Mercredi 13 au Jeudi 14 Février 2019

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MERCREDI 13 FÉVRIER 2019

Milieu de nuit chez Eun-jung, un petit mais confortable appartement récemment rénové à Donggyo-dong. Eun-jung précède Aimé dans les escaliers extérieurs. Arrivé au toit de la bâtisse, celui-ci admire la terrasse fleurie tandis qu’Eun-jung ouvre la porte et s’exclame, enthousiaste :

— Wow ! Un ‘’Rooftop house’’ comme dans les dramas !

— This one is … (Celui-ci est bien mais ne rêve pas. La plupart du temps, c’est très mal isolé, glacé en hiver et ‘’sweltering’’ en été.)

La conversation se poursuit tandis qu’ils se déchaussent et entrent dans un séjour petit mais confortable.

— Swel… Sweltering?

— ‘’C’est très chaud. Difficult à respirer.’’

Eun-jung allume un chauffage électrique d’appoint, prend deux grandes bières au frigo qu’elle pose sur la table basse devant le canapé où se trouve déjà un PC. Puis elle écarte un peu la table, s’assied sur l’épais tapis, adossée au canapé et regarde Aimé resté debout.

— What … (Qu’est-ce que tu fais ? Viens ici ! Assieds-toi.), lui ordonne-t-elle avec une pointe d’agacement. ‘’Je vais pas… bite you.’’ (… te mordre.)

………………….

Plus tard.

Chacun un plaid sur les jambes, les deux regardent le film. La pièce est peu éclairée. Aimé est un peu décalé face à l’écran, mal à l’aise de se trouver aussi près d’Eun-jung. Concentrée, celle-ci met parfois sur pause et scrute l’écran quelques secondes avant de relancer le visionnage. Le film se termine.

— Beautiful movie … (Beau film. Ta fille doit être intelligente et sensible si elle l’apprécie.)

— She’s a … (C’est une très bonne personne.)

— I couldn't find … (Je n'ai rien trouvé de précis ... Je vais essayer quelque chose, voyons qui est le réalisateur.)

— C’est Kim So-yeon la réalisatrice. Hyun Jung joue le rôle de Hee-soo.

Elle le regarde un court instant puis lui dit avec une douceur inaccoutumée :

— ‘’Tu as beaucoup cherché, right ?’’

— C’est juste que… C’est peut-être mon film Coréen préféré… avec “Take Care of my Cat”.

— Wow! ... (Tu connais ce film ?! J’aime vraiment beaucoup Bae Doo-na.)

— Je l’adore. Elle est toujours si humaine dans ses rôles…

Eun-jung continue de parler tout en faisant des recherches sur le net.

— What … (Quels autres acteurs Coréens aimes-tu ?)

— Avec Bae Doo-na, mes préférés son Esom pour sa sensibilité, Kang So-ra pour son charisme et Shin Dong-mi pour sa personnalité. Mais j’aime aussi beaucoup IU, très émouvante dans des rôles tragiques, Gong Hyo-jin, Han Ye-ri, Jeon Yeo-bin, Jung So-min si mignonne, Lee Do-yeon si belle…

— Stop, stop! S’écrie-t-elle en riant. Looks like … (On dirait que tu connais plus d'acteurs coréens que moi mais…)

Elle le regarde d’un air mi-moqueur, mi-soupçonneux.

— Hey Mister Salang … (Hé Monsieur Amour, tu n’as cité que des noms d’actrices ! Serais-tu obsédé par les femmes ?)

Il répond en souriant.

— ‘’Ye… But don’t worry ; je suis inoffensif.’’

Eun-jung retourne à ses recherches.

— Je sais. You cry … (Tu pleures comme un enfant...)

— You noticed … (Tu as remarqué… Il y a peut-être des raisons à cela.)

— Which o … (Lesqu… ? OH ! J’ai trouvé quelque chose !)

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Yeonhui-dong! ... (Yeonhui-dong ! C’est un des lieux de tournage ! Là où les filles volent le scooter !)

………………….

