Chapitre 1

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Titre provisoire.

Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

— Ma MG ! C’est finalement tout ce qui compte pour moi.

Prisca, la jeune femme qui avait murmuré ces mots à l’attention de sa petite voiture typiquement britannique, était d’une humeur massacrante. Les vifs propos qu’elle venait d’échanger avec son compagnon l’avaient amenée à quitter son domicile pour s’aérer. Depuis quelque temps déjà, ce genre de scènes conflictuelles se multipliaient et la vie commençait à devenir intenable. La cause de ces disputes était pourtant futile : Prisca avait le désir de s’épanouir. Elle s’était mise en tête, cela faisait maintenant une bonne année, de reprendre ses études et aller de l’avant.

Son compagnon lui reprochait régulièrement son ambition et se contentait de la voir travailler, à peu de frais — à vrai dire gratuitement —, dans son entreprise de bâtiment. Il lui donnait de l’argent, juste pour la bonne marche du foyer.

Tout en ouvrant la portière du véhicule, Prisca se promit de ne pas céder, car le travail de bénévolat qu’elle effectuait depuis presque cinq ans la révoltait.

Elle eut du mal à démarrer le moteur qui accusait déjà un certain âge, mais elle ne pouvait pas se séparer de sa MG qu’elle avait pu s’offrir avec peine. De plus, c’était sa première auto.

Il devait être quatorze heures. Prisca fila en direction du centre commercial où elle espérait pouvoir se changer les idées. Les sempiternels embouteillages la mirent un peu plus de mauvaise humeur et elle pesta contre le flot de véhicules qui lui évoquait une rivière sortie de son lit, car même les trottoirs étaient encombrés par les voitures.

La MG s'immobilisa dans un crissement de pneus sur le parking du supermarché, un arrêt à l’image de l’irritation de Prisca qui n’avait pu s’en débarrasser. Elle se dirigea vers l’entrée ouest de la galerie où, comme cela se passait souvent, trois voitures étaient exposées, attendant que des clients succombent à leur charme, ce qui n’était pas difficile vu l’importance donnée dans l’île à tout ce qui possédait quatre roues. Avant de prendre un café, elle décida d’acheter le journal au bureau de tabac qui se trouvait à quelques mètres. Elle paya le quotidien, sortit et l’ouvrit. La tête plongée dans les pages, elle prit lentement la direction de la pâtisserie, en prenant garde à ne pas heurter un client, bien qu’ils fussent peu nombreux en ce début d’après-midi.

— Pas possible ! s’écria Prisca en faisant se retourner de frayeur une personne qui passait près d’elle.

Elle lui jeta un regard embarrassé et s’affala sur la banquette octogonale en teck la plus proche. Ses mains tremblaient tellement que leur mouvement saccadé s’était transmis au journal qui n’allait pas tarder à se transformer en éventail.

— Ce n’est pas possible, répéta-t-elle toute secouée.

Elle ferma les yeux et les rouvrit, mais il n’y avait pas de doute. Elle avait tout de suite reconnu la photo d’un homme, qui illustrait un petit article, sous laquelle elle lut la légende : L’écrivain Merwen Lemaistre dédicacera son ouvrage, lors de sa visite à La Réunion.

Prisca, qui n’avait pas encore porté attention à l’article tant elle était émue, avait du mal à détacher son regard du journal, comme si elle était magnétisée. Finalement, elle se décida à lire le texte dans l’espoir d’obtenir plus d’informations.

Après une absence de huit ans, l’écrivain Merwen Lemaistre sera de retour, le mois prochain, à La Réunion. Il apportera dans ses bagages, son troisième et récent ouvrage, « La Roue de la Foi ». Après deux livres qui ont rencontré un succès d’estime, son nouveau roman a créé la surprise en se vendant à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

Merwen Lemaistre, qui reste discret, a pourtant reconnu que l’engouement causé par son livre l’avait fortement surpris et presque intimidé.

Quant à sa visite dans l’île, il a laissé entendre qu’elle avait pour objet la préparation de sa prochaine publication. Il faut rappeler que son ancêtre a voyagé en Orient aux xviiie et xixe siècles et que, selon un témoignage de l’époque, il aurait dérobé trois statuettes représentant des divinités et qu’elles se trouveraient aujourd’hui en sa possession. Peut-être une occasion de confirmer ou de démentir cette information.

