T -8 / Replay

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Sarah

D'un geste mécanique, je jette la rose au fond de la sépulture. Elle s'écrase sur le cercueil blanc avec un bruit mat et la mollesse du végétal qui commence à flétrir. Une fleur presque morte pour un enfant déjà froid. J'ai un sursaut instinctif de recul, je détourne la tête. Mon regard croise celui de Teddy et l'abîme de ses prunelles me glace.

Au cœur de ces puits de désespoir, je lis son ressentiment et sa colère envers le monde médical qui n'a pas su sauver son fils. Un monde auquel j'appartiens, dont je deviens aujourd'hui à ses yeux le plus odieux symbole. Il se reprend vite et m'adresse un sourire contraint. Dans la crispation rigide de ses mâchoires, je pressens le feu qui couve. Celui qui réchauffera lentement sa rancœur, nourrira sa haine et la fera éclore dans une explosion de violence avide de vengeance.

Je m'écarte, laissant Raphaël lui exprimer sa compassion, apporter le réconfort de son amitié virile. À pas rapides, je m'éloigne le long de l'allée, j'ai besoin de m'extraire de cette bulle de souffrance. Pourtant, il m'est impossible de la dissoudre, elle s'étire autour de moi, m'enserre, me capture. Mes yeux errent sur le paysage lugubre du cimetière. Trop de tombes ornées de fleurs fraîches, trop de dates de naissance et de mort à peine séparées par quelques brèves années...

Une onde de culpabilité me submerge, un reflux aigre me brûle la gorge. C'est ma faute ! J'aurais dû empêcher ce carnage. Je ne l'ai pas fait. Je n'en ai pas eu la force. Sous les pierres tombales aveugles, toutes ces victimes innocentes tendent vers moi leurs petits doigts accusateurs. J'étouffe soudain. Le cœur au bord des lèvres, je m'appuie contre un arbre. Me calmer, respirer, regarder la vérité en face. C'est le seul moyen pour retrouver la force de continuer. J'enclenche la touche Replay.

...

21 octobre 2021

Dans la cour de l'école élémentaire Aimé Césaire de Saint Denis, comme à chaque récréation, le petit garçon joue au foot avec ses copains. Ballon au pied, il virevolte, il dribble. Il est Benzema, il est Neymar, il fonce vers le but adverse, feinte les défenseurs. Absorbé par l'action, il s'apprête à shooter.

— Nassim, ton masque !

Coupé dans son élan, sa concentration brisée, le jeune CM2 rate son tir et tourne une bouille outrée vers la maîtresse qui le tance d'un regard sévère.

— Mais m'dame, proteste-t-il, fait trop chaud !

L'enseignante lui adresse un sourire compréhensif. Le thermomètre, en effet, affiche un bon vingt degrés et le soleil brille haut et clair. Depuis bientôt deux semaines, la France connaît un été indien resplendissant. Les bermudas et les robes légères sont de retour dans la cour, où les activités physiques intenses et la réverbération rendent vite le port du masque étouffant.

— Ce n'est pas une raison ! réplique-t-elle quand même pour le principe. Mets-le correctement.

Tandis que la jeune femme reprend sa conversation avec ses collègues, le gamin pousse un soupir ennuyé et rajuste approximativement l'encombrant accessoire. Tout à coup, sa vue se brouille. D'un doigt pas très propre, il se frotte les yeux puis scrute la cour et repère ses camarades qui ont continué le match. Il va pour s'élancer. Un bref vertige, une brusque envie de vomir. Il a soudain très mal au ventre. Il esquisse un pas. Mal à la tête. Il peine à respirer, arrache son masque. Instinctivement, il pivote vers le groupe des adultes, cherche cette fois l'attention rassurante de la maîtresse. Tout tourne autour de lui, le sol semble basculer à sa rencontre. Il s'écroule, une marée de bile souille son maillot au logo d'un club renommé.

Alertée par les cris affolés des enfants, l'institutrice se précipite. D'un geste impérieux, elle écarte les élèves qui déjà s'agglutinent autour de leur camarade allongé sur le sol de béton. Recroquevillé en chien de fusil, le garçon halète ; un filet de sang s'échappe de ses lèvres.

— Appelez le 15 ! hurle-t-elle.