Pendant ce temps chez Hyun-ae à Susaek-dong. Depuis son fauteuil, celle-ci boit une bière en regardant les désormais copines confortablement installées sur le canapé qui se font tour à tour découvrir leurs chanteurs, acteurs et films préférés à l'aide de leurs smartphones. La légère euphorie de l'alcool aidant, elles semblent ne pas vouloir se lasser et n’ont nul besoin de mots pour se comprendre, pour l'instant en tout cas. Rêveuse et souriante, Hyun-ae ferme les yeux.

Plus tard, Hyun-ae semble endormie dans son fauteuil. Toujours assises côte à côte dans le canapé, Dounia et Na-ri écoutent ensemble une musique qui les rend mélancoliques. Visage soudain grave, Dounia se tourne de côté, fouille dans la poche intérieure de sa doudoune posée près d’elle et en sort une pochette de photos. Faisant face à Na-ri, elle la lui tend en prononçant avec peine une phrase difficilement apprise par cœur dans l’après-midi :

— Mianhae Na-ri. Yeogi … (Je suis désolée Na-ri. Tiens, c’est à toi. Je les ai toutes effacées de mon appareil photo.)

Na-ri ouvre la pochette, découvre les photos prises en cachette d’elle-même et de Mme Park puis regarde Dounia qui rajoute, yeux larmoyants en pointant un doigt au ciel :

— Elle est partie, hein ?

Na-ri hoche lentement la tête… avant d’éclater en sanglots quand Dounia vient essuyer du pouce la petite larme coulant sur sa joue. De son fauteuil, Hyun-ae regarde les deux filles se tenir les mains en pleurant, deux gouttes claires perlant aussi de ses yeux entrouverts tandis qu’elle se remémore le moment où, accompagnant Na-ri, elle l’a vue s’effondrer en découvrant le corps inerte de Mme Park dans la caravane.

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JEUDI 14 FÉVRIER 2019

Milieu de matinée.

Installé devant l’ordinateur de la salle commune de son Guest house, Aimé buvant un café prépare ses recherches en scrutant le quartier de Yeonhui-dong sur Google Map. Une jolie jeune femme en tenue de ville sort d’une chambre et semble hésiter devant le buffet du petit déjeuner.

— May I … (Puis-je vous aider ?)

La jeune femme répond timidement.

— … Coffee?

— Oh, there … (Oh, il n’y en a plus, attendez une minute.)

Aimé fait du café frais. Eun-jung entre sans bruit dans la pièce et l’observe tandis qu’il montre à la jeune femme où se trouvent pain, beurre, confiture, lait, céréales etc. Peu à son aise, celle-ci s’incline plusieurs fois pour le remercier.

— ありがとう、ありがとうございました ! (Merci… Merci beaucoup !)

— Oh, you are from Japan … (Oh, vous venez du Japon. Ravi de vous rencontrer. Je viens de France. J’espère que vous appréciez votre voyage en Corée.)

Eun-jung s’approche et s’incline poliment devant la jeune femme.

— 私たちの家へようこそ。 (Bienvenue chez nous.)

Puis elle se tourne vers Aimé, ironie aux lèvres.

— ‘’Bonjour Mister Salang. Toujours galant with womens…’’

Un peu vexé, il retourne s’installer devant l’ordinateur sans un coup d’œil vers elle.

— Bonjour Eun-jung. I'm just … (J’essaie juste d’aider…)

— I don’t think ... (Je ne pense pas qu’elle ait compris quoi que ce soit de ce que tu as dit.), répond-t-elle d’un ton sec avant que sa voix ne se radoucisse. ‘’But ce n’est pas d’importance... Que fais-tu ?’’

— Je repère le quartier de Yeonhui-dong. J’irais demain. Pourrais-tu m’aider à trouver la bonne ligne de bus ?

Impulsive, Eun-jung se penche vivement et, malgré la vague conscience de s’imposer abruptement dans son espace intime, vient s’interposer entre Aimé et l’ordinateur pour faire une rapide recherche sur le net, cheveux balayant son visage. Surpris et troublé par cette proximité inattendue, celui-ci ne se recule pourtant pas. Il ferme juste les yeux et hume doucement ce délicat parfum imprégnant tout son être. Les quelques secondes passées ainsi lui semblent une éternité.

