L'origine de Nocklël

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Alors que je m'attendais à une réponse immédiate, Nocklël se contenta de me fixer un long moment avant de prendre un croissant. Toujours sans un mot, il le porta à ses lèvres, croqua dedans, puis commença à mastiquer.

Avez-vous déjà vécu une situation similaire ? Vous vous trouvez face à quelqu'un, vous venez de lui poser une question et vous savez pertinemment que ce n'était pas la dernière des idioties. Pourtant, l'absence de réaction, le manque d'intérêt de votre interlocuteur vous fait douter. La paranoïa vous gagne, vous en venez à douter de ce que vous avez dit. Vous visualisez la scène ?

Voilà ce que je vivais, alors que Nocklël dévorait sa viennoiserie sans me quitter des yeux. J'avais la désagréable sensation d'être étudié au microscope. Je finis par avoir les joues en feu, bien heureux que ma carnation empêchât quiconque de deviner la tourmente qui m'agitait.

– Hum... J'ai bien dormi, et je suis à peu près sûr que tous mes mots étaient corrects cette fois, alors... pourquoi ne réponds-tu pas ? Aurais-je dit une bêtise ?

– Non Joli-Cœur, mais tu commences par la question la plus rébarbative !

– Faut bien commencer par quelque chose, râlai-je. Et puis, j'adore Noël moi, donc je veux tout savoir de A à Z !

– Je doute que le Z de Noël soit déjà atteint !

À mon tour, je demeurai stoïque et me contentais de le dévisager d'un air désabusé.

– D'accord, d'accord, je vais répondre, laisse-moi juste le temps d'ordonner ma réponse. Et de finir mon croissant aussi. Tu devrais en prendre un, ils sont délicieux !

Il engouffra aussitôt le reste de sa viennoiserie tandis qu'il en poussait une autre vers moi. La robe dorée, les délicats pétales d'amandes, le ventre gonflé, la courbure généreuse : tout chez ce croissant me faisait saliver. Alors que je m'en emparais, Nocklël se tourna vers moi, un coude sur le dossier, une jambe repliée sous ses fesses.

– Bien, commençons donc par l'origine du principal protagoniste, déclara-t-il.

– Chelle du Père Noël ? crachotai-je, la bouche pleine.

Amusé, il cligna des yeux plusieurs fois, puis fit mine d'essuyer un postillon — imaginaire, bien sûr ! Enfin... il me semble.

– Non, la mienne.

Cette fois, je pris soin de déglutir avant de lui demander, perplexe :

– Mais... tu es lui, non ?

– Bien sûr, je te taquinais juste pour te forcer à avaler ! Alors, tu as une petite idée de mon origine ?

Après quelques instants de réflexion, je récitai ce que j'avais toujours entendu :

– Le père Noël vit en Laponie. Il s'habille d'un grand manteau rouge et se déplace en traîneau tiré par des rennes, c'est mieux vu son grand âge. Le chef des rennes est Rudolphe, il a un nez rouge d'ailleurs. La nuit du 24 décembre, le Père Noël descend par les cheminées pour faire sa distribution de cadeau, à l'occasion de la naissance du Christ. Bon, là, je vois pas trop le rapport, mais peu importe. Il émanerait de Santa Claus. Qui lui-même proviendrait de Saint Nicolas.

– Qui lui-même vient de Nocklël, pouffa mon Père Noël un peu trop sexy.

Je le regardai, ébahi. Lui continua sans se soucier de mes états d'âme.

– D'ailleurs, savais-tu que le mot "noël" n'existe qu'en France ?

– Ben non, on dit christmas en anglais Weihnachten en allemand et...

– Qui se traduisent littéralement par "messe du Christ" et "la nuit sacrée". Noël n'a aucune traduction littérale. Les scientifiques cherchent des explications via l'étymologie, certains imaginent même un lien avec "Neue Helle", mais c'est bien plus simple que ça : Nocklël, Noël, Nicklaus... le bouche à oreilles, tu te souviens ? Bref, continue ?