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24 octobre 2021

Le système de veille électronique que nous avons mis en place au printemps dernier a fini par démontrer son utilité. Les algorithmes pirates infiltrés par Léanne dans les logiciels d'admission des hôpitaux franciliens nous ont désigné le patient zéro. Il y a trois jours, un garçon de dix ans, originaire de Saint Denis, a été pris en charge par l'unité de réanimation pédiatrique de l'hôpital Robert Debré avec tous les symptômes d'une forme sévère de Covid 19. Les tests antigéniques rapides étaient positifs. Quelques heures plus tard, la PCR attestait l'infection au Sars-Cov-2 ; le lendemain, les premiers séquençages suggéraient la probabilité d'un nouveau variant.

J'avais besoin de cette confirmation, maintenant j'en suis sûre. Nous l'avons trouvé. Le compte à rebours a commencé.

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25 octobre 2021

L'Institut Pasteur n'a pas encore été sollicité pour le typage précis de la souche, il devrait l'être bientôt. En attendant, je ne peux compter que sur l'ARS de Seine-Saint-Denis pour démarrer le contact tracing et je n'ai guère d'illusions. La procédure est désormais bien rodée, mais la routine qui s'est installée au fil des mois a émoussé les ardeurs et fait perdre de vue l'importance des enjeux. Sans compter les dysfonctionnements administratifs préexistants qui, malgré la crise, se sont pérennisés. Il y a eu le week-end... Et le début des vacances scolaires qui retarde le recueil des informations auprès de l'école.

Pourtant, il faut se hâter pour casser la chaîne de transmission. Je tente quand même d'anticiper. J'outrepasse mes fonctions et prévient l'hôpital de la nécessité de placer le gamin à l'isolement le plus strict. Le chef de réa me répond sèchement qu'il connait son boulot et que les mesures sanitaires sont parfaitement respectées dans son service.

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27 octobre 2021

Pasteur est enfin dans la boucle. L'apparition d'un nouveau variant est officiellement confirmée, mais aucune recommandation spécifique concernant la recherche active et l'isolement des contacts n'est formulée. Il s'agit d'un cas isolé, ce n'est pas suffisant, il faut attendre. Pendant ce temps, les dizaines de personnes que le gamin a sans doute contaminées courent dans la nature.

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31 octobre 2021

Quatre nouveaux cas sont apparus dont deux formes sévères. L'une d'elles est une camarade de classe du cas index. L'ARS du 93 commence à se bouger. Je découvre avec horreur qu'ils n'ont pas encore prévenu les parents des élèves de l'école. Ceux-ci n'étaient pas sur la liste des contacts à risque ! Selon le protocole en vigueur à l'Éducation Nationale, le port obligatoire du masque met les enfants à l'abri de la contagion. Comme si on ignorait, depuis le temps, que ces chères têtes blondes s'empressent de les retirer dès que les adultes tournent le dos. Bref, seuls la famille et les proches du petit Nassim ont été testés. Le deuxième patient atteint d'une forme grave est son cousin de quinze ans.

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02 novembre 2021

Léanne et moi sommes au front. Elle harcèle l'ARS tandis que je tente de convaincre ma hiérarchie de sonner l'alarme auprès du ministère. Peine perdue ! Le Professeur Naufel, chef de mon département, me rétorque qu'on ne dérange pas un ministre pour quelques cas en Seine-Saint-Denis.

Nos chances d'enrayer la diffusion du septième variant s'amenuisent de jour en jour. Dans le quartier difficile d'où vient le garçon, la population ne prend pas la peine de se faire dépister, encore moins de respecter les consignes d'isolement. Les gosses continuent de jouer ensemble au pied des cités, les ados de se rencontrer sans masque et les parents d'aller travailler. Les gestes barrière sont en mode Yolo.

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03 novembre 2021

Cinq cas secondaires dans l'unité de réanimation de Robert Debré. Malgré mes mises en garde et les mesures sanitaires soi-disant draconiennes, le petit Nassim a contaminé la moitié du service. Il s'y ajoute de nouveaux entrants, tous en provenance de Saint-Denis. Un début d'inquiétude agite la sphère médicale. On évoque un possible cluster autour de l'école Aimée Césaire. Les vacances de la Toussaint continuent, certaines familles sont injoignables.

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05 novembre 2021

Des cas positifs au septième variant commencent à émerger à distance du foyer initial. On en recense plusieurs dans les communes voisines. Stains, Aubervilliers, La Courneuve... Je reviens à la charge auprès de mon patron, il doit intervenir pour convaincre les pouvoirs publics de prendre des mesures radicales. C'est la dernière chance de stopper la progression de l'ennemi.

