T -10 / Reboot

7 minutes de lecture

Sarah

Voilà, c'est fait.

Je suis revenue à la source. À ce samedi matin de mars 2020 où j'ai rencontré Raphaël. Le tout début, l'instant zéro de notre histoire.

J'ai ce pouvoir, il est inscrit dans mes gènes. Je suis Chasse-Mémoire, je peux remonter mon passé, effacer celle que j'étais. Tout recommencer.

Sarah Connor, vraiment ? Amusant...

Il griffonne rapidement, me tend la contredanse puis s'éloigne en compagnie de ses collègues, un léger sourire narquois au coin des lèvres. Adorable.

Je frissonne et enfouis le coupon dans ma poche. Pourquoi ai-je modifié mon identité ? Pourquoi ce patronyme de fiction, surgi spontanément comme un clin d'œil ? C'est la seule alternative. Il me faut réécrire le passé... Différemment. Mon nom est le premier fil que je devais tordre pour donner une orientation nouvelle à la trame. Un pari hasardeux.

Derrière moi, les clients manifestent leur impatience. C'est à mon tour. J'achète en vitesse un steak haché, un Cordon Bleu et deux tranches de jambon, paye sans contact et me précipite hors de la boutique. Je me hâte vers mon domicile ; du bout des doigts, je palpe compulsivement le morceau de papier plié au fond de ma poche. Mon cœur tambourine, l'angoisse d'avoir commis une erreur me glace.

Ça ne s'était pas passé ainsi la première fois.

En fulminant, je lui avais brandi ma carte professionnelle sous le nez. Il l'avait longuement examinée avant de me la rendre avec un regard charmeur. Quelques nuits plus tard, il avait débarqué aux urgences de mon hôpital, accompagnant un sans-abri pris de boisson qui avait soi-disant besoin de soins.

Le pépère, qui ne demandait rien à personne, nous avait mis le dawa une bonne partie de la nuit. L'urgentiste de garde avait failli péter un câble et Raphaël, avec un calme olympien, lui avait assuré qu'il se chargerait de surveiller le contrevenant jusqu'à l'arrivée des services sociaux.

Il était resté. Assez longtemps pour m'accompagner pendant ma pause cigarette, me faire tomber sous son charme et échanger nos 06. Plus tard, il m'avait avoué avoir écumé tout le vingtième arrondissement pour dégotter le seul clodo bourré encore dehors en plein confinement. Ma carte professionnelle lui avait appris où je travaillais et il n'avait trouvé que ce prétexte pour me revoir. Il en était assez fier. Il y avait de quoi ! Au moins, le SDF avait fini la nuit au chaud.

Cette fois, il ne pourra recourir à un tel stratagème. Il ignore dans quel hôpital, dans quel service me chercher. Mais il n'en a pas besoin, il m'a demandé mon adresse pour rédiger son PV. Il sait où me trouver. Le fera-t-il ? L'idée qu'il n'en ait pas envie me tord le ventre. Tout pourrait s'arrêter là...

Oui, je joue un jeu dangereux. Il se pourrait que rien ne se produise entre Raphaël et moi. Déplacer, même de manière infime, le curseur des possibles peut avoir des conséquences imprévisibles. Trop de bouleversements incontrôlables sont susceptibles d'en résulter. C'est la raison pour laquelle nous, les Zianes, refusons d'user de notre pouvoir. Je viens de m'octroyer ce droit.

Peut-être ai-je ainsi rayé d'un trait de plume dix ans d'un bonheur que je ne connaîtrai jamais. Mais il me fallait prendre ce risque. Pas pour moi, pas pour sauver notre couple, pas pour sauver ma peau. Pour nous tous. Ce n'est pas seulement mon avenir que je veux changer, c'est celui du monde, celui des miens. C'est la destinée des Zianes que je tiens entre mes mains.

Cette responsabilité que j'ai endossée m'écrase soudain. Un début de panique m'envahit. Une sueur glacée me coule le long du dos. Mon rythme cardiaque s'emballe un peu plus. J'ai peur.

Je cours presque pour atteindre mon immeuble, je traverse le hall en trombe. L'ascenseur, le palier, la porte de mon appartement. J'ouvre, fébrile. Mon petit studio n'a pas changé, identique à ce qu'il était. La même pièce claire, au deuxième étage, le même clic clac tendu d'un plaid ethnique, les mêmes plantes vertes un peu souffreteuses. La même cuisine aménagée. Je jette mon sac sur la table de jardin qui me sert de bureau. Je fouille ma poche, en extrait le reçu de contravention, le déplie presque en tremblant, le souffle court.

06 42 59...

Ma respiration s'apaise. Son écriture barre les cases revêches du document administratif des douces volutes de son prénom, suivies de cette succession bénie de chiffres. J'ai envie de hurler de joie. Le coup de canif que j'ai infligé au passé n'a pas tout annihilé. Notre histoire est encore écrite dans les méandres du temps, le destin a juste mis la balle dans mon camp. C'est à moi, cette fois, de faire le premier pas.

