La Vivante

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Tic. Tic. Tic.

Au fond de sa poche, Władysław entend le doux grincement des rouages de sa montre. Dressé au milieu de la gare, il fixe la porte qui donne sur les quais avec appréhension. Il n'a pas besoin de regarder l'heure. Il sait exactement combien de temps s'est écoulé depuis la dernière fois qu'il a sorti le bracelet de sa poche. Tout comme il sait exactement depuis combien de temps il ne l'a pas vue. Deux ans. Six mois. Trois semaines. Deux ans et demie d'attente, sans nouvelles, passés dans la crainte, accroupi auprès du poste de radio, en vain.

Il échappa un soupir méprisant. Bien entendu, en vain! Même sous l'alliance, on se fout des youpins!

Il serre les poings sur ses bras croisés et baisse les yeux. Fixant le bout de ses chaussures, il remue ses orteils engourdis. Le train a du retard.

- C'est fou, ça, quand même! Non mais c'est pas possible! Après tout ce qu'ils ont fait, ils ont encore le culot de nous les faire arriver en retard!

D'un geste vif, il relève la tête. Assis sur un banc, un couple de petits vieux.

- Beh, je sais, je sais, Mémé, mais qu'est-ce que tu veux ! C'est encore un coup de ces bons à rien de Russkoffs ! Et si c'est pas eux, c'est ces salopiots d'Amerloques!

Władysław esquisse un sourire amer. En fin de compte, même l'armistice n'est pas capable d'effacer les vieux préjugés. Il sort sa montre de la poche de son veston. 14h55. Le train est dû à 14h20. Lentement, il règle le bracelet autours de son poignet, et s'avance en direction des quais. Alors qu'il se rapproche de la bouche de lumière et quitte la fraicheur de la gare, l'air lourd d'Août le prend au corps.

Il sent la sueur lui perler le long du dos, sous sa chemise, et descendre lentement, suivant le relief de sa colone vertébrale. D'un geste, il retire sa veste et relève les manches de sa chemise, laissant voir ses avant bras mince et secs.

D'un pas nonchalant, il s'avance au bord des rails, guette l'arrivée du train qui n'arrive pas. Après un long soupir, il laisse son menton choir sur son torse, fermant les yeux. Cette attente... plus interminable que tous ces mois passés sans aucune de ses nouvelles! Et cette satanée chaleur qui le tue! Même les étés de Crakovie étaient plus supportables!

Haletant, il retourne sous l'ombrage du préhaut de la gare, et vient s'avachir sur un des bancs, à côté d'une jeune femme et de son garçon. L'enfant balance ses jambes dans le vide, trop courtes pour effleurer le sol rugueux duvquai. Le Polonais regarde un instant le va et viens de l'enfant avant de porter son attention sur la lourde horloge sortant du mur au dessus de lui, comme une étrange fleur de métal. Quinze heures. Il se redresse sur son siège, et enfonce sa main dans sa poche, effleure le bout de papier soigneusement plié. Non, il ne rêve pas. Il est bien là, à attendre dans cette gare. Et dans un instant qui lui semble infini, il va revoir Eta.

Précautionneusement, il ouvre le papier usé à force d'être plié et déplié. Du bout des doigts, il caresse l'encre de machine à écrire, la date, attardant son regard sur le tampon officiel. Une joie intense s'empare de son coeur, qu'il peut sentir rayonner au creux de sa poitrine.

-Vous aussi vous attendez quelqu'un ?

Władysław tourna la tête. La femme assise à côté de lui lui sourie, un sourire engageant sur le visage. Dans sa main, une lettre, identique à la sienne.

- O...oui, il articule, la gorge désséchée par le silence, j'attend mon amie.

- Oh! Comme c'est merveilleux, s'exclamme la jeune femme. Je suis venue pour ma soeur. Elle s'est mariée à un juif. Un banquier. Enfin s'était. C'est la seule qui s'en est sortie. On l'avait prévenue pourtant, on lui avait dit de faire attention! Bon, elle est de retour, c'est l'essentiel.

L'homme hoche la tête, et replie la lettre qu'il renfonçe au fond de sa poche. Il se lève avant que la femme n'ait le temps de continuer. Il retourne faire les cents pas au bord du quai. Une douce brise se lève, caresse la peau nue de son cou. Dans son sillage, le parfum des fleurs d'été, ennivrant. Il hume et ferme les yeux. Il se revoit jouer du piano dans le salon. Ses doigts minces glissent et courent sur le clavier, la musique résonne dans toute la maison, s'échappent à travers la porte ouverte du jardin. Mais il n'a d'yeux que pour elle. Sublime. Elle dance au milieu de la pièce, dans une valse envoûtante. Sa robe jaune ondule autours de ses jambes sveltes. Ses cheveux fins virevoltent autours de ses tempes. Ses mouvements sont lents. Gracieux. Sensuels. Le souffle coupé, il soutient le regard perçant de ses yeux d'onix. Et elle qui continue d'avancer, de plus en plus proche, sa bouche rose laisse poindre des dents claires, que découvre le sourire effronté qui se dessine sur son visage. Sa main tendue vers lui. Si proche...

Władysław se passe le bras sur le front, la respiration saccadée. Cette satanée chaleur qui l'étouffe. L'air chaud qui stagne. Il n'en peut plus.

Un cris brise le silence. Le gémissement mécanique d'une bête de métal qui crache et qui tousse des nuages âcres de fumée. Son coeur s'arrête. Władysław tend la nuque. Les râles de la bête se font de plus en plus proches. Le vent se lève, traîné par les roues de métal, et charrie avec lui un parfum douceâtre de fleur et de cendre.

Les portes d'ouvrent, et déversent leur flot assourdissant et coloré. La gorge serrée, le Polonais sonde la marrée humaine. Son coeur bas la chamade, alors qu'il guette avec apréhension. Alord il la voit. Perdue au milieu du remue ménage. Dans une tâche grise au milieu de la mer bariolée. Un foulard autour de la tête, elle porte un baluchon serré contre elle.

- Eta ! Eta !

Elle tourne la tête, son visage s'illumine.

- Władek ! Władek !

Le Polonais se rue vers elle, elle titube dans sa direction. Il l'attrappe, l'enferme de son étreinte. Sa tête posée dans le creux de son cou, sa vue se brouille. Il sent son corps frêle et animé de sanglots. Il pose sa main contre sa joue osseuse, et embrasse son front mince. Elle a réussi. Elle est de retour.

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