Je le dévisageai comme si j'avais affaire à un aliéné. Je voulais lui demander des précisions, mais ses iris bleus me pénétrèrent et me laissèrent incapable de formuler ma demande. Par dépit, j'accédai à la sienne.

– Euh, oui. La partie catholique ne m'a jamais vraiment intéressée par contre, je t'en parlerai pas. En fait, je ne la connais même pas.

– Pas très dévot à ce que je vois, hein ?

Je m'inquiétai soudain. Et si mes lacunes religieuses le contrariaient ? Et si mon manque de foi le rebutait ?

– Je sens que tu vas changer d'avis d'ici peu, enfin, en quelque sorte. Tu me parlais donc de Saint Nicolas ?

– Hmm. Ah oui : sa légende est née en Allemagne. Selon le mythe germanique, le saint descendait du ciel, dans la nuit du 5 au 6 décembre et récompensait les enfants sages en leur distribuant généreusement des bonbons et des petits cadeaux. La pratique s'est étendue à tout le nord de l'Europe, mais aussi au nord de la France. Lorsque les Hollandais ont migré aux USA, ils ont importé la tradition de Saint Nicolas, Sinterclaes en Hollandais. Par déformation orale, c'est devenu Santa Claus.

– Et après, tu es surpris que Nocklël se soit modifié... grommela-t-il.

Je préférai l'ignorer pour ne pas perdre le fil.

– Après cela, des contes pour enfants ont encore modifié la légende et Saint Nicolas est devenu un lutin dodu qui se baladait dans un traîneau tiré par des rennes et qui descendait sur Terre la nuit du 24 au 25. Je n'ai pas trouvé pourquoi on passait du 6 au 24 décembre par contre... Il paraîtrait que Coca Cola l'a vraiment rendu célèbre, avec son manteau et son bonnet rouge, en reprenant une illustration de lui datant du début du siècle.

Je m'interrompis soudain ; je ne réalisai qu'à ce moment-là une énorme incohérence dans les prétentions de Nocklël.

– Mais comment pourrais-tu être à l'origine de ce mythe si vieux alors que tu es si jeune ?

– Je suis vieux. Bien plus vieux que cette légende. En fait, j'étais déjà "vieux" quand cette légende est née.

Et voilà qu'il se payait de nouveau ma tête.

– Quoi ? Mais non, tu as quoi, quarante ans tout au plus ? le contredis-je.

– Un peu plus que ça, assura-t-il, l'air mystérieux.

– Tu t'es fait botoxer ?

– Je ne suis pas Humain, Joli-Cœur. Pour te donner un ordre d'idée, j'ai vu apparaître les premiers dinosaures !

– Les...

J'en demeurai bouche grande ouverte, coupé net dans mon élan. Impossible, personne au monde ne vivait aussi longtemps ! J'ignorais la date précise, mais je savais que les dinosaures avaient vécu des millions d'années auparavant.

Bon, je ne connais toujours pas la date précise... et ça ne changera pas ; ça me colle le tournis à chaque fois que j'y songe !

À l'époque, un besoin irrépressible d'en savoir plus s'empara de moi, mais Nocklël me contraria une fois de plus. Loin de m'éclairer à propos de cette déclaration intrigante, il se contenta de revenir au sujet principal. Il ne perdait rien pour attendre...

– Ta version n'est pas si loin de la réalité, tu sais ? Pas pour le botox, évidemment, mais à quelques détails prêts, tu avais raison sur le reste. Sache déjà que Noël n'est pas du tout une fête catholique, à la base.

J'en oubliai aussitôt son âge. Jamais je n'avais entendu le moindre mot à ce propos !

– Hein ?

– Les Européens avaient coutume de fêter le passage du solstice d'hiver, et ce bien avant la naissance du Christ. Tu sais quand est le solstice, n'est-ce pas ?

– Oui, quand même, grognai-je, le 21 décembre.

