T -1 / Erasure

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Sarah

Sur le fond le Professeur Lung avait sans doute raison, en effet. Pourtant, dans cette autre réalité, son idée d'alliance avait conduit le monde aux portes de l'Armageddon. Elle avait scindé l'Humanité en deux camps, celui qui soutenait les Zianes et celui qui voulait les exterminer. Nous étions devenus le prétexte de toutes les révoltes, l'étincelle qui avait ranimé les vieilles rancœurs.

Je remonte la rue d'un pas vif, observant les alentours d'un regard attentif. En dépit de la chaleur, inhabituelle pour un mois de mars, il y a très peu de monde dehors. Les restrictions sanitaires aux déplacements, remises en vigueur depuis la résurgence du virus, se renforcent chaque jour de nouvelles mesures purement sécuritaires.

Les attentats de la Résistance en sont en grande partie responsables, mais pas seuls en cause. Le retour de la pandémie a ravivé beaucoup de tensions. J'avais négligé cette donnée la première fois, maintenant je sais. Nous sommes à la croisée des chemins, à cet instant où couve l'incendie, quand il suffit de souffler sur les braises pour déchaîner l'enfer.

Le sérum de Sanofi continue de protéger les primo vaccinés, mais il ne leur offre finalement qu'un sursis de quelques années. Même s'il permet encore d'endiguer une circulation trop active du virus, il n'évitera pas à terme le retour du chaos. Surtout, il n'est plus le remède universel que la planète entière s'arrache. La France perd peu à peu son statut de bienfaiteur de l'Humanité et l'argent ne coule plus à flot dans les caisses de l'état Bartolien comme aux premières heures de son investiture.

Certes, en 2027, le jeune Président est parvenu à se faire réélire sur la promesse d'éliminer la menace alien et de rétablir l'équilibre. Cette fois, cependant, il n'a pas tenu ses engagements. La chasse aux Zianes bat son plein, mais la population n'en voit guère les effets sur son existence quotidienne. Le virus continue ses ravages, on vit de nouveau sous le joug de contraintes sanitaires drastiques et le vaccin ne génère plus la manne financière qui permettrait de faire passer la pilule.

Alors, depuis quelques temps, la grogne monte, les mécontentements se réveillent. Tous les mal-aimés du régime, les laissés pour compte de l'abondance, les oppositions muselées, tous ceux qui pendant sept ans ont fait profil bas commencent à relever la tête. Ils se disent que le temps est peut-être venu de faire réentendre leur voix, d'aller prendre avec les dents la parole qu'on leur a refusée.

Bartoli sent venir le vent du boulet ; d'une certaine manière, il l'avait anticipé. Sous le prétexte de contrôler les Zianes, il a instauré un fichage en règle de la population. Petit à petit, les libertés fondamentales se sont restreintes, sans que quiconque songe à vraiment le contester, sans même que la plupart s'en rende compte. Les rares lanceurs d'alerte n'ont pas été écoutés, le péril alien excusait tout.

Aujourd'hui, La Lame est devenue le bras armé du pouvoir, elle ne se contente plus de chasser les Zianes. À l'occasion, elle mène sans état d'âme la répression contre tous les contestataires, y compris les humains. Peu à peu, beaucoup ont pris conscience d'être à leur tour devenus des cibles, que la terreur ne nous était plus réservée.

Dès le début, certains s'étaient élevés contre les exactions qui nous frappaient. Ceux-là, on les avait traités avec mépris de doux rêveurs utopistes, des inconscients ou pire, des traitres. Aujourd'hui, ils sont nombreux à les rejoindre. Beaucoup ont compris qu'après nous, ils sont les prochains sur la liste. Aux idéologues, qui nous soutenaient au nom du respect de la différence, s'agrègent désormais tous ceux qui veulent défendre leurs propres intérêts.

C'est le cas en France, mais il en est de même à la surface entière de la planète. Partout, les Zianes deviennent le symbole des victimes de l'oppression, le catalyseur de la convergence des luttes. Le drapeau brandi sur le front d'un combat fratricide qui, une fois encore, opposera l'Humanité à elle-même.

Cela ne doit pas se produire. Mais puis-je encore l'éviter ? Empêcher les Hommes de se dresser les uns contre les autres ainsi qu'ils l'ont toujours fait et de nous entrainer dans leur chute. Effacer définitivement la guerre civile des données de leur histoire...

Un nouveau coup d'œil alentour pour m'assurer que personne ne me surveille et je m'engouffre dans l'étroite impasse. À son extrémité, un mur de briques rousses au pied caressé d'herbes folles. Dans un renfoncement, une minuscule poterne fermée par une grille rouillée, surmontée d'une vieille plaque émaillée portant la mention " Égouts de la Ville de Paris - Réseau nord ". Un accès ancien et depuis longtemps inutilisé, mais qu'aucun ingénieur n'a jamais songé à faire condamner. Une aubaine pour la Résistance.

Je pousse le portail qui s'ouvre en grinçant et pénètre dans l'alcôve ombreuse, des marches usées s'enfoncent vers les entrailles de la terre. L'air épais s'alourdit d'une humidité aux relents de vase, le crépuscule doré s'étouffe dans une obscurité visqueuse. Au pied de l'escalier, un réseau de galeries plus ou moins larges. J'y progresse sans crainte et sans difficulté à la lumière de mon téléphone portable. À vrai dire, je pourrais presque m'en passer. Je suis nyctalope comme tous les miens, mais surtout, les phéromones de mes semblables me guident.

