La lettre

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Il y a de cela une quinzaine d'années, une rencontre aussi merveilleuse qu'inattendue bouleversa ma vie. Elle ébranla mes certitudes, magnifia mon quotidien, m'ouvrit à la magie du monde... des mondes, devrais-je dire.

Mais avant de vous conter cette entrevue, permettez-moi une question : avez-vous déjà croisé un adulte, plus ou moins vieux, croyant encore au Père Noël ? Vous pensez que non ? Vous n'en êtes pas sûrs ?

À cette époque, j'en connaissais un. Je le croisais même chaque matin, parfois en pleine journée : dans mon miroir. Eh oui, malgré mes dix-huit ans, le Père Noël restait mon idole ! Peut-être même une sorte d'amour secret ? En tout cas, il hantait mes nuits, peuplait mes rêveries !

Ne vous méprenez pas, je savais parfaitement, et ce depuis mes sept ans, que mes parents se chargeaient de déposer les paquets au pied du sapin. Ma mère avait commis l'irréparable, l'impardonnable peu avant ce Noël de semi-désillusion. Ma petite sœur pleurnichait, elle doutait de recevoir la totalité des jouets commandés au vieux bonhomme. Et ma chère maman n'avait rien trouvé de mieux que de s'exclamer que oui, elle avait bien acheté la princesse Jasmine en tenue de mariage et le prince Aladdin affublé de son singe !

Cette année-là, j'avais donc découvert que le père Noël n'apportait pas les cadeaux. Malgré tout, j'étais resté persuadé de son existence. Les années qui avaient suivi, loin de se ternir, cette croyance s'était renforcée ; vous en comprendrez bientôt la raison.

Et jusqu'à cette fameuse fin d'année que je m'apprête à vous conter, je rêvais de le rencontrer, ce vieillard bedonnant au visage franc, rieur et à la barbe fournie. De lui poser toutes les questions que des milliers d'enfants se posent, encore aujourd'hui.

Pour la première fois de ma vie, je passai les fêtes loin des miens : étudiant à l'étranger, je n'avais malheureusement ni les moyens ni la possibilité de retourner dans mon Alsace natale. Je me retrouvais donc seul, dans ce pays nordique si proche de la Laponie, à contempler les flocons de neige voleter dans la nuit. Ma famille me manquait, les rires ainsi que le sapin de Noël, la table chargée de mets copieux, l'ambiance... tout me manquait, une véritable déchirure.

La solitude me poussa sans doute à écrire cet e-mail qui changea ma vie. Une lettre dont les mots tournaient et virevoltaient dans ma tête depuis mon plus jeune âge. Je savais, ou plutôt, je pensais savoir que personne ne répondrait à ce mail et pourtant, c'était plus fort que moi, il me fallait l'écrire.

Les mains coincées entre mes cuisses, les fesses au bord de la chaise, le dos voûté, je demeurai un instant figé, les yeux rivés sur une boule à neige posée sur le dessus de mon vieil écran. Puis, d'un coup, après avoir fait craquer mes doigts, je me décidai.

Destinataire : Père Noël.

Pas d'arobase. Pas de .com .fr .Laponie, rien. Juste Père Noël. Je n'aurais pas su quoi mettre d'autre, soyons honnêtes.

Les doigts sur le clavier, j'avoue que je me sentais un peu idiot. Mais pour une fois, personne ne viendrait me juger, se moquer de moi ou m'estimer bon à interner, au contraire des rares camarades à qui j'avais osé avouer ma passion au cours de ma scolarité. Sans parler de vous tous, chers membres de ma famille !

Je me lançai donc dans la rédaction de ce mail qui changea ma vie :

Cher Père Noël ♥

Je pense être ton plus grand fan. Sans rire. Dix-huit ans, et j'attends toujours de te voir traverser le ciel sur ton traîneau. Dix-huit ans et j'espère toujours pouvoir te parler. Te REVOIR. Ouais, te revoir. Je ne sais pas si tu t'en rapelles mais je t'ai vu, quand j'étais enfant. J'avais cinq ans, mais je m'en souviens comme si c'était hier.

À ce moment-là, seul sur mon fauteuil à roulettes, je me sentais ridicule, peut-être même un peu inquiet. Si quelqu'un avait lu par dessus mon épaule, il aurait pensé que j'avais abusé de la bière de Noël, ou bien que la sécurité de l'hôpital psychiatrique du coin laissait à désirer. Un peu paranoïaque, je me recroquevillai sur mon siège et jetai un coup d'œil dans la pièce. Comme si quelqu'un avait pu faire irruption dans ma minuscule chambre d'étudiant !

