La Fontaine aux Voeux

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Au parc, sous un soleil de plomb, Ludivine observait les jeunes femmes dont les corps s’étalaient à perte de vue, diaprant de leur beauté un écrin de verdure. Demies-nues, alanguies comme des naïades des temps modernes, prenant des pauses dignes de magazines, elles lézardaient, silencieuses, offertes aux éléments.

Leurs corps si fins, si parfaits, leurs protubérances saillantes, lui renvoyaient l’image terrible de son corps imparfait, informe, de sa poitrine disgracieuse, à peine digne de la vestale qu’elle pourrait être en d’autres temps, d’autres lieux. Que dire, en outre, de sa peau lézardée, saccagée par les aléas de la vie, par des déprimes gourmandes et autres régimes despotiques ? Ludivine complexait ; elle n’osait plus offrir sa carcasse au soleil, de même qu’elle évitait de mirer son reflet simiesque sur l’onde d’un lac ou la surface cruelle d’une fenêtre, d’un miroir.

Pourtant, de l’astre, elle aimerait l’étreinte puissante et sentir, sur son corps distendu, les timides caresses du vent. Aussi chercha-t-elle, loin des pelouses infinies, un recoin de solitude, un lieu ombragé où les rayons du soleil traverseraient la dentelle douce des feuillages. Ce fut ainsi qu’au détour d’un sentier bordé de fougères, aux odeurs automnales de sous-bois, elle aperçut la fontaine aux vœux dont sa mère lui contait, enfant, les mille promesses.

« Il suffit de lancer une pièce dans l’eau de la fontaine pour que sa déesse exauce ton vœu, mais attention, tu ne peux en faire qu’un seul. Désires-tu faire un vœu, ma petite puce ? »

Du plus loin qu’elle se souvînt, Ludivine n’avait jamais cru à ces sornettes, qu’il s’agît de princesses, fées, sortilèges et autres amours de conte. Au contraire : elle avait très vite compris, au travers du quotidien, combien la vie n’en était pas le miroir, qu’elle était grise, sombre, implacable, et, pire encore, n’invitait guère à la rêverie.

Pourtant, pour faire plaisir à sa mère inquiète de ses humeurs maussades, voire dépressives, elle avait lancé une pièce d’un euro dans les eaux claires de la fontaine, une pièce que lui avait offerte la petite souris, une autre célébrité qu’elle refusait obstinément de considérer.

Les poings serrés, la tête relevée, dans un silence solennel, elle avait donc osé le vœu d’être belle et aimée pour ne plus entendre jamais ces surnoms de crapaud qui bourdonnaient non loin de ses oreilles, ne plus rencontrer l’effrayant rictus de son épouvantable reflet, devenir enfin une petite fille comme les autres, qui s’amuse, chantonne et rit. Elle n’en pouvait plus d’être cette moins que rien brimée, insultée, molestée, que des pimbêches sans foi ni loi attendaient après les cours, pour l’humilier de toutes les façons et s’en gausser.

Hélas, plus les années passèrent et plus son visage devint ingrat, poupin et pustuleux, plus son corps se déformait au gré de ses époques, de ses errances désespérées, de ses essais maladroits et risibles pour devenir quelqu’un d’autre. Ce corps censé nous appartenir, pensa-t-elle souvent, n’est qu’une prison rebelle, un démon qui nous opprime, et nous façonne, jusqu’à nous dévorer l’esprit. Quant aux regards railleurs et aux propos caustiques qui parvenaient jusqu’à elle où qu’elle fût, elle s’était habituée à cette musique infâme, et ne pleurait plus.

Seize ans plus tard, de nouveau devant cette fontaine qu’elle avait oubliée, ses années de souffrances, ses déboires conjugués au passé lui revinrent en mémoire. Elle se surprit à la maudire, cette statue, ses feintes promesses, sa nudité exubérante offerte à tous les regards, de sa poitrine fière et conique à son mont de Vénus tentateur et iconique. Ses jambes chastement repliées avec une fausse pudeur de vierge effarouchée l’insupportaient. Que dire, enfin, de son visage altier, de son menton légèrement relevé, du regard hautain qu’elle dardait, implacable comme une reine jaugeant sa Cour de cloportes ? Elle était toutes les femmes en une, figée dans le marbre à jamais, le sexe de la discorde et de la mesquinerie.