Merwen Lemaistre dédicacera « La Roue de la Foi » à Saint-Denis et à Saint-Pierre.

Des souvenirs, pas totalement enfouis, revenaient à la surface, accompagnés d’un flot de questions.

— Est-ce qu’il se souvient de moi ? Est-ce qu’il me reconnaîtrait ? se demanda Prisca, dubitative.

Des questions évidemment sans réponse et, dans l’immédiat, il lui fallait une solution pour endiguer et comprendre l’émotion qui l’avait submergée.

Elle respira profondément, se leva et entra dans le supermarché. Elle se dirigea immédiatement vers le rayon culturel. Elle passa devant les disques, puis les jeux vidéo qui retenaient deux adolescents et parvint enfin aux livres. Elle n’eut pas à chercher longtemps. En effet, le dernier exemplaire de La Roue de la Foi était bien en vue, comme si le livre l’attendait.

Sans hésitation, les mains toujours tremblantes, elle s’en empara et le retourna pour lire la quatrième de couverture. Une autre photo, en quadrichromie, la dévisageait d’un regard inanimé. Elle la caressa en pensant qu’elle s’apprêtait à revoir bientôt Merwen. C’était une certitude qui allait se transformer en obsession.

Elle passa à une caisse où une caissière semblait s’ennuyer du manque de client et marcha d’un pas rapide en direction de sa MG. Elle avait oublié de s’arrêter pour commander un café.

De retour dans sa maison située dans le quartier de Terrain Fleury, au Tampon, Prisca se retrouva seule, comme cela se produisait habituellement les après-midi. Jocelyn, son compagnon, était à son atelier et ne rentrait que le soir. Elle s’occupait tous les matins de l’entreprise en prenant les commandes et les rendez-vous, sans omettre les travaux de gestion. Et depuis quelque temps, elle y mettait vraiment de la mauvaise volonté à accomplir le travail.

Elle se précipita vers sa chambre, ouvrit l’armoire en bois de natte (1) et chercha fébrilement quelque chose sur la tablette qui se trouvait au niveau de sa poitrine. Au bout de quelques secondes, elle dégagea une boîte en carton, cachée depuis des lustres derrière ses sous-vêtements. Elle s’assied sur le lit où elle avait déposé son livre et souleva religieusement le couvercle qui semblait receler un objet sacré. Elle en retira d’anciennes lettres et plusieurs photos, témoins d’un passé proche et lointain à la fois. Elle chercha encore à l’intérieur, sous des papiers, et ses doigts se refermèrent sur une jolie plume en argent, ultime cadeau d’un premier amour.

« Un jour ou l’autre, les mots que tu écriras avec cette plume traceront une ligne, ô combien sinueuse, qui te ramènera vers moi. »

Ce fut les dernières paroles qu’avait prononcées Merwen Lemaistre avant de disparaître, il y avait dix ans. Prisca ne l’avait plus revu.

Elle regarda attentivement la petite plume. Elle l’avait utilisé au début et finit par la remiser avec lettres et photos lorsqu’elle commença à sortir avec Jocelyn, rencontré deux mois auparavant lors d’un concert où l’avait amené Merwen Lemaistre. Cruel destin !

La dizaine de clichés, les rares que Prisca possédait d’elle et qu’elle conservait précieusement, avaient été faites par Merwen Lemaistre. Celles de son enfance étaient restées chez ses parents. Elle soupira en les découvrant à nouveau et, finalement, préféra les remettre dans la boîte avec les lettres qu’elle n’avait pas encore le courage de relire. Ce début d’après-midi était déjà trop chargé en émotions. Elle rangea la boîte, mais garda la plume. Après avoir soupiré une fois de plus, elle s’affala sur le lit, prit le pavé de cinq cents pages et commença à le lire.

Il était pratiquement dix-huit heures et Prisca se leva brusquement. Elle lisait sans interruption depuis plusieurs heures. Elle se rua vers son ordinateur et se connecta à l’Internet. Elle se rua vers son ordinateur, entra « éditions ultramarines » dans le moteur de recherche. Une fois sur le site de l’éditeur de La Roue de la Foi, elle cliqua sur la rubrique contact, nota l’adresse et le numéro de téléphone et se rendit au salon. Elle prit le combiné téléphonique sur lequel elle pianota rapidement.

