u n s o u r i r e n’ a j a m a i s é t é d i f f i c i l e à o f f r i r,

12 minutes de lecture

et pourtant Paul n’en a plus vu depuis qu’il a reçu une lettre. Une seule lettre. C’était unes des premières qu’il recevait sous son nom, et pas celui de ses parents. Il avait souri en voyant l’enveloppe sur la table de la salle à manger. En rentrant du lycée, Paul avait une habitude, et sûrement celle de plusieurs autres jeunes comme lui : se débarrasser de ses devoirs au plus vite, quitte à mal les faire, afin de s’enfuir sur son vélo ensuite, rejoindre les amis avec qui il avait déjà passé la journée. Lorsque le temps s’y prêtait moins, Paul se retrouvait à jouer avec son petit frère, ou à faire ses devoirs plus consciencieusement.

Ces souvenirs, comme le sourire du soldat devant lui, le prennent par surprise.

— Fais pas cette tête Rivera, t’es pas content d’arriver ?

Non, Paul n’était pas content d’arriver. Il le fit savoir en déclinant la question avec sa tête. Rien de la France ne l’avait un jour attiré. Même pour un week-end. Il fallait des heures d’avion pour y aller, des heures d’avion pour en repartir. Paul Rivera avait hâte de sortir de cette horreur en forme de bateau uniquement à cause de ceux qui dégueulaient par terre, faute de temps pour passer leur tronche par-dessus bord. Personne ne leur en voulait, tous convaincus que finalement, après ce voyage en bateau, il valait mieux crever la langue ensablée que de rester trente minutes de plus agglutinés les uns contre les autres à se bouffer des yeux.

Un sourire n’a jamais été difficile à offrir, et son ami soldat venait de lui offrir le premier que Paul n’avait pas vu depuis 1942. Il avait dix-huit ans. Il s’apprêtait à sortir avec une de ses amies qu’il aimait bien pour rejoindre leurs autres amis.

Une semaine plus tard, le jeune homme se trouvait enrôlé à l’armée. Placé dans le 116e régiment d’infanterie de la 29e division d’infanterie de l’armée américaine, il avait un bel uniforme, et se préparait à un « éventuel débarquement ». Il avait pu voyager jusqu’en Floride lors des manœuvres, et voyait de moins en moins l’intérêt de continuer ses études. Oui, il le savait, ce qu’il voulait maintenant c’était de sauver le monde.

Un coup dans le bras le sort subitement de ses pensées. Décidément, il n’y a pas la place à des rêveries dans la péniche.

— Les avions ont bombardé ou les Allemands sont increvables ?

Ils avaient appelé leur emplacement de débarquement Dog Green pour la compagnie A, celle de Paul. Les choix des noms de code l’avait toujours fait rire, dans un coin de sa tête. Ah pour être des chiens verts, ils le sont. Des chiens verts de résignation. Si ce qu’il voit là maintenant lui avait été dit avant qu’il n’embarque sur le Queen Mary… il ne serait sûrement pas venu. Mais Paul n’a pas le choix. S’il veut sauver le monde, il est obligé de passer par cet instant.

Les oreilles de la compagnie entendent la même chose. Les tirs sur la plage et les corps de la compagnie B à leur gauche qui flottent leur montre en très peu de temps ce qui les attend.

— Ils ont bombardé. Et ils sont increvables.

Le chef de leur embarcation semble consterné. Paul s’approche du bord, sur le flanc droit du rafiot, tentant de presser le temps précieux qu’il lui reste avant de rencontrer le monde de fou que la compagnie B venait de manger en pleines dents. La mer Normande semble méchante, mangeant abruptement les côtes de son véhicule qui le mène vers son futur. Un futur qu’on avait préparé son corps et sa tête à accepter. On lui a fait croire qu’il serait un héros, que quitter sa famille était la plus belle décision de sa vie. Que sa vie valait bien la paix dans le monde. Que sa vie valait autant que deux plaques en métal entre sa poitrine moite de sueur et son uniforme un peu vert, un peu marron.