Un immense soulagement. Déplacer une virgule semble n'avoir qu'une conséquence minime. J'en oublie d'un coup que c'est bien plus que la ponctuation de l'Histoire qu'il me faudra modifier. Machinalement, je range mes courses et m'accorde enfin cette douche brûlante que je m'étais promise.

Elle dénoue mes muscles contractés par une nuit de labeur et chasse la tension de ces derniers instants. Je ronronne de plaisir sous son massage relaxant. J'ai besoin de dormir. Je peux m'offrir quelques heures de repos maintenant, rien ne presse. Raphaël doit être au travail toute la journée. Je l'appellerai dans la soirée.

Je me sèche rapidement, remarquant à peine dans le miroir la minuscule étoile bleue qui couronne à présent la silhouette de chat tatouée à la naissance de mon sein gauche. Je me glisse sous la couette, savourant sa fraîcheur parfumée. La contravention serrée entre mes doigts comme un doudou, je m'endors en quelques secondes.

Il est presque dix-sept heures trente quand j'émerge enfin. Ma première impulsion est de saisir mon portable pour contacter Raphaël. Au moment de composer le numéro, un doute me saisit. J'hésite. Peut-être devrais-je patienter quelques jours, ne rien précipiter. La première fois, je l'avais fait un peu mariner. Après sa visite aux urgences, j'avais attendu qu'il me rappelle.

Mais à présent, c'est à moi que semble appartenir l'initiative. Alors, pourquoi tergiverser ? De toute façon, je suis bien trop impatiente de revivre ces instants, quelle que soit la nouvelle saveur qu'ils revêtiront. Mes doigts courent sur le clavier.

— Allo ?

— Bonsoir, c'est Syl... Sarah !

Je me mords les lèvres de la gaffe que j'ai failli commettre. Un long blanc à l'autre bout du fil, en arrière-plan me parvient le brouhaha de conversations.

— Oh... Mademoiselle Connor. Vous avez retrouvé votre carte professionnelle ?

J'ouvre des yeux ronds et réprime une exclamation de surprise. Je ne m'attendais pas à cette entrée en matière, à ce ton presque indifférent.

— Heu, oui... je mens, prise de court. Oui, en effet.

— Très bien. Dans ce cas, il vous suffit de passer au commissariat pour régulariser votre situation et faire annuler votre contravention.

Un blanc, de nouveau... Mon pouls recommence à s'accélérer. Je patiente, anxieuse. C'est tout ? Est-ce uniquement sa conscience de flic qui l'a poussé à me laisser son numéro de portable ? Juste pour me permettre de contester une amende abusive ? Le silence s'éternise. Collé contre mon oreille, mon téléphone me renvoie le souffle léger de sa respiration. Les autres bruits se sont tus.

— Je termine mon service à dix-huit heures trente, reprend-il soudain, si vous vous dépêchez, je peux m'en occuper moi-même.

Nouvelle pause, il semble embarrassé. L'air s'échappe entre mes lèvres dans un soupir de soulagement.

— Bien sûr ! affirmé-je. Je peux venir tout de suite.

— Ah, parfait ! Je vous attends, alors.

Sa voix est toujours atone, professionnelle. Pourtant, il me semble y déceler la trace d'une infime satisfaction. La promesse d'autre chose. Presque aussitôt, il ajoute :

— Ça ne prendra que quelques minutes. Après, si vous êtes libre, nous pourrions aller...

— Prendre un verre ? suggéré-je avec un gloussement. Mais... Les bars sont fermés !

Son rire éclate, spontané. Il m'enveloppe d'une onde bienfaisante. Ce rire franc, chaleureux qui m'a toujours rassurée. L'entendre de nouveau me fait un bien fou, il m'a tellement manqué. Il ne riait plus, ces derniers temps.

— Haha ! s'écrie-t-il. Non, je voulais dire : nous pourrions faire un tour. Je cours toujours après mon service, c'est bon pour la santé. Ce n'est pas à une infirmière que je vais l'apprendre !

Je pouffe à nouveau. Un jogging à deux ? Pourquoi pas. Il n'a pas changé, en tout cas, toujours aussi soucieux de sa forme physique. Je m'empresse d'accepter et raccroche, des étoiles dans les yeux. Je suis prête en quelques minutes, tenue de sport décontractée, sweat jeté sur les épaules et runnings aux pieds. Il me reste juste à remettre la main sur cette satanée carte. Il ne manquerait plus que je ne la retrouve pas.

Je déverse sur la table le contenu de mon sac et fronce les sourcils, réalisant soudain qu'elle pourrait me trahir. En toute logique, elle doit indiquer ma véritable identité. Bien en évidence au milieu de mon bazar, le misérable rectangle plastifié me nargue. Je m'en saisi et risque un coup d'œil, pleine d'appréhension pour ce que je vais y lire. Mon cœur rate un battement, un curieux sentiment me pince l'estomac, mélange de stupeur, d'incrédulité et de délivrance.

Sarah Connor.

C'est le nom inscrit sur le badge. Le nom que je me suis choisi. Le mien, désormais.

Ainsi, j'ai réussi le reboot. J'ai juste remplacé la pierre angulaire, celle qui supporte notre avenir.

J'ai joué le premier coup, j'ai lancé les dés, j'ignore maintenant dans quelle direction ils vont rouler.

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