Mars 2024 - Patient zéro

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Sylfenn

— Mais t'as jamais froid, toi ?

Frissonnante, l'infirmière considérait avec perplexité la tenue de sa collègue : un débardeur léger, un court legging et un sweat de coton simplement jeté sur ses épaules.

— Tu rigoles ? répliqua Sylfenn avec un sourire espiègle. Il fait un temps superbe ! Et puis, je vais courir avec mon mec après le boulot, je n'aurais pas le temps de rentrer me changer.

Sceptique, la femme leva les yeux vers le ciel, illuminé en effet d'un clair soleil. Toutefois, les températures étaient encore largement en dessous des normales saisonnières. Elle remonta frileusement le col de sa veste.

— C'est vrai qu'à peine six degrés, c'est quasiment le Sahara ! gloussa-t-elle. T'es quand même un peu bizarre, des fois...

Pressée de se mettre au chaud, elle tourna les talons et poussa en hâte la porte vitrée du centre de vaccination. Sylfenn lui emboîta le pas avec un haussement d'épaule. Elle pouvait difficilement expliquer à Mathilde que son métabolisme particulier de Ziane lui permettait d'adapter sa température interne aux conditions les plus extrêmes. En vérité, elle aurait pu courir toute nue sur la banquise sans éprouver le moindre inconfort. Ces six degrés printaniers, cinq virgule trente-neuf pour être précis, lui faisaient juste l'effet d'une douce brise rafraîchissante.

Tandis qu'elle suivait sa consœur en direction des vestiaires, elle songea fugacement qu'elle devrait peut-être éviter de trop exposer cette petite particularité. De tout temps, il était recommandé aux Zianes de se montrer prudents. Il leur fallait dissimuler à ceux dont ils partageaient l'espace vital toute singularité de leur nature susceptible de les intriguer. Mais depuis qu'ils avaient pris pied sur Terre, plusieurs milliers d'années auparavant, jamais l'Humanité n'avait eu le moindre soupçon. Sylfenn ne voyait pas en quoi s'habiller légèrement risquait d'y changer quelque chose.

Et pour l'heure, elle avait d'autres priorités. Un rapide coup à d'œil à la salle d'attente lui apprit que la journée serait sans doute chargée. Malgré l'heure matinale, de nombreuses personnes s'y entassaient déjà. Ce n'était guère surprenant ; jour après jour, depuis presque un an, le succès du vaccin universel de Sanofi ne cessait de s'amplifier. En France, les centres de vaccination ultra modernes mis en place par le gouvernement ne désemplissaient pas. Il en était de même partout à la surface du globe.

En quelques mois, le sérum français s'était imposé comme l'unique rempart contre les assauts de la Covid 19. Il avait supplanté sans mal ses précurseurs, entachés pour certains d'effets secondaires désastreux. Surtout, il garantissait l'immunité contre les nouveaux variants qui continuaient d'apparaître.

Durant l'année écoulée, il y avait eu en effet quelques alertes, de brèves flambées épidémiques qui avaient fait redouter la recrudescence du fléau. En outre, les vaccins Pfizer et Moderna s'étaient révélés peu efficaces chez les enfants. La circulation active du virus parmi les plus jeunes favorisait la survenue de souches résistantes et les multiples avatars du septième variant poursuivaient leurs ravages.

Le vaccin universel avait tout changé. Le génie de Sanofi avait été d'exploiter la technologie de l'ARN messager pour inclure dans son vaccin un gène immunomodulateur, permettant au système immunitaire d'anticiper la survenue de variants inédits. C'était un réel avantage dans la population pédiatrique, les mômes ne seraient plus des incubateurs à mutants.

