L'ouïe

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C'est officiellement ma première sortie seule. Armée de mon appareil photo, d'argent de poche et d'une bonne paire de baskets, je m'aventure en excursion touristique. J'arpente Pacific Avenue. La rue centrale de Santa Cruz - une petite avenue aux faux airs de Disney Village - et m'arrête devant une vitrine, la « Santa Cruz bookshop ». Je suis une férue des librairies. Véritables sanctuaires silencieux, le calme y impose sa subtile omniprésence. Seuls quelques chuchotements et bruissements de pages viennent troubler ce silence religieux. Une autre caractéristique essentielle que j'affectionne dans ces temples de la culture est l’imprégnation de l'odeur des livres. Je prends la devanture en photo, me promettant d'y entrer une prochaine fois. Dans les rues adjacentes, des murs sont colorés de fresques immenses recouvertes de street art. Je ne résiste pas à saisir de clichés leur splendeur. Je contourne à présent sur Lincoln Street où une délicieuse odeur me conduit jusqu'à « Chez Jack's ». Au menu pour ce midi, un burger avocat et bacon. Assise plus loin sur un banc, j'ai d'abord retiré mes baskets avant de mordre avec appétit dans ce sandwich. Mon regard s'arrête sur des skateurs en recherche de prouesses artistiques quand mon imagination perçoit Jérémy à mes côtés. Il a même commandé des tacos et ne peut s'empêcher de dire :

— Celui au sweat gris clair est canon, tu crois que c'est sa nana qui le filme ?

— Elle en a tout l'air. Du moins, elle se décarcasse pour qu'il la remarque. Tu me passes des frites ? Je te fais goûter mon burger.

—Tu n'as pas pris de frites ?

— Tu sais que je ne les fini jamais.

— Tu sais que je n'aime pas l'avocat.

— Mais tu aimes le bacon...

— Arizona, prends-moi des frites et garde ton burger. Finalement, je crois que le beau gosse est un ado.

— Trop jeune.

— Définitivement trop jeune.

Mon esprit divague et s'encombre de morosité en considérant la place vide à mes côtés. Il me manque. Un regard sur ma montre et un rapide calcul m’annoncent qu'il est un peu plus de trois heures du matin en France. Même s'il y a peu d'espoir qu'il me réponde, le besoin de lui écrire est irrépressible. Dans un message où prime une importante série de questions sur son coming-out, je lui rappelle également à quel point il est important pour moi.

*

* *

Le vacarme parvenant de la grande salle m'indique que le bar sature de clients. Dans la pièce qui me sert de vestiaire, je prends un temps infini à me changer. Mon tablier à l'effigie du Bebek noué autour de la taille, il ne me reste plus qu'à me revêtir de courage. De légers coups redoublés sur la porte suffisent à créer une tension douloureuse ressentie au niveau du plexus. Ma confiance en moi est en circulation ralentie, causée par un fichu nœud dans l'estomac.

— Oui ?

— Arizona, tout va bien ?

Ibrahim a dû flairer mon anxiété.

— Ça ira mieux à la fin de mon service...

— Tu permets que j'entre ?

Je déverrouille la porte et le laisse s'introduire à l'intérieur.

— Elly m'a prévenu que tu risquerais de paniquer.

C'est elle qui m'a conduite ici. Quelque part dans ce lieu, son radar doit déjà être en repérage de l'homme avec lequel elle apprécierait de former le duo pour le blind-test.

— Je te guiderai. Je sais par expérience que tu feras des erreurs, débarrasse-toi de ce fardeau. Ta mémoire est ton atout mais quelques heures de formations ne suffiront pas à maitriser la réalité d’un service. Allez viens, on a des couples à former.

À peine sortie de ma cachette, des individus m'assomment de questions ; « t'es nouvelle ? », « tu es de la famille du boss ? », « t'as quel âge ? ». Cherchant un point d'ancrage, je croise le regard d'Elly. Son clin d'œil me donne le courage de répondre à leur interrogatoire et servir mes premiers clients.

À présent, le bar affiche complet. J'ai recueilli plus d'une vingtaine de commandes, préparé une dizaine de cocktails et encaissé la plupart des clients.

Ça, c'est le bon côté.

Si on se penche du mauvais, je me suis entaillée légèrement la pulpe du doigt en coupant un citron, me suis faite bousculer plusieurs fois le plateau chargé de boissons, et nommée Alyssa, Ariana où encore Alexa...

J'ai aussi remarqué l'arrivée de Can, reconnaissable par ses cheveux remontés dans un chignon, son pantalon cargo beige aux multipoches tenu par une ceinture de cuir marron, des grosses bottines et une chemise en jean ouverte sur un marcel blanc. Se rajoute à sa tenue, une paire de lunettes de soleil suspendue à l'un de ses nombreux colliers et un bandana noué autour de son bras. Occupé à saluer et converser tour à tour avec des clients, il n'a pas l'air décidé à nous donner le moindre coup de main.

