Le Dernier combat de M. K.

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Nous l'appellerons Monsieur K., si vous voulez bien.

Ni par goût excessif du secret, ni par une pudeur particulière, non.

Mais tout simplement parce qu'à cette heure où va s'écrire son histoire, Monsieur K se réduit à cette lettre, choisie par hasard ou par nécessité (cette question n'est pas à l'ordre du jour).

D'ailleurs, quelle que soit l'instance qui l'a proposée ou imposée, l'important  est que cette lettre ait été adoptée, 

Mais pourquoi l'a-t-elle été, dites-vous ?

Bien entendu, il y a dans cette lettre K des connotations, des souvenirs de lectures, de visites évidents. Kessel, Kerouac, Kafka, et tant d'autres, sans doute ; Kerguelen, Kilimandjaro, Kamtchatka, peut-être , Citizen Kane, Kama Soutra, Königsmark, pourquoi pas ?, Klee, Klein, Kandinsky,  aussi. Mais elle n'a pas été retenue pour cela, ou du moins pas seulement. Cette lettre K qui nous occupe et renferme encore son propriétaire aura plu pour son côté décidé, tranchant et martial, genre espion venu du froid, vous voyez  ? 

Oui, le dernier combat de Monsieur K. va vous être conté, la résolution en est prise. Et ce, pour plusieurs raisons dont la plus avouable est qu'il faut à tout prix qu'il sorte de la tête où il est, ce monsieur K et son fichu combat. Et que cela a semblé être le moyen le plus simple d'y parvenir. Vous le raconter en même temps qu'on se le raconte à soi-même, pour se délivrer d'un titre qui obsède, sort d'une pensée pour se fourrer dans l'autre et empêche d'écrire quoi que ce soit sans rapport avec lui.

Mais, il faut bien l'avouer, pour l'instant, vous en savez autant que l'auteur. Vous avez lu le titre. Il l'a écrit. Tout est dit. Ce Monsieur K, tout indéfini qu'il est encore, sera ou serait (nous verrons) le héros ou la victime, le sujet et l'objet (allez savoir !) d'un dernier combat. Que nous voilà au défi de raconter.

Soit. Défi accepté. Mais sachez, Monsieur K, tout auréolé de votre mystère que vous êtes, que nous sommes  maîtres de nos mots, du moins le croyons-nous, plus que de nos pensées et ne venez pas vous plaindre si votre destin ne vous satisfait point. Après le point final et le © du Copyright, aucune réclamation ne sera acceptée. Tout au plus, un éditeur éventuel (mais qui s'intéresse à un pauvre nouvelliste en mal d'imagination ?) corrigera-t-il coquilles et fautes d'orthographe ou de syntaxe. (On en laisse toujours, souvent  par inadvertance, parfois par ignorance et aussi pour être sûr d'avoir été lu avec attention par une personne au moins).

Vous acceptez aussi le défi, Monsieur K. Nous vous reconnaissons bien là, car nous venons de vous imaginer, mystérieux certes, mais déterminé et vous auriez infiniment déçu si vous aviez refusé de vous livrer.

Donc, vous êtes le petit-fils d'un émigré russe de 1917, venu gagner sa vie dans les cabarets de Paris, après la chute du Tsar de toutes les Russies. On vous a raconté tout cela, en enjolivant beaucoup. Bon, abrégeons. Votre mère, en dansant, a tourné la tête d'un magnat du pétrole et vous vous seriez retrouvé américain malgré vous, si elle n'avait catégoriquement refusé d'abdiquer son nom et sa double nationalité. Ah ! une partie de votre drame commence à poindre, Monsieur K. Né de mère russe et de père américain sur le sol français, vous ne savez plus très bien où vous en êtes. D'autant que les aïeux de votre père portent un nom grec, respecté dans tous les ports du monde. Plaignez-vous ! Avec cela, vous êtes certainement polyglotte sans avoir fait le moindre effort, alors qu'il en coûte tant à certains pour baragouiner le moindre idiome étranger. Vous parlez le grec avec l'accent russe et l'américain avec l'accent français ? Merci à vous d'avoir su garder le nôtre dans cette mini-tour de Babel !

