Blueberry

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Le hurlement, strident, résonna à mes oreilles avec la force d’un coup de tonnerre. Une chair de poule vrilla ma peau. Mes muscles se tendirent sous l’effroi. Mes mains se crispèrent violemment, emprisonnant dans leur poigne le tissu de lin collé à mon visage. Mes yeux s’ouvrirent soudainement tandis qu’un sursaut me fit me redresser. Les yeux perdus, je cherchai du regard l’origine du cri. Je la découvris à ma droite, ses mains agrippées aux draps qui couvraient mon lit, ses sourcils levés si haut qu’ils se perdaient dans sa courte frange, la bouche ouverte suffisamment grande pour laisser découvrir ses dents blanches.
À l’instant où mes yeux se posèrent sur la créature, la bouche de celle-ci se referma, faisant cesser par la même occasion le cri horrible qu’elle était parvenu à produire. Son visage s’éclaircit d’un rayonnement enfantin, rosissant ses joues pâles. Flocon-de-Nuit se mit alors à sautiller sur place, proprement ravie, ses cheveux de neige dansant autour de sa tête ronde. Ni une ni deux, elle tourna les talons et détala aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient, direction la porte de ma chambre, criant à tout-va que « la Blueberry » était levée. Plusieurs couinements firent écho à son appel, ravis eux aussi que la Blueberry fût enfin debout.
Par dépit, mon regard se porta sur le réveil qui se trouvait sur ma droite, posé sur la table de nuit. Le cadran luminescent affichait clairement, comme pour me narguer, les symboles « 4 : 03 A.M. ». Je m’écroulai sur mon lit, le visage plongé dans l’oreiller, et, profitant du bruit ambiant, laissai s’échapper un cri d’exaspération. Pour la millième fois depuis mon emménagement, je me réjouis faiblement du fait que mon appartement était parfaitement insonorisé, sans quoi les voisins alentours n’auraient certainement pas manqué de me témoigner leur mécontentement. Non pas que j’appréciai particulièrement moi-même les créatures qui m’envahissaient.
Résignée, je me levai. Impossible de me rendormir, dans tous les cas. Malgré les imprécations impatientes venant du salon, je pris le temps de m’étirer de tout mon long et fis méticuleusement craquer mes vertèbres. Enfin, après un dernier bâillement agacé, je me décidai à affronter la nouvelle journée qui s’annonçait. Je finis d’ouvrir la porte que Flocon-de-Nuit ne s’était pas gênée de laisser entrouverte, et de ma chambre passai au salon, envahi par la vermine de la pire espèce.
Les lutins braillards poussèrent des vivats tonitruants en me voyant apparaître et plusieurs se jetèrent sur moi, s’accrochant à mes jambes pour ne plus les lâcher. Je m’avançai en claudiquant dans la pièce, les lutins toujours perchés sur mes jambes, et approchai de la cuisine, cette dernière à peine séparée du salon par un bar et deux tabourets hauts. J’ouvris l’un des placards, m’emparai d’un sachet de cookies pur chocolat et l’ouvris avec impatience. Après quoi je le jetai négligemment dans le salon, où les lutins se précipitèrent voracement dessus, comme s’ils n’avaient pas mangé depuis des jours — ce qui, évidemment, n’était pas le cas. Malgré leur taille relativement réduite, ces créatures semblaient avoir un appétit on ne peut plus gargantuesque. un véritable enfer, soyez-en sûrs.
Ce ne fût qu’après que le paquet de biscuit fût jeté que les lutins accrochés à mes jambes les lâchèrent pour rejoindre leurs compagnons dans le festin matinal. Eux occupés, je pus enfin mettre la machine à café en route, qui me faisait cruellement de l’oeil depuis mon entrée dans le salon, et en profitai également pour faire griller des toasts, beurre et confire sortis du frigo et trônant royalement sur le bar. Après avoir étalé une couche généreuse de confiture sur mon pain grillé, je pris le temps d’observer mes « invités », comme l’habitude l’exigeait depuis près de cinq ans déjà. Pourquoi ces créatures avaient décidé d’établir résidence dans mon appartement, cela restait un mystère. Pourtant, nombre d’autres créatures paranormales vivaient dans l’immeuble, toutes bien plus amicales et généreuses que je ne l’étais. Il fallait croire que les lutins des villes appréciaient les créatures antipathiques telle que moi.