— Les Éditions Ultramarines, bonjour.

— Bonjour Madame, dit-elle d’une voix légèrement tremblotante qui trahissait son émotion. Voilà, je souhaiterais contacter un écrivain que vous publiez et j’aimerais obtenir ses coordonnées.

— Je suis désolée, répondit la standardiste, faussement navrée, nous ne communiquons pas ce genre d’informations personnelles. Par contre, vous pouvez lui écrire aux Éditions en mentionnant son nom sur l’enveloppe. Nous ferons suivre le courrier.

— Merci Madame. Bonne fin d’après-midi.

Prisca raccrocha au moment où Jocelyn apparut à la porte du salon, l’air irrité.

— Cela fait des heures que j’essaye de t’appeler sur ton portable et tu ne décroches pas, dit-il avec rudesse. C’était qui ? ajouta-t-il en montrant le téléphone du menton.

— C’est normal, ma batterie est déchargée, et puis cela ne te regarde pas.

— Faut-il te rappeler que tu es chez moi ?

Prisca ne releva pas la remarque acerbe et préféra aller se doucher en le foudroyant toutefois du regard.

— Idiot ! murmura-t-elle, lorsqu’il fut hors de vue.

Le repas se passa dans une atmosphère maussade et peu de mots furent échangés.

Après avoir dîné, Prisca s’installa face à la télévision, confortablement calée dans le canapé avec son livre. Jocelyn jugea préférable de s’asseoir dans un fauteuil pour ne pas la déranger, mais l’envie de l’énerver était la plus forte.

— Tu lis maintenant ? Madame joue à l’intellectuelle !

— Mademoiselle, rectifia-t-elle. Au moins, je sais lire ! Ce n’est pas comme un certain travailleur manuel que je connais.

Jocelyn se leva d’un bond, rouge de colère.

Et qui te loge, te nourrit, t’achète tout ce que tu veux ? hurla-t-il. C’est bien le manuel. Rien ne manque dans la case. Je me demande pourquoi je vis avec toi depuis tout ce temps. Je préfère aller me coucher.

Prisca demeura silencieuse. Elle se demanda aussi comment elle pouvait vivre avec lui. Et pourtant, il avait toujours était gentil avec elle et elle l’aimait bien. Mais elle n’avait jamais été amoureuse de lui.

— Pourquoi lui et pas Merwen Lemaistre ? pensa-t-elle.

Prisca termina son livre à regret. C’est vrai qu’elle ne lisait plus beaucoup et cependant, La Roue de la Foi l’avait vraiment captivée — ainsi que l’image de Merwen qui restait en filigrane — et elle l’avait lu avec avidité.

Il était environ vingt-deux heures. La jeune femme alla se changer et rejoint, avec peu d’intérêt, son compagnon.

Jocelyn, qui dormait à moitié, se rapprocha d’elle et se fit de plus en plus pressant.

— S’il te plaît, pas ce soir, objecta-t-elle en essayant de le décourager.

— Oublions les conflits, répondit-il en se montrant plus insistant. Un câlin et tout rentrera dans l’ordre.

Prisca, qui n’avait pourtant aucun désir, dut céder pour avoir la paix. Des larmes se mirent à couler alors que Jocelyn se satisfaisait de cette relation non partagée. Il n’avait même pas remarqué que sa compagne pleurait ; dans ces moments, il ne pensait qu’à lui.

Épuisé, Jocelyn s’endormit aussitôt et commença à ronfler légèrement. Prisca, toujours en pleurs, s’assura qu’il dormait bien et se leva. Elle se sentait souillée, humiliée. Elle se rendit dans la salle de bains et resta longtemps sous la douche pour retrouver un peu de dignité et de propreté.

Enveloppée d’un peignoir, elle prit la plume pour la nettoyer à grande eau et enlever l’encre séchée puis installa une cartouche neuve. Elle descendit ensuite à la salle à manger en ayant soin d’apporter du papier à lettres. Elle s’assied en veillant à ne pas faire de bruit avec la chaise.