— ‘’C’est le 7, 7, 3, 4.’’ Dit-t-elle avant de rajouter en se redressant. Couldn't … (Tu ne pourrais pas attendre jusqu’à Dimanche ? Je viendrais avec toi.)

Fortement perturbé, il a du mal à répondre et bégaie un peu.

— N… Non… Je ne peux pas attendre.

Eun-jung hoche la tête puis sort de la pièce sans un mot. Arrivée à mi-descente de l’escalier extérieur, elle s’arrête, s’adosse au mur et pose une main sur sa poitrine en murmurant, émue, très étonnée :

— 그러나 … (Mais qu’est-ce que je viens de faire là ?)

………………….

En début d’après-midi, Dounia se réveille seule chez Hyun-ae. Na-ri auprès de qui elle a dormi dans la chambre d’amis n’est pas là. Elle n’est pas non plus dans le séjour où Hyun-ae l’accueille d’un sourire, une tasse de thé en main.

— Bonjour Dounia. Tiens bois ça. Tu connais déjà, c’est mon thé aux herbes.

Un peu intimidée, la jeune française vient s’assoir face à Hyun-ae devant la table de cuisine.

— Na-ri est partie ?

— Elle va bientôt revenir. Tu as beaucoup dormi. C’est bien, Na-ri ne dort jamais assez.

Les deux boivent en silence. Le regard de Dounia restant fixé sur le visage de Hyun-ae, celle-ci sourit :

— J’ai un bouton sur le nez ?

Sa jeune invitée manque recracher son thé puis répond, joues empourprées.

— Non, non ! C’est juste que… Depuis la première fois que je vous ai vue, votre visage me dit quelque chose et je viens de me rappeler.

— On me dit souvent que j’ai pour sosie une actrice célèbre.

— Bae Doo-na !

— Wow ! Je suis même connue en France ! s’écrie Hyun-ae, faussement vaniteuse. Et chez les jeunes en plus. Es-tu une de mes fans ?

— Oui… Enfin c’est surtout mon père. Il vous ado… pardon, il adore Bae Doo-na.

— Il a raison. Je l’aime beaucoup aussi, c’est une belle personne. Tu aimes le cinéma Coréen ?

— Oui… Vous connaissez Moon-y… ?

— Ce « vous » me met mal à l’aise Dounia. Tu devrais faire comme Na-ri, me tut… Comment vous dites déjà en France ?

Comme soudain libérée d’un poids, la jeune fille répond avec enthousiasme :

— Tutoyer ! Je peux ? En fait… Depuis hier, j’ai tellement envie de vous… Pardon, de t’appeler comme mon amie Angélique : Tatie… Imo.

— Imo c’est trop vieux ! s’exclame Hyun-ae en riant. Appelle-moi Eonni si tu veux, comme Na-ri.

Heureuse, Dounia ne peut s’empêcher de faire sa mignonne en prenant une voix de fillette :

— Ye… Eonni !

Elles rient, boivent en silence puis Hyun-ae demande, intriguée :

— Tu parlais de quelque chose et je t’ai coupée…

— Oui, Moon-young, c’est un film.

— Tu connais ça toi… s’étonne Hyun-ae. À ma connaissance il n’existe qu’en VO…

— Mon père a trouvé sur le net une version sous-titrée en anglais. Il me l’a traduite en français. Vous… Tu l’as vu ?

— Bien sûr que je l’ai vu, la réalisatrice Kim So-yeon est une amie d’université. Tu as aimé ce film ?

— Eonni… C’est plus que ça. Ce film m’a obsédé… En fait c’est un peu à cause de lui que je suis là.

— Ah bon ? Dis-moi…

L’expression de Dounia se fait soudain sombre.

— C’est… C’est une longue histoire… Je…

— Arasso... Tu me diras quand tu en auras envie, d’accord ?

Les deux restent silencieuses un moment, puis Dounia se détend et laisse parler sa curiosité :

— Eonni… Na-ri, c’est qui pour toi ? C’est ta nièce ?

— Elle est beaucoup plus que ça… même si nous ne sommes pas de la même famille.

