Prologue - II

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Nda: Suite aux commentaires, je découpe pour commencer le prologue en 2 - si vous l'avez déjà lu dans sa forme longue, vous pouvez sauter directement à Nuit des Fauves I - merci pour vos retours!

Le son du briquet à amadou trancha le silence, et bientôt la lumière de la petite lanterne de voyage de Partagetombe engloba chaudement l'espace du tunnel.

Faisant glisser l'anse de métal dans l'encoche prévue à cet effet sur son bâton de marche, il dévoila un ouvrage grossier à même la pierre, soutenu par de larges poutres de bois irrégulier.

D'un geste, il retira sa capuche, dévoilant un visage jeune et glabre, encadré d'une longue chevelure noire ornée de deux fines tresses asymétriques. D'une main rude, il ébouriffa ses mèches, pendant que l'autre brandissait son bâton devant lui.

Partagetombe avait les yeux vairons. L'un d'un bleu serein, l'autre d'un vert lucide. Ou l'inverse. Dépareillés. Quelque chose dans son regard exprimait une grande lassitude. Pourtant, une lueur mystique émanait de ces yeux perçants.

Il reprit la marche, redoutant avec une pointe de curiosité ce qu'il pourrait bien découvrir.

Le tunnel s'enfonçait en descendant, le sol se coulant bientôt en marches vers une seconde porte entrouverte. Cette fois, Partagetombe tira lentement son épée du fourreau. Cela lui parut prendre une éternité, mais quelque chose de lui en fut rassuré lorsqu'il poussa le battant non plus avec une branche de pin, mais avec une barre de fer lourde et acérée.

Partagetombe aimait le fer, le fer dur et froid, son toucher, son poids dans sa main. Le fer, juste, banal, simple. Vrai. Avait-il été forgeron, dans une autre vie ? Ferailleux ou rétameur?

Ce fut alors qu'un long frisson l'interrompit, envoyant une décharge à l'arrière de sa nuque.

Timidement, certain de son intuition, il repoussa les ombres d'une main en plongeant son long bâton de voyage de plus en plus profond dans la nouvelle pièce, dévoilant une petite salle et les silhouettes rectangulaires de trois tombes, cercueils massifs taillés à même la pierre.

Son instinct lui criant de ne plus avancer d'un seul pas.

Alors, il la vit.

Une silhouette sombre, dont l'échine se soulevait au rythme de respirations silencieuses. Le dos d'une bête grossière, dont la forme recroquevillée suggérait la taille d'un ours arque-bouté. Pourtant, la longue fourrure sale qui coulait sur le sol en vagues irrégulières appartenait à quelque chose d'inconnu.

Partagetombe, pour la première fois depuis son arrivée, sentit avec force sur le bout de sa langue le picotement épicé de la Source, et la surprise lui fit faire un brusque pas en arrière.

Son cœur, surpris par son propre réflexe, s’arrêta de battre, menaçant de capoter définitivement - au moindre mouvement de la forme qui hantait la pénombre.

La chose ne réagit pas, mais pour la première fois Partagetombe entendit sa respiration s’élever dans le silence. Un long soupir rauque traversa l'espace, comme un râle d'agonie. Partagetombe voulut reculer, mais quelque chose en lui fut attiré par cette étrange mélodie de douleur qui émanait de la créature.

Alors, au mépris de sa vie, il s'approcha, alors que quelque chose en lui s’éveillait. Une étrange certitude, comme une sensation de confiance en l'univers. Comme si l'accent grondant du monde lui soufflait à l'oreille que la bête n'était pas dangereuse. Pas pour lui. Pas maintenant.

Dans ses os, une promesse. Il s'engouffra dans la pièce, en sentant l'air chargé de Source glisser langoureusement sur les poils de sa cape.

Et, la lumière l'accompagnant, il découvrit petit à petit une créature qui le laissa sans voix. La silhouette, recroquevillée en une posture d'agonie, devait bien mesurer au garrot plus d'un mètre-et-demi - si toutefois elle avait pu se hisser sur ses larges pattes. Ses longs poils d'un gris profond avalaient les détails de sa forme, mais sa mâchoire ressemblait à celle d'un immense loup, aux crocs comme des couteaux. Pourtant, sa forme était gauche, bâtarde, trop loin de celle du loup, empruntant au chien autant qu'a l'ours. Partagetombe n'avait jamais vu telle créature, et se perdit un instant dans observation de ses immenses yeux laiteux, perdus dans le vague.

