Le sofa

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Parmi vous, je sais qu'un certain nombre fantasme en secret sur sa moitié. Bien sûr, je tairais les noms, mais je n'ignore pas que les uns rêvent de voir leur femme en infirmière ou en bas résille tandis que d'autres se pâment de découvrir leur compagnon en homme des cavernes ou en plombier. Vous vous reconnaissez n'est-ce pas ?

Je ne vous juge pas, rassurez-vous ; à l'époque, je ne faisais pas exception et l'idée de voir mon partenaire en costume de Père Noël m'émoustillait au plus haut point. C'était sans doute pour cette raison que je lorgnais les faux Pères Noël des grandes surfaces, surtout les plus jeunes spécimens. Malheureusement, cette dernière catégorie était aussi rare que les poils sur le torse de mon homme, je ne parvenais à me souvenir que d'un seul individu, celui-là même que j'avais réclamé dans ma lettre à Nocklël !

Comprenez donc mon émoi lorsque je me retrouvai face à cet homme plus qu'à mon goût, vêtu de mon costume fétiche ! Après avoir fixé un moment son regard pétillant —qui déclencha une agréable sensation de chaleur au creux de mon ventre —, puis sa bouche souriante, mes yeux dérivèrent sur son costume : l'écarlate de son satin me rappelait les écrins à bijoux. Ou plutôt, les emballages métallisés des bonbons à sucer.

Alors, mon esprit s'imagina déballer ce manteau comme une papillote surprise : les doigts tremblants, la respiration saccadée. Avec délicatesse et empressement à la fois, sans oublier de saupoudrer le tout d'une excitation non feinte.

Lorsque je relevai la tête, je croisai son regard. Et le charme se brisa ; moqueurs, ses yeux bleus s'avéraient bien moins séduisants. Mais les fossettes qui creusaient ses joues, par contre, me donnaient envie d'y glisser mon index.

Je débloquais. Pourquoi nourrissais-je de telles pensées à l'égard d'un inconnu ? D'autant que je n'avais encore aucune preuve de sa bienveillance : on pouvait très bien avoir être sublime et prédateur à la fois !

Bon, Nocklël était loin de pouvoir rivaliser avec le plus bel homme de tous les univers confondus. D'ailleurs, la beauté est quelque chose de bien trop subjectif pour que je puisse affirmer que la plupart d'entre vous le trouveraient à tomber.

Le physique de Nocklël est même loin de plaire à tout le monde : un corps bien taillé sans pour autant posséder une taille mannequin ou des muscles roulant sous ses vêtements à chaque pas ; un teint cuivré, impossible à confondre avec un bronzage ; dépourvu d'une de ces chevelures brillantes dont le volume fait rêver : ses cheveux restent raides en permanence.

Cela me rappelle d'ailleurs la réaction que tu as eue, Carmen, lorsque tu l'as rencontré il y a quelques années. Comme c'était le premier homme que je ramenais à la maison, tu lui avais tourné autour une bonne dizaine de fois avant de m'entraîner à l'écart pour me murmurer sans la moindre gêne, comme tu sais si bien le faire :

« Mouais, pas terrible ton mec, là, tu me déçois Yaël ! Pour un premier, j'attendais un canon ! Non, proteste pas, il l'est pas. Regarde ça, ses yeux sont trop bleus, on dirait des lentilles. Pas naturel. Et puis, il est tout pâle, ça lui donne un air maladif ! Sans parler de ses cheveux filasses et ternes ! Et puis, son visage... on dirait qu'un sculpteur a stoppé son travail en plein milieu, c'est ni harmonieux ni moche. »

Habitué à ton langage un peu trop franc et sans filtre, j'avais décidé de t'ignorer pour nous éviter ce qui finirait immanquablement en dispute. Mais pas Nocklël. Doté d'une ouïe hors du commun, mon Nocklël n'avait pas perdu une miette de ta déclaration ; il avait éclaté de rire avant de se joindre à nous et de te promettre d'une voix moqueuse de venir, la fois suivante, avec des « lentilles » rosées ; promesse tenue, d'ailleurs, même s'il n'a nul besoin de tels artifices pour arborer de sublimes iris roses, mais nous nous éloignons du sujet.