— ……

— Tu es tout aussi curieuse que moi, continue-t-elle en souriant. C’est juste une voisine qui a la vie dure et qui vient parfois se réfugier chez moi. Elle… Ah ! La voilà qui revient.

Dounia tourne la tête et ses yeux s’écarquillent de surprise en voyant apparaitre à la porte d’entrée le sourire radieux de Na-ri portant… son sac à dos. Elle va pour parler mais Hyun-ae la stoppe net dans son élan.

— À partir de maintenant tu habiteras ici. Hein Na-ri ? 두 니아 는 … (Dounia reste avec nous ?)

— Ye Eonni ! 더 이상 … (On ne la laisse plus partir !)

Voir l’air joyeux de Na-ri portant son sac dans la chambre d’ami rend Dounia heureuse comme elle ne l’a été depuis longtemps. Elle saisit les mains de son hôte et crie presque :

— Gamsahabnida eonniiiii ! (Merci grande sœur !)

………………….

Plus tard, les trois filles grimpent dans la colline surplombant le quartier par un petit sentier parfois enneigé, Na-ri en avant, Dounia au milieu et Hyun-ae fermant la marche. Elles quittent bientôt le sentier, marchent quelques minutes sur le flanc de la colline à pente douce et Na-ri s’arrête près d’un modeste rocher dépassant du sol. Près de lui, la terre fait un petit monticule devant lequel Hyun-ae puis Dounia un peu en retrait la rejoignent. Hyun-ae pose au sol son sac de toile et en sort une pomme, une bouteille de soju, une assiette en carton, un gobelet en plastique et un couteau.

S’accroupissant comme ses amies, Dounia regarde sans comprendre Na-ri éplucher le fruit. C’est lorsque celle-ci pose délicatement au sol, devant le monticule de terre, l’assiette remplie de quartiers de pomme que Dounia devine enfin la raison de leur venue. Hyun-ae se redresse, prend Dounia par le bras et la guide devant le petit tertre où la jeune fille intimidée reste debout entourée de ses amies, visage grave et triste tandis que Hyun-ae répand un peu de soju sur la sépulture improvisée.

— 할머니 … (Grand-mère. Nous t'avons amené Dounia. Tu te souviens ? C'est la jeune étrangère que tu as reçu chez toi. Je sais que tu l'as aimée même si ça n’a été qu'un instant.)

Puis Hyun-ae remplit le gobelet de soju et le boit d’une traite. Elle le remplit de nouveau d’une dose beaucoup légère qu’elle donne à boire à Na-ri, puis recommence avec Dounia. Les trois femmes s’inclinent ensuite un long moment, Dounia jetant parfois de petits coups d’œil vers Hyun-ae ou Na-ri.

Puis elle se redressent et s’en vont d’un pas tranquille. Plus bas, quand le sentier s’élargi, Hyun-ae prend le bras de Dounia pour marcher à ses côtés.

— Je suis certaine qu’elle est partie le cœur en paix.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a reçu votre amour. Celui de Na-ri mais aussi le tient même si cela a été très court.

Elles marchent en silence un court instant. Devant, Na-ri s’arrête pour se laisser rejoindre et reprend sa marche de l’autre côté de Dounia et sa présence près d’elle encourage la jeune française à poser la question qui lui brule les lèvres.

— Pourquoi elle a fait ça halmeoni ?

— Fait quoi ?

La jeune laisse soudain exploser la révolte qui ronge son cœur depuis des jours :

— Je sais qu’elle s’est suicidée ! Pourquoi !? Elle était malade ? Pourquoi !? Wae !?

Voyant les yeux de son amie s’embuer, Na-ri prend la main de Dounia dans la sienne.

— 우리를 위해.

— Hein ?

— Na-ri dit qu’elle l’a fait pour nous.

— Comment ça pour nous, pour nous trois ?

— Ne sois pas aussi prétentieuse… Elle a décidé de quitter ce monde pour ne plus être une charge pour les autres. C’est peut-être dur à comprendre pour toi.

— Quoi ? C’est impossible de comprendre une chose pareille !