Le silence sur le rafiot brise le grabuge des vagues. Paul se relève vite de son admiration de la houle en y apercevant une balle s’y enfouir avec vitesse. Son regard se dirige vers la côte. On les attend avec impatience. Tellement que les frétillements de leur envie font tirer leurs armes. Il se cache, rapide, évitant de se montrer encore. C’est fini. On ne peut plus regarder l’eau.

— Putain de guerre, grogne un soldat près de Paul.

— On veut pas ton avis, répond ce dernier.

Le regard du chef se durcit en regardant notre soldat. Peut-être qu’il est trop en colère, et avait laissé celle-ci parler à sa place. Pourtant, il est d’accord. Il ne veut pas entendre ça. Il ne veut pas entendre qu’il est venu ici pour se battre et tuer. Il ne veut pas comprendre qu’il commet la pire erreur de sa vie. Le jeune se calme une seconde, entendant encore une balle fuser dans l’air, touchant une partie du rafiot.

— On est ici pour la paix, continue-t-il.

Une main se déroule entièrement sur l’épaule de Paul.

— La paix naît des êtres civilisés.

Thomas. Paul se décontracte à la voix de son ami. Des êtres civilisés ? Thomas est en train d’afficher Paul devant tout le monde, le traitant d’incivil. Un petit rire discret et commun se lève, faisant froncer les sourcils de Paul, alors qu’il baisse le visage vers le sol, honteux. En libérant son épaule de son fusil pour le tenir entre ses doigts blancs, Paul se rend compte qu’il ne s’est pas du tout décontracté, au contraire.

— Les boches sont encore nombreux. Faites attention, trouvez un endroit où vous couvrir, conseille le chef en faisant la même chose que Paul. Je n’sais pas qui a bombardé, mais on dirait que ça n’a servi à rien.

Les cris de la compagnie B et les quelques mines qui explosent font frissonner les échines masculines.

— N’essayez pas de vous sauver les uns les autres. Judith et Barbara viendront vous conférer les premiers soins le temps de la libération de la plage et de Vierville.

Le chef avait soupiré, regardant en vain la pointe du Hoc qui trône la mer et le paysage à leur droite.

— Pas de fusée. On abandonne la mission de la pointe du Hoc Major ?

— Oui. On se replie sur Charlie et on reste à Vierville.

Les quelques dizaines de têtes opinent, comme les vagues qui continuent de les pousser vers le sable. L’inconnu surplombe la pointe qui pique dans la brume.

Normalement, le 116e régiment d’infanterie ainsi que la 5e bataillon de Rangers devaient voir une fusée dans le ciel, montrant que les premiers Rangers du 2e bataillon avaient bien débarqué à la pointe du Hoc, ce harpon de falaise normand défendu par les Allemands. Ceux-ci cacheraient des armes en grande quantité, et cette étape joue un rôle majeur dans l’opération Neptune. Aussitôt cette fusée vue, le régiment devait se mettre en route pour aider les Rangers américains à prendre la pointe et capturer les armes en y allant par la terre, tandis que les renforts Rangers devaient directement y aller en bateau.

Aucune fusée ne fut tirée. Une erreur de minutage que personne n’avait appris était en cause.

Mais l’espoir au cœur de leur régiment battait encore jusqu’à ce que le chef n’affirme que ce fût inutile d’y croire encore. Se replier sur le secteur Charlie est une mission presque suicide. Paul se sent mal, une main sur la poitrine pour se rassurer et s’assurer que son cœur bat. Son corps se tourne soudain vers Thomas, alors que les sons indistincts de la guerre devant eux résonnent d’un coup bien plus réel.

— Je te l’avais dit, on se retrouve sur Charlie. Les Rangers ont tout foiré, c’est sûr.

Paul avait entendu Thomas parler de ces Rangers depuis que la mission avait été organisée. Il ne sentait pas du tout le coup d’aller les aider. Thomas pensait qu’ils seraient trop fiers pour appeler à l’aide, et qu’ils seraient alors obligés, eux, le 116e régiment, de se battre dans le sable et il ne verrait jamais alors l’occasion d’aller aider les Rangers que Thomas admirait secrètement.

— Arrête donc tes balivernes. Tu sais autant que moi qu’ils sont soit morts coulés, ou sur les galets.

