Medium

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Jason était ce que l'on appelle un médium. La plupart du temps, il ressentait seulement leur présence. Mais parfois, il parvenait à les voir ou même à les entendre. Cela aurait pu ne pas être un "don" encombrant, puisque que les spectres ne restent que dans des endroits bien particuliers : les lieux où ils ont vécus, travaillé parfois, ceux où ils sont morts, bref, les lieux pour lesquels ils ont un fort attachement. Et, bien évidemment, les cimetières. Et c'était bien de là que venait le problème. Car si médium était ce que certains qualifiaient de "don", il ne s'agissait pas du métier de Jason. Jason était gardien de cimetière.

Ce n'était pas comme s'il avait eu le choix. Avant cela, Jason vivait de sa passion : il était pêcheur. Il avait son petit bateau, et se sentait bien, au large des côtes, seul. Mais voilà, sa compagne, Lila, institutrice, avait été mutée dans cette école de village, perdu en plein milieu de la campagne, et le seul poste à pourvoir à des kilomètres à la ronde était celui que Jason redoutait le plus. Il n'en avait pas parlé à Lila. Elle ignorait tout de son "don".

D'ailleurs, Jason n'aimait pas l'appeler ainsi. Ce n'était pas un don pour lui. Tout juste une particularité, voire une malédiction. Certains fantômes étaient de vrais pots de colle ! Ils ne parlaient pas forcément, mais suivaient le jeune médium comme son ombre. Parfois, il voyait leurs yeux vides le fixer, faisant peser sur lui leurs regards. Il avait alors l'impression qu'une vague de froid l'enveloppait. D'autres fois, il avait affaire à des bavards. La plupart du temps, il s'agissait de bourdonnements. Mais, si le fantôme était suffisamment "matérialisé", il pouvait entendre distinctement son flot de paroles. "Est-ce que vous pouvez dire à ma femme que je l'aime ?", "Est-ce que vous pouvez dire au voisin que c'est moi qui ai cassé son portillon ?", "Et, vous savez, moi, de mon temps...". Jason pourrait paraître cruel de les ignorer ainsi. Mais, lorsqu'il était enfant, vouloir rendre service à toutes les demandes extravagantes des défunts lui avaient causé tant de problèmes qu'il s'était résigné à ne plus y répondre. Tant pis pour eux.

Une seule exception à la règle : les enfants. Il accordait une demande à chaque enfant qui parvenait à lui en formuler une. Aujourd'hui, aurait dû être l'anniversaire du jeune Joseph, celui de ses seize ans. Et, il y a quelques semaines, le jeune spectre avait demandé si Jason pourrait, à cette occasion, écrire pour lui une lettre à ses parents et à son frère aîné.

Ce soir de mars, une mince pellicule de neige tapissait le sol. Jason referma consciencieusement les grilles du cimetière et, calepin sous le bras, s'en alla vers la tombe du jeune garçon, tentant d'ignorer les pots de colle qui flottaient autour de lui. Joseph l'attendait, là, assis par terre et jouant avec le fantôme d'un chat au corps difforme. Encore un qui avait dû passer sous des roues en sortant du cimetière... Ce qui lui faisait un triste point commun avec Joseph. Le pauvre gamin était monté sur le scooter de son frère, sans casque, et, dans un virage, ils avaient glissé sur une plaque de verglas. Malheureusement pour eux, quatre jeunes, pas vraiment sobres, étaient arrivés à pleine vitesse dans leur voiture de sport juste à ce moment-là. Joseph était passé sous les roues. Son "corps" de spectre en avait d'ailleurs gardé les séquelles, et, même pour Jason qui était un habitué, c'était assez dérangeant à regarder.

- Hey, salut Jason !

- Bon anniversaire, répondit le médium. Enfin, si on peut dire...

- Regarde, j'ai eu un chat ! Le pauvre...

Jason s'assit à côté du garçon et posa une sacoche à côté de lui. Le chat-fantôme vint se frotter à lui, provoquant quelques désagréables frissons.

- Alors, as-tu réfléchi à ce que tu veux que j'écrive ?

- Oui.

Le médium sortit alors un carnet et un stylo de sa sacoche.

- Bien, je t'écoute, dit-il.

- "Papa, Maman, Philippe.

"D'abord, afin que vous sachiez que cette lettre n'a pas été écrite par un charlatan, je dois vous prouver qu'elle vient bien de moi. Alors voici quelques anecdotes :

" Mon premier chien s'appelait Black, et c'était un labrador que papa avait ramené pour Noël. Pour son premier soir à la maison, il a fait une crotte à côté des toilettes. Mon dessert préféré était le gâteau de crêpes au sirop que faisait maman. Et, enfin, c'est moi qui ai cassé la lampe de grand-mère, et non Philippe. Pour me couvrir, il vous a menti en disant que j'étais chez Mathieu.

