T -3 / Firewall

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Sarah

— Je continue à penser que ce n'est pas une bonne idée...

Bras croisés au seuil de notre chambre, j'observe Raphaël plier avec soin quelques vêtements et les ranger dans son sac de voyage posé sur le lit. Il lève ses yeux clairs vers moi et réprime un froncement de sourcils.

— On en a déjà discuté, Bébé... lâche-t-il avec un soupir de lassitude.

Je me renfrogne un peu plus. C'est le moins qu'on puisse dire ! Je n'ai pas ménagé mes efforts pour le convaincre de renoncer à intégrer La Lame. Certains de nos échanges ont été houleux, nous avons plusieurs fois frôlé la dispute. Heureusement, son naturel plutôt conciliant comme, je dois l'avouer, l'attraction physique que nous éprouvons l'un pour l'autre nous ont évité de franchir le point de non-retour.

Et puis, Raphaël est un charmeur. Il parvient toujours à provoquer en moi ce besoin de ne pas le contrarier. Il a cette légèreté désinvolte, cette manière rassurante de présenter les choses, de dire « T'inquiète, Bébé, ça ne changera rien pour nous. », qui réussissent à me faire croire que je n'ai rien à craindre.

Pourtant, je sais. Lorsque j'étais Sylfenn, j'ai vu ce qu'il allait devenir, son empathie, sa bienveillance balayées par la colère et le goût du sang. J'ai assisté à la métamorphose d'un homme doux, tendre et paisible en tueur froid et impitoyable, possédé par sa mission. D'un être lumineux en ange de la mort. Je sais que ça va se produire.

Et malgré tout, je continue d'espérer que ça n'arrivera pas. Je veux me persuader qu'il est incapable d'accomplir les horreurs que je l'ai vu commettre. Que cet homme-là, je peux encore le garder comme il est, le protéger de son propre destin. Mon visage s'assombrit davantage. Il le remarque, interrompt son rangement et s'approche de moi. Ses bras m'enlacent et m'attirent contre lui.

— Écoute, plaide-t-il, tu sais bien que je préfèrerais rester avec toi et Andrea. Mais je dois suivre ce stage de formation, c'est obligatoire pour entrer dans La Lame. Je n'ai pas le choix. Et puis, ce sera vite passé, je pars juste pour un mois.

— Justement ! répliqué-je sèchement. Un mois, c'est long pour un enfant d'un an et demi ! Tu vas rater plein de trucs.

Son visage se crispe, il s'écarte et retourne vers son bagage.

— Tu me raconteras ! grince-t-il, les mâchoires contractées.

J'ai touché un point sensible. Raphaël a tellement rêvé de cet enfant. Il est présent, attentif, anxieux dès qu'il s'éloigne. Il veut être un père idéal, il ne supporte pas l'idée de faire défaut à son fils. J'ai honte de cette perfidie, mais je n'ai pas d'autre choix. J'appuie là où ça fait mal.

— Andrea a besoin de son père, asséné-je.

Il ne bronche pas. Seules ses mains, qui enfournent désormais nerveusement ses effets dans le sac, trahissent son malaise.

— Il me semble qu'il a surtout besoin de sa mère ! balance-t-il d'un ton acide. De toute façon, il est beaucoup plus proche de toi que de moi.

C'est à mon tour de me sentir mal. C'est vrai, mais je n'y peux rien. Notre enfant est à demi Ziane. Il y a entre lui et moi quelque chose qui va bien au-delà du lien naturel qui unit une mère et son fils. Le lien de la ruche. Cette communication subliminale permanente que nous autres, Zianes, tissons avec notre progéniture par le biais de nos phéromones. Une chose que Raphaël ne connaîtra jamais, quel que soit l'attachement qu'il porte à son fils. Il le sent vaguement, je pense, et il en éprouve une certaine forme de jalousie, une pointe de dépit. Il en souffre. Je ne peux pas lui expliquer, lui dire la vérité... Alors, je tente de le rassurer.

— C'est normal, affirmé-je. Au début, les enfants sont toujours plus dépendants de leur mère, surtout les garçons...

Je me sens totalement ridicule à proférer ces arguments de psycho à deux balles, mais ils semblent malgré tout apaiser Raphaël. Il se redresse et me dédie un pauvre sourire.

— Peut-être... concède-t-il. Du coup, pour le moment, le mieux que je puisse faire pour Andrea c'est de lui assurer un avenir. Je veux me battre pour lui. Lui léguer un monde sûr, débarrassé de cette vermine !

Je frémis. Vermine ? C'est ainsi qu'il nous voit ? Déjà ? Mes yeux se voilent, un léger vertige me saisit, je serre les dents, ne rien montrer...

— Je peux comprendre ton désir, me forcé-je à admettre, mais pour ça, tu n'es pas forcément obligé de rejoindre ces brutes !

Raphaël lève les yeux vers moi et me toise d'un regard teinté d'incompréhension et d'une pointe de reproche.

— Nous ne sommes pas des brutes, se défend-il, seulement des citoyens soucieux de servir notre pays et de protéger les nôtres. Franchement, je ne comprends pas ta réticence à l'égard de La Lame.

Je note avec un frisson qu'il s'inclue déjà parmi eux. Mon anxiété monte d'un cran, mais je dois continuer à dissimuler mon trouble. Je tourne les talons sur un haussement d'épaules.

— Il faut faire le boulot, Sarah, me lance-t-il tandis que je regagne le salon, empêcher ces sales bestioles de nuire ! Regarde ta copine Léanne. Elle l'a bien compris, elle ! Elle est fière de son homme, elle le soutient !