L’intestin noué, Paul avale sa salive après avoir parlé. Morts. Ils sont morts. L’Américain n’a aucune idée de ce que c’est, d’être mort. Il se rapproche alors discrètement de Thomas pour sentir qu’il est en vie. Peut-être que ce geste va calmer ce qui se passe dans son ventre. Il trouve Thomas étrange, en regardant ce qu’il fait. Celui-ci a le regard perdu sur la pointe, et il ne semble pas dérangé que Paul se soit mis aussi près de lui. Un petit air de soulagement envahit la poitrine de Paul qui fait tout en son pouvoir pour tenter de se remémorer des souvenirs de manœuvres au Texas et en Virginie. Cette époque lui semble si loin, et si proche dans le même temps. En vain, il est forcé de rester dans le bateau en forme de cercueil, et se concentre alors sur Thomas de nouveau. Pourquoi est-ce qu’il fixe la pointe comme ça ? Une impatience cruelle est sur le point de le faire sauter de l’embarcation pour y aller à la nage.

Le temps est long, pour le bateau d’avancer au plus près de la plage dont la mer semble mordre de plus en plus profondément le sable. Paul essaie d’imaginer les Rangers morts, quelque part en mer ou au pied de la pointe du Hoc qu’il ne voit plus à cause d’une autre pointe désormais. S’il ne voit plus la pointe du Hoc, alors la péniche est dangereusement en train de s’échouer, et son contenu doit alors bientôt prendre son courage à deux mains et plonger dans le grand bain.

Tout de Paul est noué. Il ne fait pas froid, mais son corps entier tremble. Il n’a pas peur, mais son cœur panique. Il n’a pas chaud, mais sa peau sue. Il se rend compte que son corps parle à sa place. Peut-être qu’il est terrifié, mais Paul s’est entraîné des mois durant, et il ne ressent qu’un bref coup de coude de la part de Thomas, sur sa droite. Au loin, l’embarcation paraît encore inoffensive, bien que l’on eût pu voir la tête de Paul se pencher avant qu’il ne soit atteignable par les fusils.

Trop proche maintenant, les petites têtes recouvertes d’un casque rond sont entassées et protégées par la porte de l’embarcation.

Il ne fait pas chaud, mais Paul a l’impression d’être dans un four. Les Rangers sont morts, la compagnie B est morte. C’est leur tour. Bizarrement, plus aucune balle ne les touche. Le silence de la mer crispe leur corps chaud et rempli d’adrénaline.

— J’ai vu du mouvement à la pointe du Hoc, prononce Thomas.

— Quoi ?

Le regard du blond se fait grave. Il ne veut pas qu’on l’entende, et Paul a été trop bruyant.

— Les Rangers y sont, j’en suis certain.

— Non, le chef a dit qu’ils n’y sont pas. On n’a pas vu la fusée.

Thomas attrape le col en coton de la veste de Paul. Ce dernier se défend un peu, mais est surtout surpris de la réaction de son ami. Thomas n’avait jamais été violent, au contraire. Toujours gentil, toujours discret. Thomas était celui qui avait appris à Paul à quel point être gentil n’était pas faiblesse, mais force. A bon entendeur, évidemment. Thomas, grisé, était devenu un autre homme pendant leur formation. Il avait perdu sa petite fougue d’enfant heureux et libre. Thomas était devenu celui qu’on voulait tous qu’il devienne. La balance de la justice pendue à son index, Thomas gagnait forcément le cœur des généraux. Il était droit, calme, intense et ne se laissait jamais faire par l’inégalité. Mais, attaquer quelqu’un par le col, attaquer quelqu’un tout court, Paul ne l’avait jamais vu faire. Il règne dans les yeux de son ami une étrange lucidité.

— J’te dis que je les ai vu !

Ils sont rappelés à l’ordre d’un bruit de langue de leur chef, faisant lâcher toutes les tensions entre eux. Paul réajuste son uniforme, et fronce les sourcils. Il n’en a pas fini avec cette histoire.

— Qu’est-ce que tu racontes encore ? Merde Thomas, on n’a pas le temps pour ça. T’as gerbé tout le long, tu dois halluciner.