Le seul inconvénient restait la nécessité de rappels réguliers. Il fallait de temps à autre restimuler la mémoire de l'immunité cellulaire afin qu'elle conservât au top sa capacité d'updater ses réponses. Enfin... Ce n'était pas réellement un inconvénient pour Sanofi, bien au contraire. Chaque individu ayant bénéficié d'une dose du vaccin universel devrait en recevoir une autre chaque année. Cela garantissait au laboratoire la certitude d'écouler son produit ad vitam aeternam. Et d'en recueillir la juste rétribution. Le groupe pharmaceutique caracolait en tête sur toutes les places boursières de la planète.

Peu importait ; grâce à cette innovation thérapeutique, on était parvenu à museler le fauve. La demande avait aussitôt explosé. Sanofi déversait sur la Terre entière les bienfaits de son remède miracle, effaçant l'indignité qui avait frappé l'honneur du pays.

Sylfenn enfila sa blouse et se dépêcha de rejoindre son poste. Pour elle, comme pour ses collègues, le prodige se traduisait aussi par un surcroît de travail. Car pour vacciner en masse, il fallait des bras. Le gouvernement s'était montré à la hauteur en ouvrant partout des lieux dédiés. Même le village le plus reculé du territoire avait désormais son centre de vaccination. Il avait également imposé à tous les professionnels de santé l'obligation de participer à l'effort. Quel que fût leur mode habituel d'exercice, infirmières, médecins et pharmaciens devaient consacrer une journée par mois à délivrer le précieux sérum.

À vrai dire, la jeune femme ne s'en plaignait pas. La contrainte était finalement minime et elle était bien consciente que seule une vaccination intensive et régulière les mettrait définitivement à l'abri d'une récidive de la pandémie. En quatre ans, elle avait vu trop de morts de tous âges, elle n'avait aucune envie de revivre ça. Aussi accomplissait-elle volontiers sa permanence mensuelle au centre de vaccination de son quartier.

C'était également l'occasion de changer d'air, d'échapper quelques heures à la pression de l'hôpital. Certes, la charge de travail en réanimation avait retrouvé un niveau acceptable. On n'y accueillait plus guère de formes graves de Covid, seulement quelques irréductibles qui étaient parvenus à échapper à l'obligation vaccinale ou de rarissimes cas importés de l'étranger. Mais quoi qu'il en soit, les patients qui se retrouvaient dans son service y étaient rarement admis pour un simple rhume. Leur pronostic vital était souvent engagé et la mort restait son quotidien. Elle appréciait de s'occuper de temps à autre de personnes en bonne santé.

Par ailleurs, ces journées passées au centre lui avaient permis de faire la connaissance de Mathilde. Elle s'était rapidement liée avec cette collègue libérale un peu plus âgée qu'elle. La fille était vraiment sympa. Pétillante, drôle et toujours de bonne humeur, elle aurait remonté le moral à un bataillon entier de dépressifs. Et puis, elle était célibataire. Depuis quelques temps, Sylfenn caressait le projet de la présenter à Teddy.

Elle fronça les sourcils à l'évocation de leur ami. Il était parvenu à remonter la pente après les deuils qui l'avaient frappé. Son investissement au sein du parti présidentiel l'y avait beaucoup aidé. Cependant, en dehors de ses activités militantes, son seul centre d'intérêt semblait être l'avenir de Raphaël. Il continuait à lui enjoindre de se présenter à des concours, s'incrustait chez eux pour le faire travailler. Il n'y avait guère de week-end sans qu'il passât le voir sous un quelconque prétexte.

La jeune femme commençait à se lasser de son omniprésence. Peu à peu, l'idée qu'une nouvelle compagne pourrait le détourner de l'affection envahissante qu'il portait à Raphaël s'était imposée. La blonde, plantureuse et pétulante Mathilde lui était apparue comme une candidate idéale. Avec un petit coup de pouce, ça pourrait coller entre eux.