Un bâtard d'une race nouvelle.

A mesure qu'il s'approchait, jusqu’à presque pouvoir poser sa main sur le flanc haletant de la chose, il découvrit les flèches criblant son pelage. La créature avait dû casser la plupart des fûts en roulant par terre dans un accès de colère endolorie, ce qui n'avait fait qu'empirer les blessures béantes qui la recouvraient, crachant un sang d'un brun séché.

Il fut bientôt si près qu'il pouvait voir la pupille de la chose trembler, et en lui monter une vague de pitié. D'un geste maladroit, il voulut poser timidement une main sur son encolure, comme pour partager un instant sa respiration rauque.

Sans même y penser, il retourna son épée à son fourreau.

Mais à l'instant où sa main toucha son col, Partagetombe fut pris d'un soudain dégoût en découvrant ce que la créature, recroquevillée, ne laissait pas voir.

C'était une cage thoracique grotesque, ouverte comme une bouche béante, aux appendices osseux proéminents. Comme si la créature avait été évidée proprement, qu'il ne restait rien de ses viscères que la cavité qui les avait contenues. Pourtant, cette forme semblait exister à dessein, comme si c'était là l'état primaire, naturel, d'une telle créature. Et, dans cette cavité presque creuse, battait lentement un appendice rougeaud, comme un cœur hypertrophié, transpercé par une flèche brisée.

Partagetombe recula.

Voilà ce qui avait dû tuer ce qui n'aurait jamais dû vivre.

Le "Tigre Blanc". Criblé de flèches. Un nom bien vite donné, en fait. Il était Gris. Et bruni de sang. Tous les "Tigres Blancs" du monde n'ont jamais été que des leurres, des illusions. Mais celui-là, monstrueux, s'en rapprochait à un point qui fit déglutir Partagetombe d'une peur ravivée.

Il se retira, sentant sa pitié faillir et son angoisse prendre le dessus sur tout sentiment protecteur. La créature demeurait, couinant de plus en plus doucement, mais quelque chose dans ses yeux embrumés se raviva soudain. Partagetombe se raidit, alors que la forme fut prise d'un spasme

Un hurlement déchirant transperça le silence, et les longues pattes tranchèrent l'air frénétiquement, s'écrasant sur le mur, sur le sol, raclant la pierre à grands coups de griffes.

D'un bond, Partagetombe se jeta à l'abri. La chose semblait avoir été apeurée, et dans une cacophonie de grognements malades et d'aboiements pitoyables se traîna misérablement vers le mur opposé, donnant des coups de crocs maladroits dans l'air et sur le sol, jusqu’à s'épuiser à nouveau.

Un long moment passa, où Partagetombe, terrifié, n'osa plus bouger, le temps que la créature ne l'oublie, et s’abîme encore une fois dans sa mort. Alors, lentement, il vit la chose se recroqueviller de nouveau, se serrant autour du mur comme pour protéger une forme indistincte. Et ses yeux, s'habituant a l'obscurité, distinguèrent bientôt ce qui trônait maintenant entre les pattes ensanglantées.

Un corps, décomposé. Ou plutôt décomposant. Conservé par le froid, mais dont les chairs commençaient lentement à s'effriter, rendant difficile une réelle identification.

Pour autant, Partagetombe aurait mis sa main à couper qu'il s'agissait du chasseur disparu.

Alors, une partie du mystère s'éclaira, alors que les effluves de la Source tourbillonnaient autour de lui comme un parfum langoureux.

Quelque chose en lui, alors, l'emplit d'une mélancolie qui le laissa glisser doucement contre le mur, jusqu’à tomber lui aussi assis. Ainsi affalé, miroir de chair face au cadavre, il observa les ombres danser sur le visage pâlard et transi.

