Les biscuits

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Si je vous dis « Noël », je suis à peu près sûr que, quelles que soient vos croyances, l'image d'une personne s'imposera dans votre esprit. Pour l'un, ce sera cet ami qui sautille de joie dès que la fin de l'année approche. Pour l'autre, ce parent qui se rue au dernier moment dans les magasins. Pour un autre encore, quelqu'un qui, à lui seul, représente la magie de Noël, son folklore : une personne qui transpire cette fête par tous les pores de la peau.

Pour moi, cette personne était Grand-Mère Bredala. Eh oui, contre toute attente, il ne s'agissait pas de mon cher Père Noël. Et pour cause, jamais je n'avais recroisé ce charmant vieillard. À mes yeux, il représentait le mystère, la magie, mais pas Noël. Cet honneur revenait donc à ma chère grand-mère ; je lui vouais à l'époque une admiration inconditionnelle, même si, entre nous, elle m'avait toujours fait un peu peur.

Si je vous parle à présent de mon aïeule, c'est pour une raison toute simple : dans son message, l'étrangement nommé « Nocklël », m'avait demandé des biscuits. Après une courte réflexion, la solution m'était apparue avec une clarté déconcertante : quoi de mieux que les bredalas au chocolat de mon icône de Noël pour accueillir le vieux bonhomme?

J'imagine sans peine nos plus jeunes espions du couloir se questionner : « Des bredalas ? Mais c'est quoi ça ? »

Eh bien, sachez, chères oreilles indiscrètes, que les bredalas sont ces petits gâteaux de Noël alsaciens, ces petits biscuits que nous avons confectionnés ensemble hier. Et que vous avez dévorés avec entrain il y a quelques heures, il n'en reste que des miettes !

Mais attendez, je ne peux décemment pas parler de ces biscuits sans vous relater les Noëls de mon enfance ni sans vous conter le rôle primordial de Grand-Mère Bredala dans la sauvegarde de nos traditions.

La famille de mon aïeule était implantée en Alsace depuis des générations, et bien que Grand-mère fût restée non croyante toute sa vie, Noël et le folklore alsacien revêtaient une importance toute particulière à ses yeux. Ainsi, lorsque j'étais enfant, plusieurs événements incontournables ponctuaient le mois de décembre :

La première semaine débordait d'effervescence avec la fabrication des couronnes de l'avent, symbole de soleil, de vie et de renouveau. Elles se devaient d'être vertes, pour évoquer la végétation. C'était aussi un signe d'espérance durant les hivers rudes des temps anciens. Nous les confectionnions en sapin, et y piquions du houx ainsi qu'une multitude de petites décorations en pâte à sel. Et pour finir, nous y plantions quatre bougies. Nous en allumions une par dimanche. Il paraît qu'il existe aussi une explication religieuse, mais je n'ai pas la moindre idée de sa teneur.

Pour la Saint-Nicolas, nous faisions de la pâtisserie : des manalas, petites brioches dorées à l'effigie de trois bambins dits « miraculés ». Selon la légende, Saint-Nicolas ressuscita trois enfants assassinés par un boucher cruel. Depuis, on fête la gloire de ce sauveur à l'origine du Père Noël lui-même. Le soir du six décembre, il erre dans les villages en compagnie du Père Fouettard et distribue sucreries et manalas aux enfants sages. Les garnements n'obtiennent qu'une trique ou un morceau de charbon.

Mais l'apogée de ces préparatifs résidait dans le montage du sapin, après-midi primordial pour ma grand-mère. Elle ne concevait pas un Noël sans arbre savamment décoré, tant de ses souvenirs s'y rattachaient ! Lors de la guerre, alors même qu'elle n'était qu'une enfant, elle avait été confrontée à la haine des autres Français envers les Alsaciens, dont le dialecte s'approchait trop de l'allemand. Sa famille avait trouvé dans la préparation et la célébration de Noël un répit providentiel. C'était devenu une réunion familiale sacrée, et le sapin en était l'un des piliers. Lorsqu'elle avait épousé un hindou, elle s'était mis l'intégralité de sa famille à dos ; cette tradition avait revêtu encore plus d'importance à ses yeux.