Ainsi donc ces chers lutins se trouvaient au nombre de douze, un clan qui avait augmenté avec l’arrivée inopinée de Flocon-de-Nuit et quelques autres casse-pieds à Noël dernier. Me refusant à leur ouvrir la fenêtre salvatrice de mon salon pour les laisser entrer, mes compagnons de courte taille avaient jeûné une semaine durant, non pas que cela m’aurait particulièrement dérangée si, dans leur faim excessive, les petites créatures ne s’étaient mises à grignoter le mobilier. Ce qui, en conséquence, m’avait contrainte à accueillir sous mon toit cinq nouveaux lutins, venant ainsi s’ajouter à la troupe qui m’envahissait déjà. Et ce, pour mon plus grand désagrément.
Mon petit-déjeuner avalé, je laissai les lutins dans leur fin de festin et gagnai la salle de bain. Veillant à fermer la porte à clé — on ne savait jamais, avec ces monstres —, je me débarrassai vivement de mon pyjama et pris une douche salvatrice, faisant ainsi disparaître la tension du matin et les dernières miettes de sommeil qui existaient encore. Ceci fait, je m’enveloppai d’une serviette et regagnai le salon, où les lutins repus lézardaient sur la moquette, sieste bien méritée après leur folie gustative. J’enjambai négligemment ceux qui se trouvaient sur mon chemin et attrapai l’aspirateur afin de faire disparaître toute trace de chocolat de ma précieuse moquette. Cette dernière besogne achevée, je regagnai ma chambre et m’habillai du tailleur réglementaire propre à ma profession. Pantalon et veste noire, chemise blanche, bottines plus adaptées à la course à pieds que des talons. Je ramassai mon sac traînant à terre, ma plaque, mon portable et ses écouteurs sur la commode, ainsi que mon éternel couteau à trois lames, où l’on pouvait voir, inscrite sur chacune d’elle, les mots : « Quod mortui reditum ad mortem ». Que les morts reviennent à la Mort. Cadeau de chaque nouvelle recrue de la R.A.P.C.
Je sortis de la chambre et gagnai une fois de plus le salon. Les lutins n’avaient pas bougé d’un iota, toujours gisants, comme morts — et cela m’aurait bien arrangée que cela fût effectivement le cas —, sur la moquette. Je les ignorai superbement, laissai choir mes affaires sur le bar et m’emparai de ma tasse où demeurait encore un fond de café. Prête à tuer les deux heures qu’il me restait avant de prendre le chemin de la R.A.P.C., je fus plus que surprise d’entendre la sonnerie de mon portable retentir. J’abandonnai ma tasse à côté de mon sac, m’emparai de l’appareil et jetai un oeil au numéro. Inconnu, ce qui ne voulait dire qu’une chose.
« Blueberry, dis-je laconiquement en décrochant.
— Inspecteur, répondit un jeune homme, probablement un bleu nouvellement arrivé dans nos locaux. Nos services ont besoin de vous du côté du 28 Main Street, Sharon. On nous a signalé une activité paranormale contraire au règlement établissant les restrictions des contacts entre cré…
— Je sais parfaitement à quoi se rapportent les signalements rapportés à l’agence, agent Qui-Que-Vous-Soyez. Dîtes-moi simplement en quoi cela me concerne.
— Un certain Larry, vampire de son état, aurait…
— Merci, je connais le cas du vampire Larry. Je m’occupe de cette affaire.
— Très bien inspec… »
Je raccrochai avant même qu’il ait fini et tendis la main vers mes affaires. Je m’arrêtai dans mon geste lorsque je constatai que les écouteurs étaient dans un tel sac-de-noeuds qu’il semblait impossible de les en sortir un jour. Pourtant, et j’en étais persuadée, je les avais consciencieusement démêlés la veille au soir, juste avant d’aller me coucher. Je jetai un regard assassin aux lutins.
« Lequel d’entre-vous a fait ça ? »
Des trois lutins qui se donnèrent la peine de me jeter un coup d’oeil, aucun cependant ne répondit à ma question. La vermine de la pire espèce, vous dis-je. Je les fusillai un instant du regard avant de laisser tomber l’affaire, sachant pertinemment qu’aucun ne vendrait la mèche, fourrai mes affaires dans mon sac, mis celui-ci sur mon épaule, saisis mes clés posées sur un coin du bar    et gagnai l’entrée. Je fermai la porte derrière moi, vérifiai le verrou et descendis les escaliers d’un pas rapide jusqu’au sous-sol, où je gagnai ma voiture. Je jetai mon sac sur le siège passager, mis le contact et démarrai sans tarder. La route serait longue jusque Sharon, et je ne souhaitais guère m’attarder.
