T -2 / Fork

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Sarah

— Je viens voir Léanne Lopez.

Par la vitre ouverte, je tends mon accréditation de Sanofi au garde en faction à l'entrée de l'Institut Pasteur. La mine revêche, l'homme en uniforme noir parcourt attentivement le document avant de me le rendre avec un bref signe de tête. Il en profite pour scanner l'intérieur de la voiture d'un regard scrutateur, s'arrête un instant sur Andrea sanglé dans son siège bébé sur la banquette arrière.

— C'est en règle, Docteur, acquiesce-t-il d'un ton sec, vous pouvez passer. J'informe Madame Lopez de votre arrivée. N'oubliez pas de vous présenter au contrôle dans le hall principal.

La barrière s'élève devant mon capot, je redémarre sans tarder. Dans le rétroviseur, j'aperçois l'homme marmonner quelques mots dans son talkie-walkie. Je refoule le vague malaise que me provoque la présence de ce cerbère, autrefois l'accès n'était pas à ce point réglementé. Cela n'a rien de surprenant, cependant, Léanne m'avait prévenue. L'Institut reste la pierre angulaire de la lutte contre la pandémie, mais il est aussi devenu le centre officiel d'étude stratégique du « fléau Ziane ». À ce titre, les lieux sont doublement surveillés et protégés par les autorités.

Tandis que je roule vers le parking, je repère du coin de l'œil des vigiles armés qui déambulent par paires le long des allées. Mon trouble s'accentue, il atteint son paroxysme lorsque je découvre plusieurs SUV noirs de La Lame, garés le long du bâtiment du CIS. Un pincement d'angoisse me vrille l'estomac. Léanne... Et si ils étaient là pour elle ?

Je tâche de chasser cette soudaine appréhension. Léanne n'a a priori rien à craindre, son mariage avec Teddy, l'été dernier, lui assure une certaine protection. D'autant qu'elle est censée travailler elle aussi pour La Lame. Pas en tant que combattante, non, elle n'a pu finalement se résoudre à devoir assassiner les nôtres. Mais ses fonctions à l'Institut lui ont offert l'opportunité d'infiltrer l'organisation ainsi qu'elle le souhaitait. Elle fait désormais officiellement partie de la cellule d'étude et de lutte contre les Zianes.

À l'idée de son double jeu et des risques qu'elle court au quotidien, je ne peux cependant me défendre d'éprouver une sourde inquiétude. Surtout aujourd'hui. Plus que jamais, cette peur me glace et instille en moi un brusque sentiment d'urgence. Je me gare à l'arrache et saisis mon portable.

— Léanne, appellé-je, je suis là. Je t'attends dans la voiture.

— Tu ne veux pas monter ? s'étonne-t-elle.

— Non, je préfère ne pas m'attarder. Pas maintenant. Pas... aujourd'hui.

Elle ne répond pas immédiatement, mais lorsqu'elle reprend, sa voix légèrement tendue m'indique qu'elle a compris les raisons de ma hâte soudaine.

— Je... murmure-t-elle. Oui, je vois... Ok, j'arrive.

Moins de dix minutes plus tard, sa mince silhouette franchit la porte vitrée du bâtiment. Je la vois discuter avec deux hommes de La Lame, appuyés contre leur véhicule, et un nouveau frisson me saisit. Mais après un bref échange, elle leur adresse un signe amical de la main, traverse l'allée et rejoint la voiture. Elle s'installe à mes côtés et fronce les sourcils devant ma mine anxieuse. Son regard suit le mien, toujours rivé sur les chasseurs en tenue de combat.

— Tu es toute pâle, constate-t-elle d'un ton de léger reproche. Détends-toi, ces mecs ne me feront rien, ce sont des copains de Teddy. Arrête de t'inquiéter !

— J'arrêterai demain matin ! répliqué-je en mettant le contact.

Une ombre imperceptible voile brièvement son visage, elle tente de la dissimuler en se tournant vers Andrea pour lui ébouriffer les cheveux.

— Ça va, bonhomme ? lance-t-elle d'une voix qui se veut guillerette.

À travers son apparente désinvolture, je perçois pourtant la tension qui l'habite. Mes paroles ont réveillé des souvenirs douloureux. J'en suis désolée, mais je n'ai pas le choix. Elle doit se montrer particulièrement prudente. Dans la précédente version de l'histoire, c'est aujourd'hui que Léanne est tombée sous les coups de La Lame. Dans ma mémoire, tourne en boucle l'image de son corps haché par les balles dans le sas des urgences ; je ne peux la chasser. Je sais qu'elle continuera de me hanter. Le danger est toujours présent et, tant que cette journée durera, l'éventualité de sa mort ne sera pas écartée.

— Alors, p'tit loup, poursuit-elle à l'adresse de mon fils, t'es content d'aller à la mer ?

Andrea approuve en battant des mains alors que nous franchissons la barrière et sortons sans encombre de l'enceinte de l'Institut. Je me détends un peu, j'accélère néanmoins le long de la rue déserte. S'éloigner, rejoindre le périphérique, quitter Paris. Emmener Léanne le plus vite et le plus loin possible de cette ville où son destin risque de la rattraper.