Je faisais donc face à cet homme qui me tentait autant qu'il m'effrayait, cet homme en costume de Père Noël, cet homme souriant. Et pas le moins du monde gêné par mes œillades indiscrètes ou par ma moue dubitative. Au contraire, le combat intérieur que je menais l'amusait, ce qui me déstabilisait davantage : impossible d'ordonner mes pensées, impossible même de parler.

Que devais-je faire ? Tenter une conversation ? Le mettre à la porte ? Jouer les inquisiteurs et le questionner ? Sans le menacer, le coup du rouleau à pâtisserie m'avait suffi, je savais qu'il était plus fort et plus rapide que moi. Et puis, vraiment, il ne semblait pas dangereux, planté à quelques pas de moi, attendant avec patience que je daignasse faire... quelque chose.

Je bondis alors comme un diable à ressort en direction de mon four, et saisis une manique pour en sortir les bredalas. Trop cuits, puisque je n'avais pas songé à les retirer de l'appareil encore brûlant. Je tentai de reprendre contenance et lui tendis le plat.

– Un gâteau ? Pour, euh, accompagner le lait...

Sans se départir de son air narquois, il me rendit le mug, vide. Je me maudis intérieurement, d'autant plus que je l'avais parfaitement vu étancher sa soif quelques instants auparavant.

– Ils ont l'air... hm... cuits.

Sa main fine et délicate s'empara d'un bredala qu'il porta à ses lèvres, capturant de nouveau toute mon attention. Et non, pour ceux qui se posent la question, je ne jalousais pas ce biscuit. Je ne rêvais pas de me faire croquer tout cru par le Père Noël tout de même ! Enfin, pas de cette manière-là, en tout cas.

– Ils sont délicieux. Un peu brûlés, c'est certain, mais j'aime ce petit goût de générosité et d'amour. Je sens que tu y as mis tout ton cœur et ça me procure un grand plaisir !

Je restai silencieux, ne sachant que faire de tant de compliments... Et pour être honnête, je les trouvais un peu angoissants. Qui donc sur cette Terre aurait eu l'idée de complimenter un « goût de générosité » ?

– Serais-tu soudain frappé de mutisme ? Je te trouble tant que ça ?

Sa remarque eut le don de délier ma langue :

– Ouais, complètement même ! Tu es un inconnu qui sort de nulle part pour t'incruster dans mon salon, et juste après tu changes d'apparence ! Aucun humain ne peut changer d'apparence ou de tenue aussi vite, et puis tu as un langage... déroutant.

– Je ne suis peut-être pas humain dans ce cas, répondit-il avec un clin d'œil.

À ces mots, je frissonnai et reculai jusqu'à heurter le plan de travail. Voilà que ce bonhomme confirmait mes soupçons, ça n'arrangeait en rien la bataille acharnée de mes pensées !

– Tu ne l'es pas, ça ne fait aucun doute, mais tu es quoi ? Un elfe caché vivant au fin fond des forêts les plus denses ? Un...

– Oh, l'interview débute comme ça ?

–... pardon ?

Que racontait-il donc encore ?

– Je pensais que l'ambiance serait un peu plus cosy, continua-t-il. Toi et moi, installés confortablement dans un sofa moelleux. Lovés l'un contre l'autre à nous regarder dans les yeux, ou quelque chose de ce genre !

Ses lèvres s'incurvèrent en une moue enfantine qui ressortait de façon étrange sur son visage de quadragénaire. Il avait l'air si sérieux que je ne parvins pas à déterminer s'il l'était vraiment ou s'il se payait royalement ma tête.

– Je... c'est une blague de très mauvais goût, vous êtes un homme mûr et on ne se connaît pas !

– Oh mince, nous revoilà au vouvoiement ! Mais tu sais Joli-Coeur, l'écart d'âge n'a pas grand intérêt du moment que chacun est pleinement libre de décider ce qu'il veut ! Tu ne veux donc pas te lover contre ton cher Père Noël ?