— Je sais que dans ton pays on considère que c’est un devoir de l’état de s’occuper des plus faibles mais chez nous, on estime que c’est le rôle de la famille. Pour ceux qui n’en ont pas, il existe des aides, d’état ou bien privées, mais c’est considéré par beaucoup comme une aumône et dans notre culture c’est souvent perçu comme une honte.

— On a honte chez nous aussi mais… D’accord, je veux bien croire que ce sentiment soit plus fort chez vous, mais de là à se suicider… Non, ça je ne peux pas le comprendre.

— C’est aussi difficile à accepter pour nous tu sais. Cette notion de sacrifice pour le bien de la communauté est très forte pour les gens de la génération de grand-mère Park. Ils ont vécu une guerre atroce, très longue.

— Mon père m’en a un peu parlé. Il dit que toute une génération s’est sacrifié pour reconstruire le pays.

— C’est ça. Halmeoni pensait comme ça… Elle ne pouvait plus travailler depuis son accident et supportait mal qu’on l’aide. Elle a juste accepté de venir s’installer dans la caravane quand il a fallu qu’elle parte de son logement. Depuis elle attendait…

Dounia se souvient soudain du mot laissé par Mme Park.

— Elle… Elle attendait de pouvoir payer ses dettes avant de partir ? C’est ça ?

Hyun-ae acquiesce de la tête.

— Oui. Avec la lettre que tu as vue, elle a laissé une enveloppe destinée à son ancienne propriétaire.

— 그녀는 … (Elle a dit quoi ?), s’enquiert Na-ri que la mine de son amie inquiète.

— 그녀는 … (Que grand-mère devait attendre de payer ses dettes.)

Soudain tremblante, Na-ri s’arrête de marcher, tête baissée et serrant très fort la main de Dounia.

— 그것은 내 잘못이야.

Na-ri…

나는 그에게 약간의 돈을 주었다 !

Na-ri relève la tête et pousse un cri avant de partir en courant sous les regards surpris de Dounia et inquiet de Hyun-ae.

— Elle dit que c’est de sa faute si grand-mère est partie car elle lui a donné de l’argent… Va vite. Ne la laisse pas seule.

Dounia s’élance à la poursuite de son amie :

— NAAA-RIIII !!!!

………………….

Début de soirée.

Avec ses deux petites salles au plafonds bas, ses chaises et tables rustique de bois plein au style champêtre et ses posters de Bob Marley, le restaurant Reggae Chicken à Donggyo-dong évoquerait aisément une chaleureuse grotte peuplée de rastas fumant d’énormes joins. Installées dans un recoin, Eun-jung et Aimé sont attablés devant un copieux plat de poulet frit/pomme frites presque vide et deux grosses choppes à bière entamées. Ils sont détendus, d’humeur prompte à la plaisanterie. Eun-jung saisit un des derniers morceaux de poulet frit pour le tenir à bout de bras comme un trophée :

— This is … (Voici une valeur sûre de la gastronomie coréenne.) ‘’En France vous avez le Coq au Vin, en Corée nous avons le Fried Chicken and Beer.’’

— Ne dénigre pas la cuisine de ton pays, je l’adore. Elle est juste parfois un peu trop épicée.

Eun-jung pointe vers lui un doigt railleur.

— That’s Mister Salang … (Ça c’est Monsieur Amour ; toujours galant avec les femmes mais de nature fragile.)

— Trop aimable, grommelle-t-il un peu vexé.

Soudain Eun-jung se raidi en voyant deux femmes entrer dans la petite salle. Elle les regarde d’un air furieux s’installer derrière Aimé, la plus grande aux cheveux courts assise de face. Complices, les deux femmes se regardent avec affection, leurs mains se rapprochent sur la table, se frôlent discrètement.

— What are you … (Qu’est-ce que tu fais avec ta fourchette Aimé ! Mange avec les doigts comme tout le monde !)