Il lui fallut un temps pour se résoudre à ce qu'il allait devoir faire, et il n'y prit aucun plaisir. De sa bouche, il retira le gant de sa main droite pendant qu'il calait de l'autre son bâton sur un renfort de la pierre. Dans un soupir, enfin, il ferma les yeux et, ajustant sa respiration, calma les battements de son cœur. Posant sa main nue sur la pierre froide, se concentrant sur les vibrations imperceptibles du vrombissement de la source. Au fond de lui, il chercha l'étincelle du monde, comme pour éveiller son toucher, son ouïe, son odorat.

Un autre héritage de Partagetombe, celui qu'il gardait secret.

Et puis, doucement, il ouvrit les yeux.

Une fois.

Et dans un geste impossible, il les ouvrit encore.

Alors, ses sens explosèrent. Tout en une multitude, emplissant tout son être de certitudes intraduisibles et de perceptions gargantuesques. Tout à coup, il vit le monde, et l'essence du monde, et chacune des particules qui composaient le flux de la source. Le flot lui apparut, multitude paresseuse de courants ascendants et descendants, en volutes et fumerolles langoureuses, entourant chaque chose, naissant de chaque endroit à chaque instant, en un océan de courants contradictoires.

S'agrégeant en vagues de Source aux proportions chaotiques, transformant l'espace de ce petit mausolée en une mare ondulante de pouvoir. Infusant chaque pierre, chaque plante, d'une énergie douce, mais chaotique, puissante et magique.

Ici, dans le mausolée, il sentit la densité de la source comme un affront.

Une anomalie dans le flot. Une concentration malsaine de pouvoir. Et, au centre de ces flots instables, une silhouette rayonnante, un chien mourant sur la pierre en croyant protéger son maître, investi de tant de force dans son désespoir que son corps avait changé pour égaler le pouvoir de sa colère.

Les lieux de haute-source engrangeaient des anomalies imprévisibles. Et des morts mystérieuses. En trop grande concentration, la Source mutait les organismes et les minéraux d’étranges et terribles façons. Et, dans une anomalie comme celle-ci, il suffisait d'une pincée de tragédie pour embraser le pouvoir. La source aimait la force des émotions titanesques. Elle y faisait écho. S'en nourrissait pour mieux les nourrir à son tour.

Au loin, par delà les murs, Partagetombe pouvait ressentir le monde extérieur vrombir, vibrer d'un ronronnement d'ogre. Il sentait au loin le goût du vent s'enrouler autour des montagnes en caresses langoureuses et en griffures jalouses. Un instant il se perdit dans cette contemplation, oubliant les limites de son être pour se perdre dans la contemplation béate du tout.

Mais bientôt, il dût revenir à lui. Il ne devait pas rester ici. Il sentait les fils de la source se tisser autour de son corps, menaçant de s'enrouler autour de son âme.

Il y avait une raison pour laquelle on scellait les lieux de pouvoir. Et pour laquelle, quand on pouvait, on les détruisait.

Un pouvoir a prendre.

Un chasseur

...et son chien.

Malgré ses sens infinis, son ressenti du monde, le vagabond ne voyait aucune issue. Quel dommage. Si Partagetombe avait été un Sourcelier, peut-être aurait-il pu manipuler un peu de cette abondance de source. Peut-être aurait-il pu dissiper le miasme puissant et invisible qui avait fait muter le chien en créature monstrueuse. Mais Partagetombe n'était pas un Sourcelier.

Il ne pouvait que lire les flots du monde.

Pas les influencer.

Puis, il soupira longuement, laissant le réel reprendre le dessus sur ses perceptions. Il ferma les yeux une première fois, puis une seconde, et resta là, un instant, tout son être mis a nu par cette soudaine privation.

La pierre froide lui glaça soudain les sens, et la gravité l'écrasa tout entier, chaque respiration déchirant son âme d'un effort terrible.

Comme après chaque vision, il se sentait fragile, débilité par une mortalité pesante, un corps terriblement singulier et un esprit écrasé par cent milles besoins accablants. Sevré de la multiplicité torrentielle de la Source, il n'était plus guère qu'un grain de sable, trop facilement égaré. Son corps réprima un haut le cœur alors que son cœur réprima un haut le corps.