"J'ai demandé à un ami médium de vous écrire cette lettre, car, ce jour, j'aurais eu seize ans. Je veux que vous sachiez que, malgré toutes les disputes que nous avons eues et tout ce que vous avez traversé, vous êtes, pour moi, la meilleure famille dont on puisse rêver. Vous serez toujours tous les trois dans mon cœur. Même lorsque j'aurais emprunté le tunnel qui me mènera au paradis.

"J'espère que vous ne me pleurez plus, et que vous ne pleurerez pas en lisant cette lettre. Je ne veux pas qu'elle vous rende tristes. Je souhaitais simplement vous dire que je vous aime et que je vais bien. Je ne suis pas malheureux. Je ne souffre pas, et n'ai pas souffert non plus. Je ne deviendrai jamais vétérinaire, mais il y a beaucoup d'animaux qui viennent me voir, là où je suis. Je ne suis pas obligé de supporter les profs barbants du collège ni du lycée, je n'ai pas de devoirs à faire, je n'aurais jamais à m'embêter avec le travail, les impôts, tous ces trucs d'adultes dont vous me rabattiez tout le temps les oreilles. Je n'ai pas beaucoup d'amis de mon âge ici, mais tout le monde est bienveillant avec moi. Surtout le nouveau gardien du cimetière !

J'espère que vous vous portez tous bien, et que ma lettre vous fera du bien et non de la peine.

Votre fils Joseph qui vous aime."

Jason avait retenu ses larmes. Le texte n'était pas très adroit, certes, mais il venait d'un enfant de seize ans (enfin, douze ans, si on ne devait compter que les années de sa courte vie). Il finit d'écrire la dernière phrase, et regarda avec peine le garçon défiguré par son accident. Le chat s'était lové entre ses jambes, il ronronnait. De mémoire, c'était la première fois que Jason entendait un fantôme ronronner.

- Jason ?

- Oui.

- Je ne veux pas savoir s'ils répondent. Je veux juste qu'ils aient la lettre. Rien de plus.

- OK.

Tous deux restèrent quelques instants, assis dans la neige. Cela faisait plusieurs longues minutes que Jason ne sentait plus ses fesses. Mais cela lui faisait de la peine d'abandonner Joseph le soir de son anniversaire. Même si la situation n'avait rien de joyeuse.

Soudain, une petite boule de lumière apparut non loin d'eux. Jason sursauta et se leva d'un bond, le souffle court. La petite boule grossissait lentement. Sa lumière était douce, rappelant celle émise par les lanternes de papier qu'on lâche dans le ciel. Ses contours commencèrent à s'affiner, et la lumière prit la forme d'un majestueux loup à trois têtes. Jason aurait voulu prendre ses jambes à son cou. Mais, curieusement, passé l'effet de surprise, cette apparition le rassurait plus qu'elle ne l'effrayait. Instinctivement, il savait. Comme si la vue de cette créature avait ouvert en lui un savoir enfoui.

- Le Cerbère... murmura-t-il pour lui-même.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Joseph.

- Les fantômes ne sont pas les seuls à errer dans les cimetières, Joseph. Le Cerbère écume les lieux à la recherche des âmes qui sont prêtes.

- Prêtes à quoi ?

- Tu ne devines pas ?

- Prêtes à traverser ? C'est ça ?

Jason ne répondit pas. Joseph avait deviné.

- Mais pourquoi ne l'avais-je jamais vu avant ?

- Parce qu'il n'était jamais venu pour toi...

Les mots s'étaient échappés de sa bouche. Il observait le Cerbère qui restait là, devant eux, immobile. Alors, Joseph se leva, le chat dans ses bras.

- Je peux le prendre avec moi, demanda-t-il à la créature lumineuse.

Cette dernière baissa ses trois têtes en signe de ce qui semblait être un acquiescement.

- Merci Jason, pour ce que tu as fait pour moi.

- De rien, petit.

- Tu crois que je pourrais revenir te voir, si je pars.

- Je pense que oui.

- Alors peut-être à bientôt.

Le jeune spectre se dirigea vers le Cerbère. À mesure qu'il s'approchait, la lumière de celui-ci se fit plus intense, jusqu'à devenir aveuglante. Puis, soudain, elle se volatilisa. Tel un nuage de poussière. Quelques particules flottaient dans l'air, reflétant la lumière des candélabres alentours. Jason mit quelque temps à reprendre ses esprits.

Ce qui venait de se passer, ce soir, lui semblait étrangement familier. Il essayait de réfuter ce sentiment, mais c'était impossible. Car il le savait. Jason, en satisfaisant les demandes et les souhaits des fantômes qui parvenaient à communiquer avec lui, avait le pouvoir de leur ouvrir les portes de "l'Autre Côté".

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