Elle resta quelques instants devant la feuille, en se demandant bien ce qu’elle pouvait écrire. Devait-elle dire à Merwen Lemaistre que c’était elle, Prisca, son ancienne petite amie, ou se faire passer pour une lectrice ? C’était un vrai dilemme ; elle penchait pour la première solution, car elle voulait renouer immédiatement des liens brisés depuis de nombreuses années. Finalement, elle opta pour la seconde en pensant lui faire une surprise lors de sa venue dans l’île.

Cher Monsieur,

Je viens de découvrir votre livre La Roue de la Foi et je dois avouer qu’il m’a beaucoup plu. Vous m’avez donné le courage de prendre des décisions que je n’osais pas.

La presse a fait état de votre prochain voyage à La Réunion et je souhaiterais, à cette occasion, pouvoir vous rencontrer afin que vous me dédicaciez votre livre et que vous consentiez à me consacrer quelques instants, car je désire vivement m’entretenir avec vous.

Je sais que votre emploi du temps sera sans doute chargé, mais cette rencontre revêt pour moi une grande importance et j’espère une réponse favorable à ma requête.

Dans l’attente de votre visite, veuillez recevoir mes meilleures salutations.

Mlle Houarot

P.-S. Si vous le souhaitez, vous pouvez me contacter à ce courriel : pririot@laposte.fr.

Prisca écrivit soigneusement son adresse de messagerie. Elle relut plusieurs fois la lettre et le désir de révéler qui elle était devenait presque insoutenable. Elle se décida à la placer dans une enveloppe préaffranchie qu’elle glissa dans son sac à main resté sur le canapé.

Elle se rendit dans son bureau et navigua sur le Web pendant une heure. Finalement, fatiguée, elle alla se coucher dans la chambre d’ami, qui avait été réservée à un enfant qu’elle n’avait pas désiré avoir. Elle avait toujours dit à Jocelyn qu’il était trop tôt pour cela… aujourd’hui il était trop tard. Dorénavant, elle dormirait à part.

Lorsque Jocelyn se réveilla, il fut surpris de se retrouver seul. Il appela Prisca et, en guise de réponse, il n’obtint que le silence matinal entrecoupé seulement par chant des bulbuls. Il se leva et ne trouva personne dans la salle à manger ni dans la cuisine. D’ailleurs, le petit-déjeuner n’était même pas prêt, ce qui était inhabituel.

Il grimpa les marches quatre à quatre et s’engouffra dans le bureau, car il savait que sa compagne y passait beaucoup de temps — trop de temps à son goût — sur le réseau. La pièce était vide. À tout hasard, il ouvrit la porte de la chambre d’ami qui couina légèrement et vit Prisca enveloppée dans le couvre-lit. Dubitatif, il s’approcha et la secoua pour la réveiller.

Elle grommela et se retourna vers le mur.

— Laisse-moi tranquille, je suis fatiguée, marmonna-t-elle.

— Debout ! Il est presque six heures trente et il faut préparer le petit déjeuner. Et comment se fait-il que tu te trouves dans cette chambre ?

— J’arrive, lâcha Prisca en guise de réponse. Vas-y, je te rejoins.

C’est avec beaucoup de mauvaise grâce que Prisca confectionna le repas du matin. En effet, il allait très tôt dans son entreprise qui se trouvait à deux pas de leur maison, trop grande pour un couple.

Ils déjeunèrent dans une atmosphère qui n’avait rien à envier à la froideur qui régnait déjà la veille. Pour une fois, Jocelyn fut bien inspiré de ne faire aucune remarque. Il avait compris que Prisca était vraiment fatiguée et qu’elle n’avait pas envie de discuter.

Il s’éclipsa vitement pour retrouver son atelier.

Après son départ, Prisca se prépara rapidement. Elle n’avait qu’une idée, se rendre à la Poste. De plus, elle s’était décidée à prendre enfin son existence en main.

Comme d’habitude, l’établissement était sur le point d’exploser avec le nombre de clients chaque jour croissant. La queue, longue comme un anaconda, arrivait devant l’entrée, se mélangeant presque avec celle qui se trouvait face aux distributeurs de billets.

Fort heureusement, les boîtes aux lettres étaient un peu excentrées. Au moment de poster son pli, elle eut un instant d’hésitation et, le cœur battant, elle laissa glisser l’enveloppe dans la fente.

— Mon Dieu, faites qu’il me réponde, murmura-t-elle comme pour forcer le destin.

(1) Arbre endémique de La Réunion, de la famille des Sapotacées.

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