une grande cuillère. Ma deuxième cuillérée reste en suspens devant ma bouche. Il me fixe, un bras sur la table et l'autre à caresser sa barbe. Rectification : il m’inspecte comme si j’étais la recrue d’une tribu inconnue à tous ses périples, qui aurait surgit dans sa vie par un scandaleux hasard.

— Tu ne vas pas te recoucher ? je l'interroge.

— C'est ce que tu souhaites ?

— On ne répond pas à une question par une question, tu te souviens ? Tu n'arrêtes pas de m'en faire la réflexion.

— Bien joué, Championne.

Je souris, imité par Can, contente que ce petit moment de complicité efface le malaise d’il y a quelques heures. Pour ne pas se retrouver dans un silence pesant, je décide de faire la conversation :

— Je t'ai réveillé ?

— À vrai dire, je somnolais et il me semblait entendre l'occupante de mon canapé revenir à la normale. Celle où les bulles de champagne ne la transforment plus en une créature grincheuse.

Je lève les yeux au ciel et ne relève pas sa pique. Alors que j'entame les trois quarts du récipient, son visage change d'humeur.

— Est-ce qu'on va parler de ce qui s'est passé tout à l'heure ? lance-t-il derechef.

C'est ce qui s'appelle jouer cartes sur table ! Je fais mine de ne pas comprendre...

— J'ai clairement manqué de professionnalisme et de retenue, je mériterai le châtiment que me réservera ton oncle.

— D'accord, mais ce n'est pas à ça que je faisais allusion.

— Ah oui ? Désolée, mes souvenirs de cette soirée restent flous...

— Flous ? Et... puis-je savoir à partir de quel moment, sont-ils devenus flous ? questionne-t-il d'un ton grave.

— Mmh... je me souviens avoir perdu l'équilibre sur le trottoir puis après... c'est le trou noir.

Mais quelle piètre menteuse je fais. Il part dans un rire gras. J'avoue que c'est très petit et lâche de ma part, mais que celui qui n'a jamais utilisé les effets secondaires de l'alcool comme un moyen d'effacer une éventuelle humiliation, me jette la pierre. Je regrette de lui avoir fait entendre qu’il se montrait intéressé pour un échange d’ADN buccale. Et le regret, ça a un goût d’œufs pourris.

Est-il en mesure de comprendre à quel point me verser l’eau bouillante de sa casserole me serait moins pénible à cette discussion ?

— Voyez-vous ça... celle qui possède une mémoire surpuissante ne se souvient pas de ce qui s'est passé, il y a quelques heures ? Tu veux un peu de champagne ? Ça t'aidera peut-être à raviver tes souvenirs ?

Alors ça, c'était vraiment petit ! Et bien mérité, mais passons. Je me lève d'un bon, jette ce qu’il reste dans la poubelle et dépose le tout dans l'évier. Arrivée à sa hauteur, je plante mon regard courroucé dans ses yeux à l’affût.

— Si je ne m'en souviens pas, c'est probablement pour une bonne raison. Comme par exemple : rien de marquant à inscrire dans ma mémoire ! Désolée si je froisse ton ego, mais à priori, ce qui te concerne ne s'imprime pas. Ah, et dernière chose, je t'ai déjà dit que ce petit air condescendant ne t'allait pas !

Sur ce, je m'apprête à quitter la cuisine quand un bras me stoppe dans mon élan, m'encercle la taille pour me faire rebrousser chemin jusqu'à lui.

— Bien, content de savoir que tes souvenirs remontent maintenant jusqu'au trajet pour venir chez moi. Quand tu seras prête à en parler, passe me voir.

— Puisque je te dis ne me souvenir de rien !

— Très bien, Championne, on va faire comme-ci je ne savais pas que tu mentais.

— Ton bras voudrait bien me libérer ? J'ai besoin d'aller aux toilettes.

La prise cramponnant solidement mes reins glisse lentement pour me permettre de me dégager. En seulement deux semaines, il a réussi à se creuser une trop grande place dans le siège de mes émotions, cette partie bien accrochée dans ma cage thoracique. Il faut que je m’éloigne. Je sors et m’apprête à entrer dans une nouvelle pièce quand ses mots me figent :

— Si ce sont les toilettes que tu cherches, c'est la porte à droite dans l'entrée. Mais si tu as changé d'avis et veux finalement jouer franc-jeu, c'est la bonne porte. Celle de ma chambre. Alors, quelle porte veux-tu ouvrir ?

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