— Mesdames et messieurs, bonsoir à tous ! Nous sommes les Youth Voices, très heureux ce soir d'animer la soirée célibataire de l'été. Il est vingt-deux heures, je vous propose de procéder au tirage au sort de nos dix couples en compétition. Jason, notre bassiste, piochera un prénom d'homme et j'en ferai de même avec celui d'une femme.

Le chanteur et son bassiste fouillent dans de petites urnes devant eux.

— Ok, donc le premier garçon sera...

— Tom, annonce Jason en exposant le petit papier aux participants.

— Qui sera accompagné de... Maddie, nous révèle le leader du groupe.

Les deux appelés prennent connaissance chacun l'un de l'autre avant de partir s'installer à une table réservée pour l'occasion. Le tirage continue, des duos se forment. Elly a été couplé avec un certain Dylan.

— Il nous reste encore trois couples, et le prochain se composera de...

— Can !

Pardon ! Sa place à lui n'est pas derrière le bar à se salir les mains ?

— Et l'heureuse élue sera... Cassidy !

Je suis des yeux la manière dont il va saluer sa partenaire, laquelle ne peut cacher son contentement. Il porte une main dans son dos et l'invite à s'asseoir, reculant la chaise. S'il pouvait plutôt tirer sur sa jupe, il lui rendrait un grand service.

— Eh, Marissa ! Tu peux nous remettre trois bières s'te plaît ? lance un client.

— C'est A-RI-ZO-NA ! m'agacé-je.

Je retourne derrière le comptoir et vaque à mes occupations. De vraies occupations d'adultes. Can peut bien jouer les Casanova, il n'est pas irremplaçable. Ibrahim et moi gérons très bien le service !

Le blind-test a commencé. Can me fait signe de venir à sa table. Je m'y approche sans lui prêter attention. Par politesse, je prends la commande de la jeune fille.

— Bonsoir, qu'est-ce que je peux vous servir ?

— Mmh... Pour moi ce sera un sex on the beach avec un seul glaçon. Non, plutôt, mettez-en deux. Et à la place de la cerise confite, je préférerais une fraise. J'apprécierais aussi que vous mettiez une deuxième paille et... ah oui, je n'aime pas les zestes d'orange. Mais j'aime le jus d'orange. Cela dit, se serait peut-être mieux avec du jus d'ananas.

Oui, bien sûr... Vous souhaitez le déguster avec un couteau et une fourchette ? Non pardon, un couteau en cristal et une fourchette en porcelaine du Titanic ?

Mes yeux se posent maintenant sur lui.

— Un gin-martini, une planchette de fruits découpés, quelques rince-doigts et précise à Ibrahim de mettre le tout sur ma note, s'il te plaît.

— Attendez, vous ne prenez pas de notes ? s'interroge sa partenaire.

— Sex on the beach, un glaçon, non plutôt deux glaçons au lieu de trois. Servi avec une tranche d'ananas et une fraise en remplacement de la cerise confite. Puisque vous n'aimez pas les zestes d'orange, mais seulement son jus, vous préférez quand même celui de l'ananas. Sans oublier les deux pailles. À ceci s'ajoutera, un gin-martini, la planchette de fruits avec les rince-doigts, le tout à mettre sur le compte de monsieur Özkan.

Dès lors où il m'entend l'appeler monsieur, je note un changement d'attitude. Ses sourcils se haussent puis se froncent légèrement.

— Ah, et dernière chose, ajouté-je, la réponse est the wall des Pink Floyd.

Cassidy lève aussitôt la main et remporte le point. J'en profite pour tourner les talons.

Déjà cinq couples d'éliminés, les Youth Voices font une pause. Elly et Can sont toujours dans la course.

Lorsque la partie recommence, les règles changent. Toujours en rapport avec la musique, le groupe pose maintenant des questions. Devant accomplir plusieurs tâches à la fois, je ne sers qu'à l'instant la commande de Can. Au micro, la première question est posée :

— Les membres de quel groupe sont parfois appelés « les Bad Boys de Boston »?

— Aerosmith.

— Aerosmith.

Can et moi répondons synchrone. Et c'est précisément à ce moment que je l'entends rire pour la première fois. L'écho de son timbre est meilleur qu'un solo de guitare. L'intonation spontanée de son rire a suffi à me statufier à cette table, droite comme une barre de pole dance. Assis dans le fond de sa chaise, il me considère longuement, dévoilant un petit sourire contenu.

— Et un point de plus pour Can ! lance le chanteur.

— Tu vois, on aura plus besoin de ton aide...

Grâce au ciel, Cassidy vient de me tirer de ma rêverie !

— Je... désolée... je ne contrôle pas toujours mes paroles... bredouillé-je avant de m'éloigner.