Il n'y avait personne, naturellement, et je repris donc :

Ce n'était même pas le jour de Noël. Non, juste un morne dimanche de début décembre ; je n'avais mangé que quelques chocolats de mon calendrier. Tu n'occupais pas un traîneau tiré par des rennes non plus. Tu revêtais ce si reconnaissable manteau rouge bordé de fourrure blanche et tu sautillais dans des tas de feuilles gelées. Dans mon propre jardin. À quelques mètres à peine de ma fenêtre. J'étais fasciné. Subjugué. Tu t'es tourné vers moi et l'enfant que j'étais est tombé sous le charme de tes yeux si bleus. Des yeux que je n'ai jamais oubliés.

Je grognai, ça me semblait si mièvre. Tellement... cliché. Alors, je fouillai mes souvenirs, cherchai un détail oublié, un élément qui me permettrait de reformuler ma phrase : la forme de son nez, la douceur de son sourire, n'importe quoi ! Stupéfait, je réalisai que ma mémoire refusait de me montrer ces traits, ses yeux demeuraient la seule chose dont je me souvenais à la perfection.

Il possédait ce regard doux et rassurant que l'on ne voit que dans les films. Des iris d'un bleu limpide. Une forme... Je ne me souvenais pas de leur forme. Mais cette couleur cristalline m'avait retourné les entrailles et s'était imprimée sur ma rétine ; dans ma famille, nous avons tous les yeux noisette et presque tous la peau sombre. J'avais déjà vu des regards semblables, mais pas de si près. Et surtout, je n'avais jamais eu l'impolitesse de dévisager ces inconnus aux yeux clairs. Ce jour-là méritait d'être différent, plus rien ne comptait, j'étais en train de voir le père Noël, tout de même !

Après avoir effacé puis réécrit cette stupide phrase deux ou trois fois, je décidai de la laisser en l'état. Je me sentais de plus en plus idiot, pourtant la solitude m'incita à poursuivre. Qu'avais-je à perdre si ce n'était un peu de temps ?

Avec les années, plusieurs occasions de cesser de croire en toi se sont présentées. Quand j'ai découvert que mes parents achetaient les cadeaux. Quand j'ai appris qu'il fallait casser sa tirelire tellement un appel au "Père Noël" coûtait cher. Quand il s'est avéré que les Pères Noël de magasins étaient des imposteurs. Quand l'un d'eux m'a pincé la fesse gauche. (Bon, en réalité, je flirtais avec celui qui m'a pincé la fesse, et c'était l'année dernière. Et, ça reste entre nous, c'était un imposteur jeune et très sexy, mais ce n'est pas le sujet. Quoique je le veux bien comme cadeau, en fait !)

Je secouai la tête, lèvres serrées. Pourquoi donc racontais-je cette anecdote ? Honteux, j'effaçai encore une fois mes lignes, puis je me figeai face à l'écran. Un éclat de rire m'échappa : peu importait les mots écrits, personne ne lirait jamais ces lignes ! Fort de cette certitude, j'avalai une lampée de bière avant de réinscrire ces quelques mots et de continuer.

Si je ne t'avais pas vu, ce jour-là, je serais resté un bon petit mouton, et comme tous mes camarades, j'aurais cessé définitivement de croire en ton existence. Sauf que tu m'as fait un cadeau. Tu m'as transpercé de tes yeux de tanzanite* et...

Hilare, je m'arrêtai une nouvelle fois. Écrivais-je à présent une déclaration d'amour au père Noël ? La solitude et le célibat me rendaient probablement dingue. Et ce fut secoué de gloussements nerveux que j'achevai ma lettre.

... après un dernier saut, tu as tendu la main. Une petite volute de fumée l'a survolée, puis à gonflé pour finalement se solidifier en une adorable boule de verre. Elle renfermait un petit bonhomme de neige qui tenait la main d'un bambin. Tu l'as déposée sur ma fenêtre. Qui d'autre que le vrai Père Noël aurait pu faire ça ? Un magicien de rue ? J'y ai pensé, mais ça ne colle pas. Comment aurait-il pu faire apparaître un garçonnet à mon effigie ? Et graver mon prénom sur le socle ? Et puis, ce globe, tombé au sol un nombre incalculable de fois, n'a pas la moindre éraflure.

Non, il venait de TOI. C'était TOI. Et ce soir, si je pouvais avoir juste un cadeau, ce serait aussi TOI. Avoir le Père Noël rien que pour moi, pour une soirée. Oh, je ne veux rien de bien méchant. Juste me plonger dans tes yeux et que tu répondes à toutes mes questions.

Joyeux Noël, mon Père Noël

Yaël ♥

Sans savoir pourquoi ni à quoi cela me mènerait, je cliquai sur " envoyer".

Je peux vous assurer que jamais au grand jamais, je ne l'ai regretté !

________

Tanzanite* : La tanzanite, est une variété bleue à violette de zoïsite (pierre précieuse) découverte en 1967 en Tanzanie. Elle se rencontre souvent sous forme de gemme transparente.

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