Partie 5

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Elle marchèrent tout le jour, chantant souvent et se reposant de temps à autre à l'ombre un arbre solitaire. Elles marchèrent longtemps, asséchant finalement leur unique gourde et ignorant les protestations du dromadaire ennuyé à chacune de leurs pauses. Elles marchèrent, sous le soleil de plomb, un pied devant l'autre, creusant à chaque fois une petite vallée dans le sable. Elles marchèrent jusqu'à l'épuisement, mais Ekaterina ne compta pas leurs pas. Elle n'en avait pas besoin. À la place, elle compta le nombre de fois où la nomade avait ri. Vingt-sept avant que le Soleil n'atteigne son zénith. Cinquante-neuf lors de leur dernière pause. Elles marchèrent.

Soixante-trois

Au loin grouillaient des fourmis.

Soixante-sept

Ekaterina n'osait pas demander si elles allaient bientôt s'arrêter pour dresser le camp. Elle avait peur que le Soleil ne descende vite dans le ciel, et puis son corps encore faible ne lui semblait pas capable de marcher encore. Du bout des doigts, elle effleura son cou : des lambeaux de peau commençaient à tomber, lui rappelant les mues des serpents qu'elle ramassait étant petite. Ses peaux de reptiles entre les doigts, elle espérait elle aussi pouvoir changer d'enveloppe. Elle partagea son souvenir d'enfance avec sa camarade :

Soixante-huit

Les fourmis qui grouillaient au loin grossirent et se détachèrent les unes des autres.

Soixante-neuf

La nomade frappa amicalement le flan du dromadaire :

"J'avais dit que nous aurions du lait de chameau !"

L'animal lui répondit en blatérant, Ekaterina, elle, restait perplexe. Elle jeta un coup d'œil désespéré en arrière, à la recherche d'une petite ombre aux yeux noirs. La nomade la regardait en coin :

"Tu cherches quelque chose ?

  • Oui, risqua Ekaterina, la petite fille qui était là…"

Soixante-dix.

Ils atteignirent un groupe de chameaux : les fourmis que la nomade avait repérées de loin. La végétation se faisait un peu plus présente à cet endroit et les animaux profitaient de cette abondance la tête basse, laissant leurs bosses se camoufler dans le décor des dunes en arrière-plan. Un monticule de pierres effondré marquait l'emplacement d'un ancien puits, et, de ce fait, d'un ancien village. Un reste de mur duquel tombait une natte en guise de toit le confirmait. L'endroit fantôme semblait les attendre et le soleil qui déclinait offrait au lieu une atmosphère de terre promise. Le dromadaire avança le premier, se joignant au festin, la nomade ensuite pour détacher de son chargement une gourde. Elle la tendit à Ekaterina qui, alors seulement, les rattrapa avec un sourire béat. La nomade lui expliqua comment tirer du lait d'une jeune chamelle. Celle-ci ne l'en empêcha pas, visiblement lassée et résignée à son rôle de nourricière. La gourde fut remplie une fois, et les deux acolytes burent avec gourmandise. Elle fut remplie une deuxième fois, et chacune étala sur sa peau le lait crémeux, apaisant. Elle fut remplie une dernière fois, pour les jours à venir. La nomade n'alluma pas de feu, pour ne pas effrayer le troupeau et comptant sur la lune qui devenait assez ronde pour y voir. Elles s'installèrent une cabane contre le mur en ruines, et se perdirent à observer les étoiles.

Enfin, après un long moment, la nomade fit claquer sa langue sur son palais. Elle souffla :

"Une petite est arrivée, il y a longtemps."

Ekaterina retint sa respiration.

"Elle disait qu'on viendrait la chercher."

Elle attendait la suite. Rien ne vint. Elle s'enquit :

"Et alors, que s'est-il passé ?"

La nomade frotta de sa main le dessus de son bras pour chasser un grain de sable avant de hausser les épaules :

"Je l'aimais bien, cette petite. Une seconde et j'ai su qu'elle était spéciale. Elle était arrivée de nulle part, seule alors qu'elle n'était pas plus haute que cette jatte ! On l'avait oubliée, qu'elle m'avait dit, mais on allait revenir la chercher. Je lui ai dit que j'attendrai avec elle, que j'irai chercher sa maman le lendemain.

  • Tu savais où elle pouvait être ? On ne perd pas un enfant dans le désert, quand même…
  • Elle n'était peut-être pas encore dans le désert quand elle s'est perdue. Peut-être qu'elle s'est perdue, et qu'elle a marché tout droit."

Le silence ponctua sa phrase. Ekaterina pensa à la petite aux yeux noirs. Elle reprit :

"Pourquoi est-ce qu'elle était spéciale ?

  • Elle avait marché des jours, ria la nomade, mais à son arrivée, quand je lui ai donné une racine à manger, elle l'a portée au dromadaire ! Je lui ai dit : 'Tu n'as pas faim, toi ?', et m'a dit 'Si, mais il en avait plus envie'. Alors je lui ai demandé comment elle le savait. Elle a froncé son museau, comme si j'étais la plus idiote du monde et m'a piaillé : 'Il me l'a dit ! Et en échange, comme j'ai froid, je dormirai contre lui !' Elle était spéciale... je le sentais."

La nomade secoua le nez en soupirant. Ekaterina buvait ses paroles.

"J'ai eu beau lui expliquer qu'elle pouvait dormir dans la tente, elle a dormi contre le dromadaire. Et moi, ah, ce n'était plus de mon âge… Alors je suis allée dans la tente. Juste à l'entrée, pour guetter. Mais je me suis assoupie.

  • Et ensuite ?
  • Ensuite… On est venus la chercher, j'imagine. Je pense souvent à elle, j'espérais qu'elle reviendrait me voir.
  • Au passé... Tu n'espères plus ?"

La nomade laissa naître un rire dans sa gorge mais il mourut avant ses lèvres. Dans la nuit, Ekaterina ne savait pas dire si c'était de la tristesse ou bien l'ironie de celle qui sait mais qui ne dira pas. Elle tapota quelques secondes la cuisse de la jeune femme en souriant, puis laissa son expression se noyer dans ses souvenirs :

"J'ai vu des hyènes rôder, le lendemain. Elles avaient dû trouver une bonne proie à manger. Le soir, j'ai fait dormir le dromadaire dans la tente avec moi, de peur qu'elles le croquent. Et c'est moi qui ai dormi contre lui, ce soir-là."

Un rayon de lune brilla dans l'or de son large sourire revenu. Ekaterina se permit de plonger elle aussi dans le passé de la vieille femme : la lumière sépia des jours anciens, la surprise face à l'insouciance de l'enfance, l'odeur fruitée de la petite contre celle musquée du dromadaire, le poids des paupières qui luttent pour ne pas se sceller, et le vide, le matin, la solitude, la déception et les questions. Une certitude : la rencontre avec cette petite l'avait marquée. Était-ce à partir de cet instant que la nomade avait capté cette lumière qui ne l'avait plus jamais quittée ? Après tout, le Soleil n'éblouit jamais autant que lorsqu'il a de quoi le refléter.

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