Je quittai Manhattan avec pour seul bruit ambiant celui du ronronnement de mon moteur, le regard rivé sur la route. Je mis près de deux heures à arriver à Sharon, et cela fait je me garai à la bibliothèque municipale. J’accrochai ma plaque à ma ceinture, y glissait également mon couteau à trois lames, fourrai des menottes dans ma poche et sortis de voiture. Ainsi équipée je remontai Upper Main Street jusqu’au croisement de Main Street. Arrivée là, un fourmillement me picota la nuque. Je m’emparai de mon couteau et scrutai la ruelle, les muscles bandés dans l’attente de l’affrontement.
Celui-ci vint par la gauche. Une ombre me rentra dedans si vite que j’eus du mal à la voir. Me cognant en plein dans l’épaule, elle tenta de me faire tomber à la renverse afin de prendre la fuite. Je l’en empêchai en lui saisissant le dos du tee-shirt d’une main et l’entraînai avec moi dans ma chute. Avant que le vampire n’ait pu comprendre ce qui lui arrivait, je roulai sur le côté et pointai mon arme en direction de sa gorge, les lames frôlant de peu la peau tendre de son cou. Le vampire se pétrifia, n’osant plus faire le moindre mouvement.
« Eh bien Larry, qu’est-ce que tu as encore fait ? »
Le vampire jeta un coup d’oeil derrière son épaule. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres.
« Blueberry ! s’exclama-t-il avec joie. Cela faisait longtemps ! Quand ?
— 2003, enfoiré. Combien, cette fois-ci ?
— Sept, dit-il avec fierté, son sourire s’élargissant plus encore. Si tu les avais vues ! Elles sont d’une beauté… à couper le souffle ! »
Le vampire partit dans un fou-rire proprement irritant. Je me contentai de rouler des yeux tout en le menottant d’argent. Je me relevai et le forçai à en faire autant. Son fou-rire se calma alors que je le conduisais à ma voiture, un éternel sourire persistant sur ses lèvres.
« Dis-moi, après toutes mes infractions, je suis pas censé me recevoir ta lame en travers du coeur ? »
À nouveau éclata-t-il de rire. Je l’obligeai à accélérer l’allure en le poussant sans ménagement, non pas que cela eût l’air de beaucoup le déranger.
« Crois-moi, le jour où l’on m’en donnera l’ordre, je me ferais un plaisir de te renvoyer de là d’où tu es sorti.
— Ma très chère Blueberry, ne serait-ce pas le même endroit que le tien ? »
Il sourit plus encore, laissant ainsi découvrir ses canines proéminentes. J’ignorai sa pique, bien que l’envie ne me manquât pas de l’érafler « par mégarde » avec mes lames. Forgées d’argent, elles provoquaient des brûlures terribles chaque fois qu’elles entaillaient la peau, même superficiellement, d’une créature paranormale. Et cela n’était absolument rien comparé à la douleur que cela provoquait, une fois ces lames profondément enfoncés dans votre corps.
Je déverrouillai ma voiture et l’enfournai sur la banquette arrière avant de gagner ma propre place et de mettre le contact. Fort heureusement, Larry ne dit plus un mot durant le trajet jusqu’à Manhattan, ce qui me permit de me détendre légèrement. Hélas, cela ne devait pas être de longue durée. À peine arrivée à New York City, une boule se format au niveau de mon estomac, pesant lourdement dans mon ventre.
« Putain de merde… »
Pour une fois, j’étais bien d’accord avec Larry. Dans le ciel matinal, flottant au-dessus de Manhattan, s’élevait un arc-en-ciel rougeoyant, des larmes de sang coulant de ses plaies ouvertes où le ciel, bleu, paraissait. Les simples mortels devaient voir en lui un arc-en-ciel inversé, mais nous autres créatures savions ce qu’il en était : l’un des nôtres venaient de se faire assassiner. Ce n’était jamais une bonne nouvelle pour nos services, le chaos devait actuellement régner dans les locaux de la R.A.P.C. alors même que je tentai de sortir des bouchons. Larry lui-même contempla l’arc-en-ciel sanguinolent d’un air grave, se demandant probablement comme moi ce qui avait bien pu se passer, et surtout de quel genre de meurtre il pouvait bien s’agir.
Nous arrivâmes sur Manhattan près de trois-quart d’heures plus tard, et déjà l’arc-en-ciel s’effaçait-il. Je garai ma voiture dans les sous-sols de la R.A.P.C. et sortis Larry de l’arrière avant de le conduire aux escaliers. Pour une fois ne fit-il pas le moindre commentaire sur ma phobie des ascenseurs et se laissa-t-il guider docilement, ce que je n’eus guère le loisir d’apprécier à sa juste valeur.  La journée ne sembla, d’ailleurs, guère vouloir s’améliorer. À peine eus-je pénétré dans les locaux que le silence tomba. Les agents présents me dévisagèrent sans un mot, leurs yeux agrandis pour une raison que je ne m’expliquai pas.