Ludivine ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette déesse anonyme, seule au centre de son bassin, lovelace au milieu des arbres qui s’inclinaient de leurs branchages, à la frôler de leurs feuillages luisants. Elle eut l’impression quelque peu désagréable que l’impériale statue la toisait, que, dans son mutisme séculaire, elle se moquait d’elle, de ses espérances cachées, plus profondes qu’elle ne le pensait jadis. À cette étrange pensée, un frisson parcourut Ludivine : sans doute son imagination !

Elle s’apprêta à faire demi tour quand elle crut percevoir, au creux de son tympan droit, un chuchotis qui n’était pas du vent la douce mélodie, mais d’une mégère le camouflet le plus glacé :

« Pourquoi reviens-tu ici, sombre idiote ? Tu croyais qu’en me donnant une simple pièce sans même me sourire, j’allais exaucer un laideron tel que toi ? Je te pensais plus intelligente : j’ai bien vu que tu rechignais à me lancer ton offrande. Tu ne peux pas partir sans rien me laisser : un sourire, ton allégeance, une pièce. Donne moi tout cela et je t’exaucerai ! Tous les hommes seront à tes pieds, et les femmes te jalouseront. Je t’en fais le serment. »

Sur le visage de la déesse, un semblant de sourire : à peine quelques instants ! Ludivine ne sut qu’en penser. Inquiète, elle s’éloigna à pas menus, or la voix semblait la poursuivre, martelant ad nauséam sa vaine promesse de sorte que la jeune femme comprit qu’elle n’était pas folle, que ce n’était pas son imagination qui lui jouait des tours.

Terre à terre, Ludivine ne croyait en rien, ni à la duplicité des mythes, ni aux salmigondis fallacieux des religions. Elle se fiait totalement à ses sens : ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait… Là, quelque chose se passait en elle, ou hors d’elle, quelque chose qu’elle ne comprenait pas, et refusait d’appréhender. La cadence de ses pas redoubla, de même que la voix qui tonnait dans son crâne gagnait en intensité, jusqu’à provoquer des douleurs incoercibles. Assaillie par cette violence contre laquelle elle ne pouvait lutter, Ludivine rebroussa chemin, jusqu’à retrouver la déesse qu’elle ne reconnut pas : un visage doux, avenant, un regard tendre, maternel.

« Offre-moi une pièce, créature ingrate, résonna-t-elle. Donne-moi un sourire, et j’exaucerai ton vœu. Je vois comme la vie t’est difficile. Des années à croupir dans un placard, dans l’ombre, à être détestée, à faire rire les autres comme un monstre de foire. C’est cette vie pathétique que tu veux ? Je peux lire en toi comme dans un livre ouvert, maintenant que tu as retrouvé l’espoir. Tu ne le sais pas encore, mais il est là, en toi. Et tu peux m’entendre, enfin ! Ne désires-tu pas, Ludivine, que j’allège ton sinistre fardeau ? Ne ressens-tu pas l’envie de connaître le bonheur, la beauté que tu mérites ? Songe à cela mon enfant : tu es encore jeune, et tu as tellement d’années devant toi ! Pourquoi te condamner ainsi à revivre le même calvaire chaque jour ? »

Ludivine, toujours plus inquiète et peu encline à écouter ces sombres vérités qui la hantaient depuis toujours, bondit : non pas vers cette déesse insensée à qui elle aimerait tordre le cou, pour la réduire au silence, mais pour récupérer sa dîme, reliquat d’une époque révolue. Elle avait tant regretté, le vœu évacué, cette petite pièce qu’elle destinait à de grandes choses : acheter quelques plaisirs acidulés, pour effacer les malheurs d’une journée.