Avec bienveillance, Paul cherche sur lui un bout de pain qu’il avait gardé justement en cas de mal de mer. Il avait craint de débarquer le ventre vide, mourant d’une glycémie trop basse. Thomas refuse son offrande violemment, tapant sur sa cuisse pour montrer son agacement.

— C’est pas vrai hein ! Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Deux ans ? Paul, tu me–

Leur chef donne un coup de sifflet. C’est le moment. Les hommes les plus proche de l’ouverture doivent l’activer. Ils doivent ouvrir la rampe de la péniche alors que Paul en est certain : il y a encore cinquante mètres de profondeur sous leurs pieds. Les premières têtes se retournent vers le chef, qui leur fait signe. C’est le moment.

Un vent effrayant balaie les cils humides des hommes dans la péniche, et le paysage éblouit d’un coup la vingtaine de paires d’yeux. De la fumée semble sortir de la terre, après la plage. Comme si la Terre, sous sa colère, fumait de rage en voyant ses habitants s’entre tuer. Peut-être est-ce mieux qu’ils se tuent tous, pour la laisser tranquille. Peut-être est-ce ce qu’ils méritent tous, après l’avoir bombardé si fort. Les cicatrices de ces bombes ne vont jamais s’effacer, au plus profond de son histoire. Et c’est tant mieux ainsi. Paul s’en convainc en deux secondes : il préférait que les trous de bombes et les ruines ne soient jamais réparées. Il faut que l’on laisse tout, pour montrer comme c’est idiot, de vouloir sauver le monde. En un regard, Paul scrute toute sa compagnie. Chaque homme présent, il les regarde attentivement. Une seconde chacun. Tous comme lui, la peau humide, les yeux agacés, le cœur rapide.

Le vent côtier balaie les espérances de Paul, au fur et à mesure qu’il regarde ses camarades. La peur au ventre, pensant qu’il a simplement faim, Paul se tourne vers la plage, les pieds ancrés sur la péniche. Il voit, par-delà le sable et les coquillages du mouvement hâtif. On les attend. La France fume de rage, les arbres verts ressemblent à des piquets, leur feuillage à du barbelé. Sur la plage, des obstacles. On les attend depuis un moment.

Un autre coup de sifflet annonce le mouvement. Paul se trouve attiré vers le trou béant de fumée, comme dans un concert où personne ne semble s’amuser. S’accrochant comme il peut au bord de la péniche, son corps entier disparaît dans la Manche agitée après que son pied glisse sur la rampe. Sous l’eau, Paul sent ses cheveux danser sous son casque, les lavant de toute la sueur qu’il avait accumulée. La sangle qui retient son casque tire sur sa gorge et lui arrache un vilain gémissement. L’eau froide réveille son dos endoloris par le voyage et son cerveau qui ne rêve que de dormir. Ses pieds tapent le fond, et il arrive à sortir la tête de l’eau facilement en tenant son barda dans ses bras. A peine remonté à la surface, la tronche de

Thomas s’approche de lui, et le pousse violemment vers la droite. L’eau contre l’uniforme de Paul lui fait bizarre, elle devient plus dure directement, et s’adoucit une fois que son mouvement ralentit.

— Vas-y Paul ! Va à la pointe du Hoc !

Une toux casse la voix de son ami. Les vagues veulent leur mort, elles les noient presque constamment.

— Non ! Il n’y a personne !

— Je te dis qu’si !!

Thomas pousse une nouvelle fois Paul, encore plus fort, avant que sa tête ne devienne toute molle et qu’un filet rouge caresse la surface de l’eau. Paul se fige, circonspect. C’est une seconde après, quand une vague tourne légèrement le corps de Thomas que Paul comprend. Son corps ne bouge plus que par la force du vent et de la marée qui n’en a que faire. Aussitôt, Paul plonge son entièreté, entouré d’une danse de balles qui ralentissent sous l’eau. Il nage, submergé, comme il le peut, vers la droite. La falaise à droite de Vierville pouvait le protéger s’il y allait discrètement.

Lâche, dégonflé et surtout choqué, Paul se force à nager jusqu’à ce que son souffle ne lui soit indispensable.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Elegeia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0