Passage à l'acte

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Tout ce qu'ils purent distinguer de prime abord fut la forme éthérée et lumineuse d'une masse grouillante. Puis, progressivement, elle se rassembla et se précisa pour devenir une espèce de chenille hérissée d'appendices divers, dont les yeux à facette, brillant d'un éclat malsain, se focalisèrent sur l'homme effrayé. Elle palpitait de façon erratique, comme si elle ne parvenait pas à prendre corps...

Hadria reporta son attention sur la sorcière ; elle rencontra deux prunelles d'obsidienne, qui la fixaient d'un regard mauvais. Un sourire étira les lèvres minces d'Hei Yue. Elle se redressa, appuyée sur son coude, et proféra quelques mots hâtifs. Serrant les dents, Hadria se baissant pour asséner un coup sur la tempe de la Chinoise avec la garde de la dague. La sorcière s'affaissa de nouveau, les yeux clos.

La jeune femme sentit la nausée la saisir : jamais auparavant, elle n'avait fait de mal à quiconque. Certes, il s'agissait de légitime défense, mais elle espérait de tout cœur qu'elle n'avait pas gravement blessé ni même tué Hei Yue.

Hadria avait pensé que la créature disparaîtrait, une fois son invocatrice inconsciente, mais elle pouvait toujours percevoir la forme luminescente en périphérie de son regard. Elle se tourna, presque contre sa volonté, vers la Larve : la monstrueuse chenille manifestait une certaine hésitation, comme si l'absence de sa maîtresse l'avait soudain privée de but clair. Prise d'une frénésie née de l'impatience ou de l'impuissance, elle se tordait en tout sens en remuant ses appendices.

« Miss Forbes, lança Ashley d'une voix tendue, prenez garde : sans l'influence de Hei Yue, la créature va revenir à ses instincts les plus basiques... Elle va chercher à se nourrir.

— Se nourrir ? »

Elle entendit soudain la voix du gros Chinois : elle ne comprenait pas ce qu'il disait, mais son ton suppliant témoignait de sa terreur profonde. Sans avoir à le demander à son équipier, elle réalisa de quoi s'alimentait l'esprit gu... Elle se tourna de nouveau vers le coffre, leva la dague pour briser le sceau et détruire le contenu du pot, même si cette idée la révulsait. Derrière elle s'éleva un hurlement terrible ; un frisson parcourut son dos.

« Mis... Mister Ashley ? appela-t-elle avec appréhension.

— Dépêchez-vous ! »

Même si elle s'efforçait d'ignorer ce qui se déroulait dans son dos, l'urgence dans les paroles de son partenaire, autant qu'une curiosité mêlée de crainte, la poussa à se retourner : au-delà de la masse sombre du corps du Chinois, se tenait... non plus une larve répugnante et éthérée flottant dans les airs, mais une créature solide et redoutable. Un énorme chien d'une race indéterminée, aux yeux jaunes luminescents, se dressait la bave aux lèvres devant le normaliste, prêt à bondir sur lui.

« Elle a pris de la puissance en se nourrissant, expliqua Ashley d'une voix tendue. Faites vite, avant qu'elle ne reporte son attention sur vous. Je vais tenter de la retenir.

— Mais comment ? balbutia-t-elle. Vous avez dit qu'on ne pouvait pas détruire l'esprit...

— Ne discutez pas ! »

Hadria aurait pu s'offusquer du ton autoritaire qu'il venait d'employer, mais elle était bien trop inquiète pour même y songer. Serrant les dents, elle se pencha vers l'intérieur du coffre et frappa de nouveau le sceau, qui commença à s'émietter sous les coups répétés. Chaque éclat qui se détachait semblait relâcher un peu de la haine qui était à la base de l'existence de l'esprit gu, ébranlant sa résolution. Des larmes de frayeur coulaient de ses yeux ; elle ne se donna pas la peine de les essuyer, même si elles troublaient sa vision. Resserrant ses doigts sur le manche de la dague, elle redoubla d'efforts, sentant une sueur froide tremper ses gants et menacer de lui faire perdre sa prise sur l'arme.

Enfin, les derniers fragments tombèrent ; Hadria trancha les lacs de soies qui retenaient le couvercle, mais elle eut beau tenter de le soulever, il refusa de se séparer du pot. Une brume dorée, d'une phosphorescence maladive, commença à suinter de la jointure. Avec un cri étouffé, elle recula et se tourna vers Ashley.

Le normaliste s'efforçait de maintenir la manifestation loin d'elle, en lui faisant un rempart de son corps. L'animal le regardait en grognant, la bave aux lèvres, se déplaçant latéralement pour trouver une ouverture. Finalement, il tenta de bondir sur lui...

Le Derringer retentit ; la balle entra dans le front de la bête, la projetant en arrière dans une mare de fluide doré. Mais en quelques secondes, la blessure s'était refermée et elle s'était redressée, poussant un grondement sourd et cherchant le meilleur angle pour venir à bout de son adversaire. Hadria voyait déjà le moment où la créature parviendrait à saisir Ashley à la gorge et à le mettre en pièce.

En désespoir de cause, la jeune femme attrapa le pot par son rebord et s'efforça de le tirer du coffre. Il était si lourd qu'elle pouvait à peine le soulever ; elle serra les dents et fit appel à toutes ses maigres forces, sentant son dos craquer sous la tension. Enfin, elle réussit à lever le récipient de terre cuite et à le précipiter au sol ; il explosa en mille morceaux, laissant échapper son répugnant contenu.

Il lui était difficile de regarder la chose sans être tordue par la nausée ; mais la proximité du danger – celui que courait son partenaire autant qu'elle-même – lui donnait l'énergie de résister au malaise qui la menaçait. Hadria se dit, avec une froideur qui la surprit, qu'il fallait qu'elle parvienne à détruire ce magma informe, noirâtre et grouillant, hérissé de dards, de dents et d'aiguillons, sans risquer de se faire contaminer par son poison.

Visiblement, la créature chimérique ne pouvait que frémir ou vaguement ramper : il ne serait pas si compliqué d'en venir à bout. Elle avisa un petit brasero non loin d'elle : assez léger pour qu'elle puisse le soulever par son pied, assez dense pour servir de masse contondante. Elle saisit cette arme improvisée, utilisant la coupelle comme pilon pour frapper le « cœur » de la manifestation gu.

Le bronze broya les chairs composites, faisant jaillir un mélange de fluides rouges, verts et bleuâtres, plus répugnants les uns que les autres. Elle leva de nouveau le trépied, étonnée que ses bras ne lâchent pas sous l'effort.

Elle crut entendre un cri étouffé qui ne pouvait pas être issu de la bête. Le Derringer retentit une seconde fois, mais elle se força à conserver son attention sur sa tâche. Un coup, puis un deuxième... Progressivement, la masse se changeait en une bouillie sanglante, qui frissonnait encore un peu. Les débris qu'elle abandonnait commencèrent à se transformer : un tronçon de serpent par ci, un segment de scolopendre par la, une patte d'araignée plus loin... Ou peut-être était-ce son imagination, qui les lui faisait voir ainsi dans la faible lueur rougeâtre et enfumée.

Elle continua à frapper. Encore et encore. Jusqu'à ce qu'une main touche son épaule, qu'une voix murmure à son oreille :

« Miss Forbes... Vous pouvez arrêter. Vous avez réussi... C'est terminé... »

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