Songeant au moyen d'organiser la rencontre, elle prépara machinalement son matériel, vérifia que les doses requises étaient bien dans le frigo puis écarta le rideau de son box pour accueillir le premier candidat à l'injection. La femme d'une trentaine d'années franchit le seuil et se figea soudain, la fixant avec surprise. De son côté, Sylfenn n'avait pu retenir un léger sursaut. Prestement, elle referma le panneau de toile cirée derrière elle avant de lui adresser un large sourire.

— Le souvenir du Nid vit en toi, énonça-t-elle, l'index et le majeur appuyés contre sa tempe.

La jeune femme lui rendit son salut, accompagné de la même formule rituelle. Celle que les Zianes échangeaient depuis la nuit des temps ; depuis que, deux millions d'années plus tôt, leur espèce était devenue spatiopérégrine.

Ils avaient quitté leur nid originel. Ils s'étaient aventurés dans les profondeurs du cosmos, ils avaient essaimé de monde en monde à la recherche d'autres peuples évolués ou susceptibles de le devenir. Leur expansion n'avait aucun but hégémonique. Elle n'était dictée que par la curiosité et la quête de savoir. Sur d'innombrables planètes, ils avaient fait souche. À travers l'univers, leur diaspora avait peu à peu tressé une longue chaîne dont chaque Ziane était un maillon.

Là où la race endogène dominante était trop radicalement différente, ils demeuraient cachés. Sur les quelques mondes où elle était comme eux humanoïde, ils avaient adapté leur apparence pour se mêler ouvertement à la population. Toutefois, ils restaient des observateurs invisibles, ils ne pouvaient révéler leurs origines et leurs hôtes devaient ignorer leur présence, afin que leur évolution n'en fût pas perturbée. Entre eux, en revanche, les Zianes se reconnaissaient instinctivement. Une subtile question de phéromones qu'ils étaient les seuls à détecter.

— Tu es nouvellement arrivée dans le quartier, sœur ? interrogea Sylfenn. Je ne crois pas t'avoir jamais rencontrée.

— Oui, confirma la jeune femme, je viens de trouver du travail à Paris. Et... Je devrais sûrement me rendre à l'étranger pour ce boulot. J'ai besoin d'un certificat d'immunité.

Sylfenn hocha la tête. Il était désormais impossible de franchir les frontières sans en produire un.

— Je vois, acquiesça-t-elle, mais... Comment se fait-il que...

— Que je ne sois pas encore vaccinée ?

La Ziane fronça les sourcils, elle semblait embarrassée.

— J'avoue que je suis réticente. Je connais un des nôtres, il... Eh bien, quelques semaines après avoir reçu l'injection, il a commencé à... Ses yeux sont devenus complètement noirs ! Ça me fait peur, je n'ai pas envie qu'il m'arrive la même chose !

— Comment ça, complètement noirs ? Tu veux dire qu'ils ont changé de couleur ?

— Pas seulement ! Ils n'ont plus de blanc du tout. Et, à certains moments, ils ont des reflets bizarres, comme... comme s'ils contenaient des sortes de cristaux.

— C'est étrange, en effet, admit Sylfenn, dubitative. As-tu connaissance de cas similaires ?

La jeune femme secoua la tête en signe de dénégation.

— Moi non plus, reprit-elle, je n'ai jamais entendu parler d'un truc pareil ! Honnêtement, je ne pense pas que le vaccin soit en cause. Voilà presque un an qu'il est largement utilisé, s'il provoquait ce genre d'effet secondaire, ça ne serait pas passé inaperçu.

— Tu crois ? Mais si ça ne touchait que les Zianes ? Si le vaccin n'était pas...compatible avec notre nature ?

— Nous le saurions déjà ! affirma Sylfenn d'un ton catégorique. Des millions de personnes ont reçu le sérum universel depuis sa mise sur le marché et, parmi eux, de très nombreux Zianes. Il y aurait forcément eu d'autres cas et nous en serions informés. Ton ami souffre sans doute d'une quelconque pathologie ophtalmique qui n'a rien à voir avec le vaccin.

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