– Les maisons étaient décorées, continua Nocklël après avoir hoché la tête, les villageois s'échangeaient des cadeaux. Ces fêtes, dites païennes, étaient magnifiques et pleines de joie. Sauf que l'Église ne les voyait pas d'un très bon œil et décréta que Jésus est né un 25 décembre. Et qu'il fallait célébrer cette naissance chaque année. La fête du solstice est ensuite tombée en désuétude avant d'être oubliée pour ne laisser que son pendant chrétien.

– Ils s'offraient déjà des cadeaux ?

– Exact.

– Donc, le Père Noël date en fait de cette époque ?

– Pas du tout, rit-il, même si j'avais déjà ma part de responsabilité dans cette fête. Le Père Noël, lui, vient bel et bien de Sankt Nicklaus. Sa représentation personnifiée en tout cas.

– Je ne comprends rien... tu es un lutin millénaire qui allait offrir des cadeaux aux Solstices, et un jour, on t'a pris pour Saint Nicolas ?

– Du tout, pour commencer, je ne suis pas un lutin, mais un Dieu.

– TU ES DIEU ? Non, attends, tu te moques de moi, tu voulais juste voir ma réaction parce que je suis non-cr...

– Non, je suis UN Dieu, me coupa-t-il le plus sérieusement du monde, pas Dieu. Pas le Dieu des Humains en tout cas.

– Impossible.

– Je dois faire de la magie pour te convaincre ? Oh, mais attends... c'est déjà fait.

Un peu vexé je ne rétorquai rien, il venait de me moucher. Pourtant, je n'en pensais pas moins : une créature pouvait bien pratiquer la magie sans pour autant être de nature divine ! Mais que lui demander pour me prouver son identité ? Qu'accomplissaient donc les Dieux que les autres magiciens ou autres bestioles surnaturelles ne faisaient ? Tout ça me dépassait...

– Je peux continuer ? Bien. Je suis donc le Dieu de la générosité. Je suis né lorsque la conscience s'est éveillée chez les êtres vivants, lorsqu'une race s'est avérée capable de penser, de réfléchir. Depuis, j'insuffle aux peuples le désir de partager, d'offrir, de faire plaisir. Souvent, ça fonctionne, ils vivent en paix, s'entraident. Parfois, ça échoue lamentablement : la générosité ne compense pas la haine. Au moins, pour ce que tu nommes " Noël", c'est globalement une réussite !

J'hésitai, un peu perdu et toujours pas convaincu par ses explications.

– Donc... Le père Noël serait en réalité un Dieu généreux ?

– La générosité incarnée plutôt.

– Mouais, sauf que tu ne distribues pas vraiment de cadeaux. En as-tu seulement déjà distribué ?

– Disons que je n'en distribue plus. De nos jours, sur Terre, c'est compliqué. Tu vis dans un monde aussi conservateur et religieux que sceptique face au surnaturel. Si je laissais un cadeau à un enfant, tu peux être sûr que ses parents prendraient peur et s'en débarrasseraient. Je ne peux qu'insuffler en chacun cette fameuse envie d'offrir, de faire plaisir, ou de donner son temps. Après, les humains sont plus ou moins sensibles à ma magie, le résultat reste aléatoire. Donc, quand les petites filles me demandent un poney, je ne peux que souffler l'idée aux parents. Je comprends toutefois que ceux-ci se contentent des versions plastiques à crinières pailletées.

– Oui, forcément.

Nous nous tûmes un instant alors que mon esprit fonctionnait à plein régime. Des milliers de questions se bousculaient désormais à l'intérieur de mon crâne. Chacune des phrases de mon invité en faisait naître d'autres. J'essayais de les noter dans un coin et de procéder de manière logique.

– Donc, le mythe du Père Noël vient bien de Saint Nicolas. Mais explique-moi, comment un soi-disant Dieu — parce que ça me paraît quand même un peu gros — comment un Dieu, donc, devient un personnage légendaire ?

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