Sa main se referma sur la poignée de son épée, jusqu’à ce que sa prise lui fasse blanchir les jointures des doigts. Lentement, il revint a lui, à son être fini, en respirant en rythme.

Un chasseur et son chien.

Que faire, alors? Plonger son épée dans le cœur de la bête, pour en abréger les souffrances? Rentrer au village, annoncer la bonne nouvelle? Le tigre blanc est mort? Envoyer une missive a l'Ethermetal pour les prévenir d'un afflux de source anormal? Faire sceller de nouveau la tombe, en priant pour qu'aucun idiot ne s'y aventure plus jamais? Ne jamais poser les terribles questions de ce qui s'était produit ici?

Partagetombe se retint de cracher, par révérence pour les morts, mais n'en pensait pas moins. Il n'avait aucun doute qu'en attendant quelques heures que la bête finisse son dernier voyage, il trouverait sur le cadavre du chasseur des blessures par trop humaines. Les hommes seraient venus ici, une querelle aurait éclaté. Peut-être le vieux montagnard se serait-il opposé a leur petit projet.

Les tombes étaient ouvertes – elles avaient été pillées.

Alors, comme les hommes le font parfois, il l'auraient tué. Par accident ou par colère, ou par préméditation, Partagetombe n'en saurait sans doute jamais rien. Et le chien. Seul. Déchiré de colère.

Un pouvoir à prendre.

Une transformation.

Partagetombe observa la bête, toute sa pitié retrouvée. Et, soupirant encore, il se releva.

A sa ceinture, son insigne métallique émit un cliquètement en se délogeant. Il tomba sur le sol, brisant le silence avec un cliquetis lumineux. Cette fois, le chien ne réagit pas.

D'un geste, Partagetombe ramassa son sceau d'Inquisiteur. Un instant il resta là, coincé par l'univers entre une pléthore de solutions insatisfaisantes, le sceau manifestant son authorité vis à vis de l'ordre de l'Ethermetal semblant trop lourd à porter.

Il posa sa main nue sur le flanc de la bête, caressant son dos tremblotant, tentant de l'apaiser pendant de longues minutes, alors que l'esprit de la créature semblait déjà parti. Seul son corps, transi de pouvoir, subsistait encore.

A la lueur de la lanterne, il accompagna la pauvre bête dans ses derniers instants d'un silence mélancolique, et resta là. De très longs instants après la mort du chien, il resta là. Entouré d'os. De Pierre. Et de Source.

Comme au premier jour. Partagetombe, celui qui était né sur les cadavres des premiers peuples nordiques, l'enfant du Mausolée. Ironiques échos de sa "naissance", résonnant dans les halls, sous les yeux amusés de la Montagne, sans doute.

Il fut presque étonné, après un long moment de recueillement, de se trouver encore une fois à partager une tombe. Comme au premier jour, trois ans auparavant, où ses yeux s'étaient ouverts sur le monde, allongé entre deux corps dans un mausolée du Grand Nord. Un corps, sans mémoire dans les os, sans histoires dans le cœur. Sans souvenirs. Sans nom.

Voilà pourquoi Partagetombe n'avait pas dans ses os la sagesse des Monts Cendrés.

Voilà pourquoi il n'avait pas dans le sang les dieux.

Il n'y avait rien, là ou tout ça aurait dû être.

Rien du tout.

Partagetombe avait pris de ses mains à la Montagne un nom, comme pour exister. Et, lentement, il graverait les secrets du monde dans ses os, mangerait les Histoires. Boirait la Sagesse jusqu’à ce qu'elle devienne son sang.

Alors, il rajusta son capuchon, et fit mourir la flamme maigre de sa lanterne de voyage.

S'engouffrant dans la lumière, vers les ternes villages du bas-monde, vers Cauldr, vers les hommes du village, comme un oiseau de malheur, annonciateur des pire calamités, résolu à dévoiler la honte, les secrets, l'injustice.

Le cœur las et les jambes fourbues, cheminant.

Du vent dans les Os.

Mû par le vide.

Et la faim dévorante de celui qui ne sait rien.

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