De votre mère vous avez hérité d'indéniables dons artistiques et votre père vous a transmis de terribles facultés pour réussir en affaires aux dépens de son prochain (mais y a-t-il d'autre manière de réussir en ce domaine ?). Très jeune, vous avez fait de la peinture votre hobby, avec un succès non négligeable. Par contre, côté cœur, vous êtes un peu démuni. Avoir respiré depuis votre naissance l'air de Paris (c'est vrai aussi qu'il est de plus en plus pollué) n'a pas suffi à vous doter d'une belle aptitude au bonheur. On ne peut pas naître coiffé de tous les côtés, non plus, vous le comprenez certainement.

Vous ne parveniez pas à dépenser tout l'argent que vos sociétés gagnaient pour vous et après avoir arpenté tous les  musées de peinture du monde, des plus grands aux plus obscurs, vous avez  enfin décidé du Grand Œuvre de votre vie : réunir dans votre propre musée idéal tous les tableaux devant lesquels vous avez ressenti une émotion de par le monde ! Du Prado de Madrid à l'Ermitage de Saint-Petersbourg, du MOMA de New-York au Louvre parisien, de la collection Bergruen de Berlin à la Galerie des Offices de Florence, de la Tate Gallery de Londres au Guggenheim de Bilbao et jusqu'au moindre musée de province possédant une œuvre qui parle à vos sens, vous avez mis au travail à prix d'or une armée de faussaires de génie.

Oh ! cela n'a pas été facile. Mais, au bout de vingt ans d'efforts, vous êtes en passe de réussir votre pari. Dans la légalité, d'ailleurs, car toutes vos copies sont de dimensions légèrement inférieures aux originaux. C'est ainsi qu'il manque quelques centimètres à Guernica, à la Joconde, à votre Olympia, à l'église d'Auvers-sur-Oise ou à la Montagne Sainte-Victoire. Quelques noms parmi des milliers d'autres. Et qui se soucie de ces centimètres envolés dans cet extraordinaire musée où le visiteur marche de chef d'œuvre en chef d'œuvre et va d'émerveillement en émerveillement ? Vos faussaires sont de grands artistes, monsieur K., et ils avaient de grands modèles ! Ils ont réussi des miracles, à force de talent, de patience et d'amour. D'argent aussi, même si beaucoup auraient collaboré pour rien à un projet d'une telle envergure. De leur coupable activité, vous avez fait une œuvre splendide, unique et généreuse. Vos comptes en banque sont presque vides à présent, mais quelle importance ? La maintenance de votre chef d'œuvre a été prévue pour les siècles des siècles, c'est l'essentiel, dites-vous.

 N'hésitons pas à le dire, vous êtes un bienfaiteur de l'humanité, Monsieur K. (encore que les milliards engloutis dans cette œuvre pharaonique eussent été, aux dires de certains, mieux employés à soulager la faim dans le monde ou même la misère dans votre ville). Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, vous avez raison. Et vous apparemment, pas du tout, car vous ne vous alimenteriez presque plus et vous seriez retiré dans votre musée, que vous arpentez solitaire aux heures de fermeture, sous un éclairage a giorno.

Car voilà, à force de contempler des chefs d'œuvre, de vivre dans les sphères éthérées du génie, il vous est devenu de plus en plus difficile de supporter la fréquentation de vos semblables ordinaires. Vous ne tombiez amoureux que de femmes sublimes certes, mais peintes et, de surcroît, décédées depuis longtemps. Oh, vous avez bien essayé de vivre en harmonie avec le portrait d'une inconnue, au faux-air de Marie Laurencin, qui vous avait souri devant un tableau aimé, mais la belle a échappé à votre faussaire avant que son portrait ne soit achevé et votre amour n'a pas dépassé le stade de l'esquisse.