Je survolai la salle du regard, tentant de comprendre ce qui pouvait provoquer un tel comportement chez mes collègues. Larry s’abstint une nouvelle fois de commentaire, mais l’expression de son visage était suffisamment éloquent : quoi que fût le problème, j’allai en baver, d’une manière ou d’une autre. Je confiai mon vampire de captif à l’un de mes collègues, qui promit d’un hochement de tête de s’occuper de lui. Ils continuèrent de me dévisager tandis que je reprenais les escaliers pour rejoindre mon propre service. Je montai les étages à rapides foulées, me questionnant toujours sur le comportement de mes confrères.
Les choses ne s’améliorèrent pas plus lorsque j’atteignis enfin mon service. Des agents qui se trouvaient près de la porte, tous se turent et me dévisagèrent également. Quelque peu hésitante, j’avançai néanmoins. Et malheureusement pour moi, chacun des collègues que je croisai répéta la conduite de leurs confrères, sans plus m’expliquer la situation. N’en pouvant plus, j’attrapai le premier bleu que je croisai, certaine qu’il cracherait le morceau. Dès qu’il vit mon visage, le sien blêmit tant que l’on aurait dit qu’il était mort à nouveau.
« Inspecteur Blueberry… couina-t-il d’une voix de souris.
— Dis-moi ce qui se passe ici, ou je te jure que je…
— Aimy. »
Un peu plus loin sur ma gauche, William Ays se tenait droit comme un « i », son uniforme soulignant impeccablement ses épaules carrées, la tête haute, son regard de glace focalisé dans ma direction et ne souffrant d’aucun cillement. La journée promettait d’être d’autant plus réjouissante. Je lâchai le bleu, qui s’empressa de filer le plus vite possible, et me tournai vers mon collègue.
« William, le saluai-je. Que me vaut le ô grand plaisir de ta présence dans mes services ?
— Prends tes affaires, on a une urgence à Central Park.
— Rien que ça ?
— Je t’expliquerai sur le chemin. Grouille. »
Je redressai mon sac sur mon épaule et le suivis. Une boule se forma dans ma gorge à l’idée que cette « urgence » était très certainement en rapport avec l’arc-en-ciel sanglant qui était apparu dans le ciel. Je ne lui posai pourtant pas la question. Inutile de discuter avec lui de suite, il ne me révèlerait rien tant que nous ne serions pas en voiture. Depuis sa mort près de trois cent ans plus tôt, il avait semblait-il perdu toute loquacité et ce sans compter son manque total de sens de l’humour. Un amour de banshee. Comme moi-même, William préféra les escaliers à l’ascenseur, une anxiété que la plupart des membres de notre espèce partageait, dépendamment de la récence de leur mort.
William n’hésita pas à sauter plusieurs marches, aussi accélérai-je également l’allure afin de demeurer à sa hauteur. Arrivé au sous-sol et sans marquer la moindre pause, mon collègue ouvrit la porte du parking d’un geste ample et avança à grands pas vers sa voiture. La situation devait être particulièrement grave pour qu’il fût aussi pressé et renfrogné, bien plus que son austérité habituelle. Je me glissai sur le siège passager au moment où il allumait le moteur et, sans attendre une seconde de plus, il démarra.
« Bon, c’est quoi cette urgence ? C’est si grave que ça ?
— On a un meurtre de niveau trois en plein Central Park, c’est un loup-garou qui s’y promenait qui l’a repéré. Il a de suite appelé l’agence. »
Ma gorge se serra.
« Un niveau trois… quel genre de niveau trois ?
— Le genre licorne. »
Bordel de dieux.
« C’est toi qui a été chargée de l’enquête », ajouta-t-il.
De mieux en mieux.
« Oh-là, je veux pas d’un niveau trois sur le dos, tu le sais très bien ! Tout le monde le sait ! Surtout d’un niveau trois impliquant une licorne. C’est la merde assurée, cette affaire ! »
— Justement.
— Quoi « justement » ?
— C’est pas un meurtre comme les autres, Aimy.
— C’est un niveau trois, c’est forcément pas un meurtre comme les autres.
— Tu comprends pas…
— Alors explique-moi ! Pourquoi ce niveau trois est particulier au point qu’on me le refile ?
— Parce qu’il est comme le tien. »
Sa réponse eut au moins le bon de me faire taire. La première bonne nouvelle de la journée, et même pas pour moi.
C’est vraiment la merde.

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