– Si ! Enfin, non ! Enfin... le Père Noël, oui, mais toi non. Et puis, je n'ai pas de canapé. Enfin, si, mais rien de confortable.

Je pinçai les lèvres, contrarié de m'embrouiller ainsi devant lui.

– Ton canapé me semble en effet bien inconfortable. Il me reste assez peu de choix pour cette interview, donc !

– Ah, mais il n'y aura pas de...

Je n'avais pas achevé ma phrase que Nocklël matérialisa une minuscule tornade d'un mouvement gracieux des doigts. Occupant l'espace du sol au plafond, elle s'ornait elle aussi d'un kaléidoscope de couleurs et provoquait la même nausée que sa technique « d'habillage ». Lorsqu'elle se dissipa, j'étais en train de tirer frénétiquement sur la poignée de ma porte d'entrée, bien décidé à prendre mes jambes à mon cou, convaincu que j'allais y passer.

Puis, la voix douce et rassurante de Nocklël retentit :

– Tu préfères vraiment retourner dans ce couloir froid alors que nous avons un petit nid pour notre interview ? Je ne vais pas t'en empêcher, mais aucun lutin ne chantera pour toi cette fois.

Interloqué, je me tournai vers lui... et restai bouche bée : une petite causeuse luxueuse trônait au beau milieu de la pièce. Elle ressemblait un peu à un cocon, faite du même tissu satiné que le manteau de mon « invité ». Cinq coussins ventrus d'un bel écru, bordés de petits plumets d'or, la garnissaient.

– Mais... mais d'où ça sort ça !?

– Eh bien, dans un passé proche, il était dans mon salon, mais dans un passé plus lointain, il fut fabriqué par des...

– P... Peu importe, comment t'as fait ça ? Tu es qui ? Que... comment...

– Allons, allons Joli-Coeur, viens donc t'asseoir à mes côtés, ce sera bien plus confortable pour notre petit tête-à-tête !

En deux enjambées, Nocklël fut sur moi et me saisit le poignet en douceur avant de me guider vers le sofa, puis, sans crier gare, il se laissa choir, s'enfonça dans l'assise avec un soupir d'aise, sans penser à me lâcher.

Les jambes rendues flageolantes par les bières de Noël et l'émotion, je me révélai incapable de conserver mon équilibre et tombai sur lui lourdement.

À cet instant, je crois bien que mon cœur cessa de battre. Seulement quelques secondes, mais je me souviens parfaitement de ce moment de flottement où aucune pensée cohérente ne semblait vouloir prendre forme dans mon cerveau. Finis les combats internes, finis les questionnements, seul le vide occupait l'espace entre mes deux oreilles. Je restai collé contre lui, sans bouger, respirant à peine.

Je m'aperçus finalement qu'il me parlait et sortis de ma torpeur, sans toutefois oser bouger un orteil de peur de le contrarier ou d'éveiller un monstre.

– Je n'ai rien contre le fait d'être collé à toi, Yaël, mais si tu pouvais retirer ton coude de mon estomac, cela m'arrangerait plutôt. C'est assez incommodant.

Sa remarque me rendit le contrôle de mon corps, et je me décalai sur les coussins, aussi loin de lui que possible.

– Tu n'as pas l'air tout à fait opérationnel pour cette interview.

Il avait raison, toutes ces émotions mettaient mes nerfs à rude épreuve, sans compter l'heure tardive et l'effet soporifique de l'alcool sur mon organisme. Mes yeux papillonnaient bien malgré moi. Pourtant, je refusais de m'endormir. Pas ici, avec cet individu à mes côtés.

– Repose-toi, je veillerai sur toi.

– Je ne te fais pas confiance.

– Et c'est bien normal, mais tu as besoin de repos. Je ne te ferai aucun mal, mais ça, tu n'en seras persuadé qu'en te réveillant.

Sans me laisser le temps de protester, il me caressa la joue du bout des doigts. La douceur de l'effleurement me rappela ma mère, les histoires contées le soir, les baisers sur le front, les mots rassurants chuchotés dans le noir. Et, comme à l'époque, je sombrai dans un sommeil lourd et apaisé.

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