Sa voix forte et agacée fait sursauter Aimé qui la regarde sans comprendre, sa main reposant prudemment dans le plat la frite qu’il vient de piquer au bout de sa fourchette de voyage. Derrière lui, la femme aux cheveux court penche la tête, voit Eun-jung et marque un arrêt, surprise. C’est une belle femme, grande, à l’assurance un peu masculine. Curieuse, sa convive se retourne et regarde un instant Eun-jung. Elle est bien plus jeune, jolie, très féminine. Se reprenant, Eun-jung saisit une grosse frite, se penche en avant et la tend vers la bouche d’Aimé avec un grand sourire chaleureux pour minauder.

— 내 … (Tiens mon amour.)

Comme celui-ci, stupéfait, ne réagit pas, Eun-jung incline la tête pour être hors de vue de sa spectatrice et d’un air furibond, lui murmure.

— Open your mouth ! (Ouvre la bouche !)

Aimé obéit docilement et mache sa frite en regardant Eun-jung, sans saisir où elle veut en venir. La voyant jeter de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, il va pour se retourner mais reçoit un coup de pied dans le tibia qui le fait gémir. Sans plus chercher à comprendre, il décide sagement d’entrer dans le jeu d’Eun-jung et lève sa choppe.

— Levons nos verres à ta beauté ma chère.

Honey! ... (Chéri ! Tu es si charmeur.) 사랑해. (Je t’aime.)

— Love you dear. (Je t’aime ma chère.)

Les deux trinquent. Eun-jung finit sa choppe d’une traite puis, la posant un peu trop vivement sur la table, elle se lève, enfile son manteau et tend la main à Aimé.

— Let’s get warm home darling. (Allons à la maison nous réchauffer chéri.)

Les deux s’en vont. En passant, Aimé croit reconnaitre un visage parmi les deux femmes assises derrière lui mais il n’en est pas certain. Une fois dehors, Eun-jung jusque-là accrochée amoureusement à son bras, s’écarte vivement de lui, soudain très énervée.

— Please, no question … (Pas de question s’il te plait Aimé ! Allons acheter du soju. J’ai vraiment besoin d’être saoule.)

………………….

Pendant ce temps dans l’atelier de Hyun-ae à Susaek-dong, Dounia et Na-ri emmitouflées sous une couverture, sont installées sur un vieux canapé sans trop se préoccuper de Hyun-ae en train de peindre. Na-ri semble encore bouleversée. Pour la distraire, Dounia lui montre des photos de son téléphone qu’elle commente en s’aidant d’une application de traduction vocale.

— Ma maison. (Voix du tél:) Ulijib. T’as vu, c’est petit hein ?

Ma chambre. (Tél:) Nae chimsil. Il y a BTS partout, only BTS !

Ça c’est mon père. Nae abeoji. Il est très gentil. Gentil ! (Tél:) Jonglyu.

Comment sont tes parents ? (Tél:) Bumonim-eun eotteohseubnikka ?

Na-ri la regarde intensément en silence puis, désignant son téléphone, lui fait comprendre par gestes qu’elle veut inverser la traduction. Ceci fait, elle prend la main de Dounia, approche le téléphone de sa bouche et dicte :

— 난 혼자 다. (Tél:) Je n’ai personne.

— 둘 다 죽었. (Tél:) Ils sont tous morts.

Hyun-ae regarde Dounia prendre une main de Na-ri dans les siennes pour la presser contre sa joue :

— Moi je suis là, Na-ri…

………………….

Assise à distance respectable d’Aimé sur son canapé, Eun-jung boit d’affilée deux shots de soju tandis qu’Aimé sirote le sien. Sur la table basse devant eux, deux bouteilles vides et une assiette avec des restes de snacks aux crevettes dont une bonne partie sont éparpillés alentours. Elle va pour se servir encore avec la bouteille qu’elle tient toujours en main mais Aimé l’en empêche en la saisissant.

— Tu bois trop vite Eun-jung ! Tu vas te rendre malade.

— ‘’C’est my problem!’’

Elle essaie de se dégager mais pour la première fois Aimé lui tient tête.

— Non !

Décontenancée par la fermeté du ton, elle le regarde d’un air étonné.

— Why? (Pourquoi ?)

— I don't like … (Je n’aime pas te voir comme ça.)

— ‘’Oh … Are you worry pour moi, Mister Salang ?’’