Votre père était dans un de ces avions du 11 septembre et on a voulu le faire rentrer dans son building par effraction. Depuis, votre mère cherche dans la vodka une raison de survivre encore.

A quarante ans passés, vous voilà irrémédiablement seul, n'est-il pas, Monsieur K ?

Alors, vous avez décidé de passer de l'autre côté du miroir, de rejoindre Alice au pays de vos merveilles.

Le monde n'avait plus d'attraits pour vous. Toutes les visions que vous en aimiez, vous les aviez à disposition, délivrées du poids des ans, étincelantes comme au premier jour, exposées dans des conditions de lumière et d'hygrométrie parfaites. A quoi bon chercher ailleurs compagnie et nourriture de l'esprit ?

C'est ainsi que vous avez élu domicile dans votre musée, au milieu de toutes ces natures mortes, de tous ces portraits, de tous ces paysages, célèbres ou anonymes, mais distingués par vous.

Mais vous avez voulu faire plus encore.

Et vous avez choisi une œuvre stéréoscopique du divin Salvador Dalí, modestement intitulée (comme toujours) : "La main de Dali retirant une Toison d'Or en forme de nuage pour montrer à Gala l'aurore toute nue, très très loin, derrière le soleil." Excellent choix, convenons-en, encore que l'Embarquement pour Cythère par exemple eut semblé plus adapté à votre cas. Mais c'est votre vie, vous avez raison. Et sans doute n'aimez-vous pas Watteau et ses manières.

Dans votre musée-retraite, vous avez fait construire, dans une salle immense, grande comme un hall de gare (Orsay vous aurait-il inspiré ?) le décor en trois dimensions de ce tableau, avec le plan d'eau qui va avec : ses barques et ses navires, ses temples, sa tour de guet, ses palais, son phare, ses eaux calmes et sa lumière dorée. Un canon holographique projette l'image tridimensionnelle du soleil qui se lève à l'horizon ainsi que celle de l'aurore toute nue, vue de dos dont la tête est encore recouverte par un nuage mordoré dont vous tirez l'extrémité de votre bras gauche, amplifié aux dimensions de l'ensemble par un système de loupes. Et vous vous tenez là, caché tout le jour, dévoilant ce nu sculptural, et ce n'est qu'à la nuit tombée, une fois les portes closes, que vous quittez votre escabeau pour aller admirer vos autres tableaux.

Vous avez vécu pour la peinture, vous vivez à présent dedans. Salvador Dalí aurait apprécié. Gageons qu'il ne vous en voudra pas de votre modeste supercherie ; il en était le champion.

Mais ce matin, en regardant l'aurore de votre soleil, vous avez ressenti plus fort que les autres jours la double vanité de votre entreprise. Au cours de votre revue matinale, pour la première fois, à la place de tous ces tableaux, vous avez vu les tas d'or qu'ils vous avaient coûté et cela vous a paru indécent. Vous avez mesuré aussi que toute cette beauté accumulée vous serait enlevée à jamais au jour de votre mort et tout est devenu inutile. Vous avez compris que la seule chose que vous ne pouviez pas retenir était le temps et cela vous a désespéré. Alors vous êtes descendu de votre perchoir, êtes entré dans le bassin et avez marché vers l'aurore jusqu'à n'avoir plus pied. 

Jamais vous n'aviez appris à nager.

Quel dommage, Monsieur K ! Vous auriez pu  nous faire encore un bout de conduite, mais je respecte votre choix et puis, vous avez raison, quelle plus belle fin pour un amateur d'art que de finir dans un tableau vivant ? De plus, vous sortez vainqueur de notre confrontation, car, si vous donner naissance posait problème, voilà que nous vient le regret de ne pas vous avoir donné plus de vie. 

De vous  et de l'auteur, le plus à plaindre, c'est bien lui, reconnaissez-le. Vous, vous disparaissez votre destin accompli. Lui, ignore si le sien a quelque avenir.

Adieu, Monsieur K. ! Le point final est proche.

Voilà, c'est fait.

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2002. Tous droits réservés.

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