Je passe près de la table d'Elly et lui souffle la prochaine réponse à l'oreille. Elle m'accroche le bras et me chuchote de ne pas l'aider, que ce mec est barbant et qu'elle veut perdre.

— Quel groupe français compte un membre virtuel appelé Goz ? interroge l'un des membres du groupe.

Personne ne répond. Je tente de m'extirper de la prise de ma meilleure amie, mais cette dernière refuse de me laisser partir.

— Arizona doit savoir elle, vas-y Sawyer !

— Elly, qu'est-ce que tu fais ? grincé-je entre mes dents.

Les regards se focalisent sur moi.

— Shaka Ponk ? répondis-je hésitante.

— Bravo à la serveuse ! félicite le chanteur.

La salle m'applaudit, Ibrahim me siffle.

Eh bien voilà comment Arizona Sawyer, victime de toute l'attention qui lui est portée, voit sa pudeur rougir...

Au duel final, Can et Cassidy remportent le jeu. Le groupe leur offre deux billets de concert pour aller voir Ambassador.

Après avoir récupéré les billets et son manteau, Cassidy murmure quelque chose à Can. Par la suite, ils quittent les lieux ensemble.

Le Bebek se vide doucement de ses derniers clients. Je dessers les tables et empile les chaises. Les membres du groupe passent la porte à leur tour. Elle n'a pas le temps de se refermer que Can y entre. Seul. J'entreprends la plonge quand il s'installe sur un tabouret de bar.

— Où est Ibrahim ?

— Parti vider les poubelles.

— Tu me sers un verre ?

Il a soi-disant grandi dans ce bar mais préfère se faire servir, quitte les repas de famille en plein milieu de soirée, joue le don Juan en plein rush,. Mais comment peut-on avoir si peu de convenances ? Je ravale mon agacement et lui sers une menthe à l'eau.

— Comme tu dois le savoir, le bar ne sert plus d'alcool après deux heures du matin.

Il s’esclaffe puis se pince la lèvre inférieure. L'expression qu'il affiche n'est pas totalement celle de quelqu'un qui se moque, je crois qu'il apprécie ma riposte. Quand sa main caresse sa barbe, qu’il incline la tête, un drôle d'air rivé sur ma personne... un verre m'échappe ! Au contact du sol, l'objet se brise en un puzzle de verre mille pièces. Sans réfléchir, je me retrouve à quatre pattes derrière le comptoir et commence à ramasser à la hâte, l'ensemble des débris. Mes gestes empotés mettent en scène toute ma maladresse. Des miettes de verre jonchent le sol, elles éraflent mes genoux et s'implantent dans mes paumes. Alors que je rassemble des morceaux plus tranchants, un bondissement habile amène deux mains déterminées à empoigner mes avant-bras.

— Mais qu'est-ce que... bon sang, tu veux bien arrêter ça !

Un genou à terre, Can me fixe comme si j'étais la fille la plus prodigieusement insensée qu'il lui ait été donné de rencontrer. Mes yeux bloquent leur vision sur ses mains tandis que mon corps en aspire leur force. Délicatement, il desserre la pression autour de mes membres supérieurs.

— Tu veux bien rester tranquille le temps que je trouve un moyen d'arranger ce carnage.

— Non, c'est de ma faute, je... je vais aller chercher de quoi balayer.

— Je ne parlais pas de la casse. Mais de tes mains. Est-ce que tu as conscience de l'état dans lequel tu viens de les mettre ? sermonne-t-il.

J'esquive sa question blessante et me lève. Une grimace durcie mes traits lorsque je prends conscience qu'une douleur semblable à des épines de fer tiraille mes genoux. Je me dirige vers une petite poubelle à droite de l'évier et y déverse ma collecte. C'est dans cet intervalle que mon patron réapparaît.

— J'ai entendu du bruit, tout va... Arizona ?

Comme son neveu, mon patron à le réflexe d'attirer l'œil sur les gouttes de sang qui transpirent de ma peau.

— Fais-moi voir un peu ça.

Il saisit le dos de mes mains et grogne dans sa langue natale.

— Dans ton apprentissage, est-ce que j'aurais dû commencer par les mesures de sécurité ? Qu'il est formellement interdit de ramasser quoi que ce soit de coupant, brûlant, piquant avec ses mains. Qu'il existe une pelle et une balayette pour ce genre de tâche. Allez, viens avec moi, on va retirer tous les résidus qui se sont glissés sous ta peau et la désinfecter.

Lorsque je reviens soignée et changée, Can a déserté les lieux non sans avoir débarrassé le plancher de ma bêtise.

— Il semblerait que Can ait laissé quelque chose pour toi sur le comptoir, m'informe Ibrahim.

Je m'approche et découvre l'un des billets qu'il a remporté ce soir, accompagné d'un mot écrit sur une serviette en papier :

« Pour ta culture musicale. Merci pour le verre. Can »

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