Un peu chancelante, elle le regarde un instant dans les yeux avec un sourire moqueur puis lâche soudain la bouteille pour se laisser aller en arrière contre le dossier, visage levé au plafond.

— Stop … (Arrête de me regarder comme ça. Je ne le mérite pas, dit-elle d’une voix lasse avant de poursuivre après un long silence.) You don’t … (Tu ne me connais pas. Je suis une très, très mauvaise personne.)

— C’est faux. Je sais que tu es quelqu’un de bien.

— ‘’Tu ne sais rien.’’ You don't know … (Tu ne sais pas à quel point je suis mauvaise… Tu ne sais pas…)

Lourd silence…

— I… I abandoned … (J’ai… J’ai abandonné ma fille.)

Eun-jung craque soudain. Cachant son visage dans ses mains, elle se met à pleurer à gros sanglots, comme une enfant. Décontenancé, Aimé tend une main vers elle, hésite longuement, puis se rapproche enfin pour entourer d’un bras ses épaules. Elle se laisse aller contre lui.

Plus tard…

Calmée, Eun-jung se redresse, essuie ses yeux du revers de la main, se sert un autre verre de soju qu’elle descend cul sec puis se tourne vers Aimé en se reculant un peu.

— ‘’Pardon… c’est deux ans…’’ that I keep it in me. (…que je garde ça en moi.) ‘’Tu es le premier personne que je dis.’’

Elle prend une grande bouffée d’air et commence à parler, menton posé sur la poitrine.

— There was … (Il y avait quelqu’un à mon club de gym.)

— La femme du restaurant ?

Elle le regarde brièvement dans les yeux, à peine surprise.

— You understood... (Tu avais compris…) ‘’C’était si boring at home… Plus rien avec my husband… depuis des ans…’’ At first ... (D’abord, je n'ai pas saisi. Je pensais qu'elle voulait être amie. Elle était un peu étrange mais je l'admirais. Elle était belle et grande, forte, indépendante… Tout le contraire de moi. Un soir, elle m'a embrassé… Je n'avais jamais pensé à une femme comme ça, tu sais. Je ne la voyais pas comme ça mais... je me suis laissé faire. C'était en bas de chez moi. Tellement stupide... Mon mari a dû nous voir. Quand je suis rentré, il était comme un fou. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Il était vraiment effrayant. Il ne m'a pas frappé. Il m'a juste donné quelques minutes pour faire ma valise. Quand je suis passé devant lui en sortant de notre chambre, il m'a serré le cou très fort à deux mains. Je pensais vraiment qu'il allait m'étrangler ! J’ai vraiment eu de la chance… il m'a juste dit qu'il me tuerait si je revenais à la maison. J'avais tellement peur que je me suis un peu pissée dessus. Je n'y suis jamais retourné. J'avais trop peur. Je n'ai jamais eu le courage d'essayer de revoir ma fille… Je n'avais pas d'argent. J'ai dormi dans un parc. Le lendemain, j'ai tout raconté à cette femme. Elle m'a emmené chez elle… et vient de me larguer juste avant ton arrivée… après deux ans de vie commune. N'est-ce pas pathétique ?)

— Ce n’est pas pathétique, c’est triste… et très violent de la part du père de ton enfant.

— He is not … (Ce n'est pas son père biologique… Il savait que j'étais enceinte de quelqu'un d'autre lorsque nous nous sommes mariés. Ce n'est pas une mauvaise personne. Il n’est que l’exemple typique de l’homme traditionnel coréen. Sa femme avec une autre femme... c'était vraiment trop, inconcevable.)

— This is not … (Ce n’est pas typiquement coréen… Je hais tellement les machos !)

— Sometimes … (Parfois je me demande qui est-tu Monsieur Amour…), dit-elle avec une pointe d’affection avant de se laisser aller sur l’accoudoir. Aïgo ! Je suis si fatiguée…

Aimé se lève pour lui permettre de s’allonger et Eun-jung s’endort presque immédiatement sur le canapé. Il la couvre et la regarde longuement, agenouillé au sol devant son visage. Puis il ose une caresse dans ses cheveux et s’en va en prenant soin de ne pas faire de bruit.

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