Durant plusieurs minutes, seul le gargouillement des fluides usés circulant dans les collecteurs le dispute au bruit sec de mes pas sur le béton. Puis, je perçois une rumeur, des éclats de voix, des rires même. Une vague lueur, aussi, raye les ténèbres du couloir d'un faisceau nébuleux. Je pénètre dans une vaste salle voûtée aux allures de cathédrale. Au centre, un bassin de rétention glougloute comme un immense bénitier dont les eaux sont pourtant bien impures. Des groupes métissés se pressent de part et d'autre tels les fidèles d'un culte syncrétique réunis pour quelque cérémonie rituelle.

Il y a parmi eux des Zianes sous leur forme originelle et d'autres qui conservent encore l'apparence que leur confère le reprofilage. Il y a aussi beaucoup d'humains. Ceux-là, je n'ai pas besoin de les observer bien longtemps pour être certaine qu'ils ne soutiennent pas le régime. En sept ans, j'ai croisé nombre de leurs semblables. Ils avançaient alors la tête basse, les épaules voûtées, se gardant bien d'élever la voix. Leurs yeux ternes ne reflétaient que la crainte de la cravache du maître. À présent, leurs prunelles brillent d'une nouvelle étincelle : de l'espoir mêlé de détermination farouche. Ils ont le regard de ceux qui sentent que l'heure de la revanche approche, que le temps de courber l'échine est révolu.

Sur le seuil de la pièce, j'hésite un instant. En voyant cette assemblée disparate où se côtoient les chefs de la Résistance Ziane et plusieurs opposants clandestins au parti de Bartoli, je réalise qu'une fois de plus j'arrive sans doute trop tard. Les fondements de l'alliance sont déjà posés, le pacte a été scellé. Une partie de l'Humanité va choisir notre camp avec la certitude que nous lui permettrons de dominer l'autre moitié. Tenter d'empêcher la guerre civile est une vaine espérance, l'affrontement aura lieu.

Léanne se détache du groupe et se dirige vers moi, le visage éclairé d'un sourire radieux. Elle a survécu. Je lis dans ses iris vert pâle l'assurance de ceux qui ont bravé leur destin et vaincu la fatalité. Ceux qui, désormais, se bercent de l'illusion qu'ils sont invulnérables.

— Tu es venue ! constate-elle dans un souffle où vibrent à la fois le soulagement et la satisfaction.

Je hoche la tête et concède avec une pointe d'amertume :

— Oui... Bien que, de toute évidence, il n'y ait plus grand-chose que je puisse faire pour éviter le chaos.

Elle ouvre de grands yeux étonnés, me fixe les lèvres entrouvertes, incrédule, comme si je venais de proférer un blasphème.

— Mais... s'insurge-t-elle. Il n'y aura pas de chaos, Sarah. On a réussi, tu as réussi ! Tu as donné au monde le Messie qui nous unira tous ! Que voudrais-tu faire de plus ?

C'est à mon tour de la dévisager avec une stupeur atterrée.

— Tu n'as pas fait ça ? Tu ne leur as pas dit...

— Bien sûr que si ! Le monde doit savoir ! L'avenir est dans la fusion et non dans l'affrontement, nos peuples doivent le comprendre. Et pour cela, il faut le leur montrer ! Ton fils est la preuve vivante que nos races peuvent s'allier et que de cette alliance naîtra le meilleur. Une nouvelle espèce, plus forte, plus résistante...

Un bref instant, l'air me manque, mon cœur semble s'arrêter, une onde glacée déferle sur moi et m'enserre, me fige dans une gangue de pure terreur. Mon fils... Demi-Ziane et demi-humain, hybride, chimère, métisse... Lien. Je me souviens de ce jour de printemps, à l'ombre des arbres en fleurs dans le parc des Buttes Chaumont. J'avais eu cette vision, moi aussi. Puis je l'ai occultée, ne voulant voir en lui qu'un trait d'union entre Raphaël et moi. Depuis un an, j'ai refusé d'entendre les objurgations de Léanne pour me convaincre qu'il est la clef de nos destins. Je ne veux pas lui assigner la responsabilité de sauver tout un monde. Pas maintenant, pas si tôt.

Les mots bloqués dans ma gorge s'échappent avec une lenteur douloureuse.

— Léanne, c'est... un enfant...

— Pas seulement ! répond-elle d'un ton vibrant. C'est un symbole ! Celui qu'attendent et suivront des millions de gens. Celui qui convaincra nos peuples d'effacer les données corrompues de nos histoires et de les reformater en un avenir commun.

Je n'ai pas le temps de réfléchir. Pas le temps de protester. Déjà, elle se tourne vers l'assemblée, lève les bras et s'exclame avec la ferveur d'un prédicateur exalté :

— Mes amis ! Voici celle qui a porté l'espoir du monde, celle dont le fruit est le premier d'une espèce nouvelle, la pierre angulaire de notre évolution. Accueillez Sarah Connor, la mère du précurseur !

La foule se tourne vers moi, des dizaines de regards me scrutent... Et puis des mains se tendent, des cris jaillissent, se muent en une ovation puissante qui enfle, se répercute, s'étire au long des galeries centenaires. Une onde qui fait trembler les vieilles voûtes de pierre grise et semble s'infiltrer sous la ville pour en abattre les fondations et mieux les reconstruire.

Je ne sais pas pourquoi, j'éclate soudain de rire. Un rire cynique qui n'a rien de joyeux, à l'instant où je mesure toute l'ironie prophétique de ce nom qu'il y a bientôt dix ans j'ai emprunté à l'imaginaire de l'Humanité. Sarah Connor... La Légende.

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