« Tu m’as volé, salope ! Jamais il n’a été question de sourire ! Tu m’as mentie ! Je devrais même te les piquer toutes, tes saletés de pièces, et me faire un resto ! »

Ne réalisant pas l’incongruité de s’adresser à une statue, que n’importe qui aurait pu se moquer d’une telle fantasmagorie, ou, pire, l’immortaliser dans une vidéo des plus virales, Ludivine se pencha pour récolter des années d’offrandes stupides : une multitude de pièces qui, malgré l’eau fangeuse et la vase, renvoyaient les rayons du soleil et l’aveuglaient. C’était comme si les arbres avaient écartés leurs feuillages pour inonder de lumière et cet étendu et rendre à la jeune fille la tâche plus ardue.

Penchée dangereusement sur le bassin insalubre, les yeux douloureux, à peine entrouverts, Ludivine n’y prêta pas attention et pensa à son repas du soir. De ses mains tubéreuses, elle fouillait le bourbier et drainait la monnaie qu’elle entassait à ses côtés. Elle s’étonna que personne n’eut cette idée de génie ; sans doute l’eau croupissante, la vase menaçante dissuadaient les plus téméraires. Pour l’heure, son ventre gargantuesque grognait comme jamais à l’idée des bons petits plats qui s’aligneraient devant sa serviette !

À mesure qu’elle amassait son butin, une convoitise de pirate s’empara d’elle de sorte qu’elle en désirait toujours plus et se courbait davantage sur la robe maussade de l’onde. Dangereusement, fatalement… au point de chuter dans la fange la tête la première, alors que la déesse en colère se mit à lui crever les tympans de ses ricanements. Ce plongeon impromptu produisit une vague immense qui, dans son reflux, ramena toutes les pièces dans la fontaine, au grand désespoir de Ludivine qui n’eut d’autre choix que de penser à sa survie.

Cette dernière essaya tant bien que mal de nager, mais il lui semblait que ses jambes s’enfonçaient toujours plus profondément dans une vase insoupçonnée. Des mains agressives, sorties de nulle part, semblaient la retenir, l’attirant au plus profond de la terre. Elle essayait de crier, mais l’eau croupie se déversait en trombe dans sa gorge. Las ! Son goitre infâme s’engouffra dans les flots sauvages que fit naître ses mouvements forcenés. Son visage effaré ne tarda pas à disparaître, laissant place à des bulles qui éclatèrent un instant sous les yeux rieurs de la déesse.


***


N’allez pas croire, lecteur rompu aux fins dramatiques qui peuplent ce recueil, qu’il s’agisse encore une fois de broyer du noir, de sombrer dans le désespoir et la violence, puisqu’ici la chute de cette pièce - n’ayons pas peur des répétitions - est positive. Et là voici, en peu de mots.

L’âme de Ludivine remplaça celle d’une autre femme déçue par les promesses de la fontaine et captive d’icelle, une malédiction qui pourrait sembler terrible, mais qui ne déplut en rien à notre héroïne - si tant est que nous puissions la qualifier ainsi.

En effet, Ludivine fut heureuse de cette nouvelle prison puisque les gens lui parlaient, lui jetaient quantité d’oboles et ne manquaient jamais de lui confier mille espoirs et secrets ; voilà qui était fort charmant !

Et ce n’est pas tout : parfois, la nuit, des hommes aventureux venaient reluquer ses formes appétissantes, mises en valeur par la lumière sélénienne. Ces fantoches se masturbaient devant elle : chaque fois elle tombait en pâmoison de les voir ainsi livrés à ses désirs, et leur chuchotait quelques-uns de ses fantasmes pour qu’ils nourrissent ses flots rances de leur aigre semence.

Comblée d’un bonheur infini, Ludivine irradiait. Aurait-elle espéré un jour que son vœu fût exaucé, et qui plus est d’une si belle manière ? Elle était belle, aimée et au-delà. Quant à la morale de cette étrange histoire, il n’appartient qu’à vous de la déceler - ou l’inventer, c’est encore mieux.

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