La dernière des coutumes que nous respections : la fameuse confection des bredalas. Saviez-vous qu'il existe presque autant de recettes que de familles alsaciennes ? Ces petits gâteaux de Noël ne sont en réalité pas une sorte de gourmandises, mais une multitude. Vous en avez bien sûr déjà goûté les plus connues : des petits pains d'épice, des biscuits à l'anis, des sablés au beurre et des étoiles à la cannelle. Nous commencions à les fabriquer fin novembre, et puis, comme nous en offrions à chaque invité, et que la tribu de petits-enfants que nous étions les engloutissait à toute allure, les séances de pâtisseries fleurissaient tout au long du mois de décembre.

Peut-être comprenez-vous à présent pourquoi j'avais choisi de fabriquer ces fameux bredalas : c'était une manière pour moi d'honorer à la fois mon invité et ma Grand-mère. Comme à l'époque où cette dernière dirigeait notre brigade de pâtissiers amateurs avec une autorité digne des plus grands chefs, j'optais pour ceux au chocolat : mes préférés jusqu'à ma révélation pour la cannelle, il y a quatre ans.

Et comme j'avais l'habitude de les préparer, aidé de mes sœurs et mes cousins, j'étais certain de m'en tirer à merveille. Loin s'en fallut : malgré ma connaissance parfaite des proportions, impossible de retrouver dans quel ordre incorporer les ingrédients. Il faut dire qu'enfant, je suivais à la lettre les consignes de Carmen, aussi directive que notre aïeule.

Seulement un quart d'heure après le début des hostilités, ma kitchenette ressemblait à un champ de ruine. J'avais éventré le sachet de farine, broyé deux œufs inutilement, perdu mes emporte-pièce et saccagé la première fournée avant même d'en avoir entamé la cuisson. La pâte refusait obstinément de se laisser faire : elle collait au plan de travail et se désagrégeait un peu plus à chaque passage de rouleau.

Découragé et enfariné, je fis alors une pause pour mesurer l'étendue des dégâts. Mon aspect était à l'image de la pièce ravagée : la poudre blanche ressortait étrangement sur ma peau sombre, et mon T-shirt, pourtant immaculé quelques heures plus tôt, semblait n'avoir jamais connu la machine à laver.

Au vu de ma piètre performance pâtissière, je décidai de ne pas me changer. Bien m'en prit, car j'aurais ruiné une autre tenue si j'avais commis l'erreur de passer des habits propres. Après moult galères, peu avant minuit, j'enfournai enfin mes bredalas, plutôt fier des jolies formes d'étoiles ou de sapins sculptées au couteau. Je doutais toutefois que les biscuits soient prêts à déguster quand mon rendez-vous arriverait.

Envahi par une brusque montée de stress, j'enfilai à la va-vite un pull marine et un slim noir, avant de m'installer devant le four. Je lorgnais les biscuits, priant pour que leur cuisson se fît plus rapidement. C'était ridicule, je savais bien que l'appareil n'exaucerait pas mon vœu. Quoique... en réalité, j'y croyais peut-être un peu : ma télévision avait pris vie après tout, pourquoi pas le four ?

Seulement, les choses ne se passent jamais comme prévu, et minuit me trouva toujours figé au milieu de la kitchenette, focalisé sur les pâtisseries bien trop pâlottes. Ma résidence se trouvant bien trop loin d'une église, j'avais pris la précaution de mettre une alarme sur mon téléphone pour ne pas louper l'heure fatidique, non sans oublier de sélectionner « Petit Papa Noël » en guise de sonnerie.

Le hurlement soudain des notes électroniques provoqua une vague de panique. Après un sursaut accompagné d'un charmant « Aaaah ! Merde, le lait ! », je me ruai sur la bouteille et en versai une bonne quantité dans le premier récipient à portée, ma tasse de café du matin, me maudissant à voix basse d'avoir oublié ce détail. Puis je me tournai vers la porte, yeux exorbités, respiration saccadée, poitrine douloureuse.

Vous connaissez probablement tous cette sensation de temps qui s'étire lorsque vous attendez quelque chose qui vous tient à cœur, ou lorsque vous suivez un cours avec votre prof le plus rébarbatif ? À ce moment-là, alors que je fixais la porte avec une telle intensité que j'en avais mal aux yeux, je le vivais comme un supplice ; les secondes s'égrenaient, interminables.

Enfin, un chuintement se fit entendre, quelques raclements aussi, puis plus rien.

Rien de rien.

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