— Et vous voulez faire quoi ? me réplique-t-il d'un ton ironique. Coller toute la Seine-Saint-Denis en quarantaine ?

Je ravale ma fureur et retrouve Léanne pour un nouveau briefing. Elle ne me remonte pas le moral. Elle a lâché l'affaire avec l'ARS et se charge maintenant d'appeler elle-même les possibles cas contact que nous sommes parvenus à identifier. La plupart du temps, elle se fait jeter. Elle est épuisée. Moi aussi. Je passe dix-huit heures par jour au travail. Raphaël commence à se plaindre de mes absences. Il me croit toujours simple laborantine et m'enjoint de laisser « mes chefs » s'occuper de cette affaire de variant.

Nassim est mort la nuit dernière. L'Éducation Nationale prévoit de mettre en place une cellule médicopsychologique à l'école pour la rentrée de lundi.

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09 novembre 2021

— On ne peut plus attendre, Sarah !

Le regard morne, je fixe l'écran sur lequel Léanne a affiché les courbes prévisionnelles d'évolution de l'épidémie. Pendant le week-end, celle-ci a encore progressé. La carte du 93 compte désormais une quarantaine de points rouges, quarante cas avérés dont dix-huit en réanimation. Chacun d'eux est le centre d'un halo de diffusion exponentielle du septième variant.

— On doit agir, reprend Léanne, il faut parler aux médias !

J'esquisse une grimace, c'est une solution que nous avons déjà envisagée. La pression de l'opinion publique serait sans doute le seul moyen de contraindre les autorités à prendre des mesures fortes. Depuis une semaine, nous bombardons de rapports inquiétants quelques pointures scientifiques dans l'espoir qu'elles donneront l'alerte. Mais la plupart des médecins et épidémiologistes de renom qui hantaient les plateaux durant les premières vagues restent prudemment dans leur tanière. Ils se souviennent trop bien d'avoir été traités d'enfermistes sectaires. La consigne est de cultiver l'optimisme renaissant. Aucun d'eux n'a envie de redevenir le corbeau pourvoyeur de mauvaises nouvelles.

Quant à y aller nous-mêmes... Je fais non de la tête. Je me refuse à endosser publiquement le rôle de lanceur d'alerte. Je ne peux pas laisser Raphaël découvrir que je lui ai menti. Pas comme ça, pas si tôt. Ma première lâcheté... De toute façon, ni Léanne ni moi n'avons la notoriété suffisante pour espérer être entendues.

— Si on renonce à cette option, alors il ne restera plus que le plan B, m'avertit ma complice.

...

Le plan B. Je frissonne, tout mon être se révulse. C'est la dernière séquence de ce replay, celle que je voudrais tellement oublier. Il me faut pourtant l'affronter. Je ferme les yeux et rallume les balises de mes souvenirs.

Le long trajet en transports en commun jusqu'à Montfermeil ; face à la mosquée, la station du T4 où j'ai quitté le tram, dissimulée sous un austère niqab ; ce quartier de banlieue traversé à la hâte, en rasant les murs, la tête baissée ; la Cité des Bosquets...

Le plan B, l'ultime solution pour tenter d'empêcher l'inéluctable. Interrompre la marche triomphale du virus, tuer le mal à la racine. Pour cela, il n'y avait plus qu'un seul moyen : éliminer les contacts des cas positifs les plus récents avant qu'ils ne contaminent à leur tour d'autres personnes.

J'ai trouvé la barre d'immeubles où se terrent mes premières cibles, grimpé silencieusement les cinq étages, l'odorat agressé par les relents mêlés de pisse et de cuisine. Sur le palier, j'ai sorti des plis de ma longue robe noire le Sig Sauer muni d'un silencieux, ôté le cran de sureté. J'ai sonné. Une gamine prépubère m'a ouvert quelques secondes plus tard.

Il m'aurait suffi de tirer. De repousser le petit corps, d'entrer dans l'appartement et d'effacer sans état d'âme toute la famille attablée pour le dîner. Mettre le feu. Et puis recommencer, ailleurs.

Je n'ai pas pu.

J'ai refusé d'assumer ce meurtre et tous ceux que j'aurais dû perpétrer, de prendre quelques dizaines de vies pour en sauver des milliers. Je n'ai pas eu ce courage.

J'ai perdu la première bataille, mais la guerre a continué. L'espèce humaine l'a payé d'innombrables victimes.

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