C'est pour cette raison que j'ai organisé ce week-end de filles sur la côte normande. Pour tenter une fois encore de retisser la trame de l'Histoire, mettre mon amie à l'abri le temps de passer le cap de ce jour fatidique. J'ai dû batailler avec elle pour la convaincre, elle veut se persuader qu'elle n'a rien à craindre du moment qu'elle se tient sur ses gardes. Mais il n'est pas si simple de modifier le cours des choses, j'en ai fait plus d'une fois la douloureuse expérience.

Nous entrons enfin sur l'autoroute et je commence à respirer un peu. Léanne babille gaiment avec Andrea, leur papotage enthousiaste m'arrache un sourire. En même temps, une nouvelle bouffée d'angoisse mêlée de culpabilité m'envahit. Et si, malgré tout, les choses tournaient mal ? Je n'aurais pas dû emmener mon fils, l'exposer de la sorte. Seulement, sans lui, cette escapade n'aurait pas été possible. Depuis la reprise de l'épidémie, en effet, les déplacements inter-régionaux sont sévèrement réglementés. Mais Andrea voulait voir la mer et son père ne peut rien lui refuser. Son père qui appartient à La Lame et n'a eu aucune difficulté à nous obtenir une autorisation spéciale avec la bénédiction du Commandant Teddy Lopez.

Les kilomètres défilent, la route s'étire, pratiquement vide. Depuis plusieurs minutes, le silence règne dans l'habitacle de la voiture. Je jette un regard dans le rétroviseur et constate qu'Andrea, bercé par la course tranquille du véhicule, a fini par s'endormir.

— Il ronfle comme un bienheureux, confirme Léanne qui a surpris mon coup d'œil.

Elle marque une brève hésitation puis demande d'un ton détaché :

— Comment ça va avec Raph ?

— Très bien... je réponds, un peu déstabilisée par cette question à brûle pour point.

Léanne hausse un sourcil dubitatif, elle n'y croit pas une seconde. Pourtant, je ne mens pas tout à fait. Malgré le dégoût que j'éprouve pour ses activités, je suis toujours profondément éprise de Raphaël. Son côté sombre ne parvient pas à occulter tout ce qui m'a fait l'aimer, sa chaleur, sa force, la tendresse infinie dont il peut être capable. Il reste un compagnon attentif, un amant sans pareil, un père aimant. Son appartenance à La Lame a créé quelques tensions entre nous, mais elle n'est pas encore parvenue à nous séparer.

— Et avec le petit ? poursuit Léanne. Il n'a aucun soupçon ?

— Aucun ! affirmé-je. On fait très attention. J'ai tout expliqué à Andrea, il a bien compris que personne ne doit savoir ce qu'il est, pas même son père. Il a vite appris à dissimuler ses capacités, suffisamment pour avoir l'air d'un enfant juste un peu précoce.

— Mais il ne l'est pas ! Le seul fait qu'il perçoive la nécessité de mentir à son père le prouve. Et tu ne pourras pas le cacher éternellement. De plus, ce n'est pas bon pour lui de brider ainsi son développement !

— Je ne bride rien du tout ! protesté-je. Je lui ai seulement appris à se comporter comme un enfant ordinaire de son âge. Plus il grandira, plus l'explication d'un haut potentiel intellectuel deviendra crédible et il n'y aura plus de problème.

Léanne se rembrunit, elle semble loin d'être convaincue.

— Peut-être, admet-elle, mais n'oublie pas que vous vivez avec un traqueur de La Lame, un homme formé pour repérer les Zianes. Et Raphaël est l'un des meilleurs d'entre eux. Si jamais il a le moindre soupçon au sujet d'Andrea ou au tien...

— Raphaël ne me ferait jamais aucun mal, tranché-je, encore moins à son fils !

La brève vision de l'homme que j'aime braquant sur moi son arme me revient en flash, je déglutis péniblement. Il ne s'en prendrait pas à Andrea, je veux m'en convaincre ; à moi, rien n'est moins sûr. Léanne perçoit mon trouble et enfonce le clou.

— Il est encore temps de vous mettre à l'abri, Sarah, insiste-t-elle. Rejoignez la Résistance, toi et ton fils.

J'écarquille des yeux incrédules. Rallier les Zianes insurgés, entrer dans la clandestinité ? Me séparer de Raphaël, renoncer à lui alors que je suis revenue avant tout pour empêcher notre histoire de s'achever ?

— Tu n'y penses pas ?

— Je ne pense qu'à ça, au contraire ! riposte-t-elle. Écoute, tout ce que nous avons accompli jusqu'ici n'a servi à rien. Et même si je survis à cette journée, je suis convaincue que je ne suis pas la clef qui changera les choses.

Une nouvelle pause. À travers le pare-brise, ses yeux verts fixent le ruban de la route qui file au loin, vers un horizon soudain obscurci par les nuages plombés d'un orage de printemps.

— Andrea doit être protégé à tout prix, reprend-elle. C'est lui la vraie divergence, le nouveau logiciel qui peut modifier radicalement notre avenir. C'est en le mettant au monde que tu nous as offert la seule chance de forker le système. Ne la gâche pas, Sarah !

Je garde le silence. Le visage crispé, je contemple dans le rétroviseur le petit être paisiblement endormi. Je l'ai voulu pour garder Raphaël, comme le lien indestructible, le bouclier qui protégerait notre amour. Mais en même temps, j'ai signé un pacte pour la survie de nos deux races. J'ai passé avec le destin un marché dont il me faut payer le prix. Je me tais. Une douleur cuisante irradie au creux de ma poitrine, celle du choix qu'il me reste à faire.

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