Nuit des Fauves XII

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Léo suivait l'Inquisiteur aussi bien qu'il le pouvait, sa canne claquant sur le sol au rythme de ses claudiquements, légèrement paniqué par le mutisme étrange dans lequel Partagetombe semblait plongé.

Le Caporal suivait l'allure beaucoup mieux, jetant ça et là des regards alarmés dans les ombres tranchantes des couloirs, accompagné par le son lointain des cloches retentissantes.

Il ne faisait plus aucun doute qu'une alarme avait été déclenchée, et que tous les pressentiments de Léo avaient une origine bien trop fondée.

Sa main crispée sur le pommeau de bois de sa canne lui piqua d'une douleur nerveuse qui lui remonta le long du coude, alors qu'il tentait de contenir les faibles tremblements qui lui montaient.

Son genou le lançait férocement, maintenant.

"Bordel" jura une voix.

Perdu dans ses pensées, Léo ne vit pas le corps de l'Inquisiteur, jusque là lancé dans une marche inexorable, tressaillir et se déséquilibrer en avant.

Un réflexe foudroyant le lança en avant quand il comprit, mais il était trop loin. Fort heureusement, les mains de Bainbeck trouvèrent un coin de la chemise de l'Inquisiteur et le petit homme parvint à le redresser sans dégâts.

Léo s'approcha et le trouva debout mais d'une pâleur cadavérique, ses épaules soudain pendantes, comme pris d'une fièvre. Les yeux de l’Inquisiteur, dépareillés et nerveux, couraient d'un bout à l'autre de l'espace, s'arrêtant sur chaque chose, alors qu’il prenait de longues inspirations, s'appuyant sur l'épaule du Caporal.

"Ça va?" tenta le petit homme, sa moustache tordue dans un angle inquiet

"Oui" déglutit lentement l'Inquisiteur. "Juste un... Il me faut un instant."

Quelque chose en lui semblait changé. Affaibli, certes, mais plus tranchant, plus lourd que quand Léo l'avait trouvé dans l'étude. Il semblait chargé d'un fardeau colossal, tout à coup, peut-être image réelle de l'homme sous un masque affecté, ou peut-être quelque chose plus l’accablait-il maintenant.

Léo se raffermit, serrant les poings, alors qu'il sentit un regard de l'Inquisiteur le cerner avec préoccupation. Les ombres donnaient à son visage des airs cadavériques. Et un spectre d'émotions indéchiffrable le parcourut.

Tout à coup il sembla hésiter, et le Mousquetaire vit les mots qui roulaient dans sa bouche, mais il les ravala, son visage se refermant. Il lui fallut un instant de plus, une longue expiration.

"Il y a eu une attaque. L'aile nord..." dit Partagetombe

Il toussa, incertain, quittant l'épaule du Caporal pour le soutien banal d'un bout d'étagère, prenant de l'air à grandes goulées, semblant reprendre petit à petit des couleurs.

"Nous pouvons peut-être aider. L'aile nord s'est écroulée."

Le Caporal Bainbeck eut un hochement de tête dur, comme recevant un ordre, et se tourna vers Léo.

Le jeune homme haletant, irrité, perdu, jaugea d’un regard critique la présente compagnie. Le petit caporal, qui n’avait pas d’armes. L'inquisiteur, prenant appui sur une étagère; haletant, pâlot. Les ombres tranchantes dansaient sur leurs joues, sur leurs corps, guidées par les petites flammes arrangées par trois. Le couloir était vide, et ils semblaient si seuls.

Alors il se contenta de jeter un regard pitoyable vers sa canne. Sa canne. Comme un rappel inexorable de tout ce qu’il ne pourrait jamais plus être.

C'était... Presque drôle.

Surpris, il lâcha un petit rire, qui lui glaça les sangs.

Les remarques mystérieuses de l'Inquisiteur avaient finalement eu raison de lui, et tout ce qui lui échappait ne pouvait alors prendre que des proportions tragi-comiques.

Mais alors que son rire mourut, en lui, il ne restait qu’une angoisse sourde. En voyant posé sur lui le regard déterminé du Caporal, dont les pupilles pleines ne se détournaient pas d'une seconde, il serra les poings.

Le petit homme à la moustache était campé, les deux pieds déjà tournés vers le nord, son long manteau lui coulant le long des épaules comme une armure, les fils d'or fatigués luisant doucement dans la pénombre.

Comme une douche froide, l'attitude digne du Caporal Bainbeck coupa les vannes des émotions qui le submergeaient. Les tremblements, eux, n'avaient cessé, et Léo dut mordre l'intérieur de sa joue pour trouver en lui suffisamment de dignité pour les faire taire.

"Nous ne servirons peut-être à rien." dit doucement Partagetombe. "Mais il se joue ici quelque chose qui nous dépasse, même si je ne peux pas l'expliquer par des mots. Des gens vont mourir. Des dizaines de gens."

"Comment pouvez vous le savoir?" demanda, avec plus d'hésitation, Léo.

Partagetombe plongea ses yeux disparates dans les siens, et le jeune chevalier y trouva une émotion indéchiffrable - qui le submergea.

"Parce qu'une sourcellerie terrifiante est à l’œuvre." dit-il, brossant chaque mot "Et je pense ne pas avoir à vous expliquer pourquoi c'est une terrible, terrible perspective."

Léo s'étrangla à moitié en entendant le mot. Mais quelque chose en lui, loin, loin derrière, dans le fond de son esprit, le savait déjà. Depuis les premiers instants où l'hypothèse du tremblement de terre s'était, ironiquement, écroulée.

Sentir ses craintes prendre forme, comme ça, de façon tangible, avait étrangement quelque chose de...

Réconfortant.

Léo eut un instant de doute, de peur, en réalisant le chemin qu’empruntaient ses pensées.

Il y avait là, peu-être, une occasion de se racheter. De ne pas laisser une seconde fois le monde s’écrouler sous les assauts de la source. Peut-être un moyen détourné existait-il pour se faire pardonner de la mort de sa compagnie. En pensée, il les revit. Tout le onzième régiment de Mousquetaires, et leur sourires plus ou moins calamiteux.

Il les vit, comme autant de flashs soudains.

Dirk, Concard, le grand Merlin. Les petits yeux fuyants de Magdalène. Le capitaine Sorgen, Clepsydre, le sergent Nickel. La montre à gousset du vieux Baguelard. Nostre et Crandy. Gussman. Pater Fortin. Camélia. Novos. Ratten. Hussard. Never. Auguste. Milton. Serah. Et à la Stormwind - qui pouvait abattre un oiseau à plus de cent vingt pas.

Et, l'espace d'un instant, le visage émacié, cerné du jeune homme convalescent sembla, dans les ombres poisseuses du couloir, reprendre les couleurs de celui qui avait survécu, une nuit sans Lune, un mousquet à la main, sur les remparts de Nil Vaz.

Jeune capitaine bravache, à la chance insolente et à l'espoir salvateur.

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