Je m'affale sur le canapé, le cœur serré d'un nouveau pincement. Léanne... Elle aussi est au centre de mes inquiétudes. Contrairement à Mathilde, elle n'a pas fui la fureur vindicative de Teddy. Elle a choisi de rester auprès de lui, pire de l'accompagner dans son entreprise funeste.

— Tu ne peux pas faire ça, Léanne ! m'étais-je insurgée lorsqu'elle m'avait confié ses intentions. Tu es une Ziane !

— C'est la seule solution, avait-elle répliqué. Il faut infiltrer La Lame, anticiper leurs actes pour pouvoir les contrer.

— Mais pas au point de t'enrôler toi-même ! Tu te rends compte de ce que tu devras faire pour qu'ils t'acceptent ?

— Oui, mais je n'ai pas le choix si je veux gagner leur confiance. Les confidences que je pourrais arracher à Teddy ne suffiront pas. Je dois avoir accès au cœur de l'organisation pour découvrir à l'avance toutes les opérations qu'ils projettent et avoir une chance de protéger les nôtres.

— C'est beaucoup trop dangereux ! Imagine que tu sois démasquée...

— C'est un risque à courir. Et puis, Rhea et Elon ont besoin d'une taupe pour informer la Résistance.

Je laisse échapper un lourd soupir. Peut-être ai-je commis une énième erreur en informant Léanne de ma rencontre avec Rhea et son compagnon, il y a un an, lors de l'incendie criminel sur le site de Sanofi. Au début, leur projet de laisser massacrer des milliers des nôtres pour susciter la révolte des autres l'a révulsée. Pourtant, elle a voulu les connaître. Elle les a retrouvés et ils se sont vus à plusieurs reprises.

Plus le temps passe, plus je la sens partagée. Elle tente de me convaincre qu'elle veut favoriser l'émergence de la Résistance tout en essayant de sauver un maximum de Zianes des exactions de La Lame. Elle m'a assurée qu'elle serait un pare-feu, qu'elle limiterait ainsi les dégâts. Mais peu à peu, son adhésion aux thèses de Rhea et d'Elon se renforce. À quelles extrémités serait-elle prête pour les aider ? Les risques qu'elle prend à ce double jeu pourraient lui coûter très cher. Une nouvelle vague de culpabilité m'envahit. Je l'ai entraînée dans cette histoire pour lui sauver la vie, pas pour qu'elle la perde en même temps que son âme !

— Papa revient bientôt, bonhomme, et il te rapportera un beau cadeau, c'est promis !

La voix de Raphaël, ponctuée par le babillage joyeux de notre fils, m'arrache à mes sombres réflexions. Les deux hommes de ma vie entrent dans le salon, l'un dans les bras de l'autre. Andrea s'accroche de ses petits doigts au teeshirt de son père et rive sur lui ses grands yeux curieux. Des yeux bien humains dans lesquels ceux de son géniteur plongent avec adoration. Le visage de mon compagnon a retrouvé cette tendresse rieuse que j'aime tant, son regard pétille, ses lèvres s'étirent d'un sourire heureux. Ce spectacle bienfaisant m'émeut et me rassure.

— Je ne voulais pas le réveiller, s'excuse Raphaël en le déposant à mes côtés, mais le petit voyou a décidé que la sieste était finie.

Bien sûr, il ne pouvait pas s'en aller sans dire au revoir à son fils. Le constater me fait l'effet d'une bénédiction. C'est pour moi l'espoir que, peut-être, son amour pour cet enfant suffira à le garder de franchir la ligne jaune. Je fronce les sourcils pour le principe, mais mon expression amusée dément toute forme d'agacement. J'esquisse un sourire. Raphaël l'interprète comme le signe de ma reddition et la fin officielle des hostilités. Il se penche vers moi pour m'embrasser.

— Un mois, insiste-t-il, et je te jure qu'après ce stage, je ne bougerai plus d'ici.

Je hoche la tête et accepte son baiser. Je me blottis contre lui et m'abandonne à la chaleur de son étreinte. La douceur de ses lèvres pourrait presque me convaincre de la véracité de cette promesse.

Il s'écarte doucement de moi, câline à nouveau le petit, claque un bisou sonore sur sa joue et ébouriffe son fin duvet blond. Puis il s'éloigne, s'empare de son sac et se dirige vers la porte.

— À bientôt ! lance-t-il depuis le seuil. J'essayerai de vous appeler, mais je ne te promets rien. La formation est exigeante et rigoureuse, je n'aurai peut-être pas le temps.

Ni le droit... songé-je avec amertume en regardant la porte se refermer derrière lui.

— Maman, où est-ce qu'il va, Papa ? Il va apprendre à tuer des Zianes ?

Je sursaute violemment et fixe Andrea avec stupeur, doutant d'avoir bien entendu.

— Pourquoi il veut nous tuer ? demande encore la petite voix de mon fils, articulant les mots avec une clarté et une précision qui ne sont pas de son âge.

Mon cœur rate un nouveau battement. Mon Dieu ! Je m'attendais à ce qu'il manifeste une certaine précocité, les gènes que je lui ai légués lui confèrent des capacités cognitives et développementales légèrement supérieures à celle d'un être humain. Mais pas à ce point ! La conscience qu'il semble avoir de la menace et le questionnement qu'il en tire sont au-delà de la norme. Un enfant d'un an et demi ne devrait pas montrer cette surprenante maturité, pas même un enfant de Ziane. C'est certainement une conséquence de l'hybridation et cette idée me glace.

Une onde de panique me submerge, jamais je n'avais envisagé ça. Comment pourrais-je réussir à dissimuler au monde une telle différence ? Quel firewall sera assez puissant, désormais, pour nous protéger mon fils et moi ?

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