Nuit des Fauves VI

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Dans le ciel décharné des étés Ardaliens luisait la grande soucoupe céleste sur une nappe noire parsemée d'infimes grains de sucre. Et elle, suivant la route de terre qui serpentait le long de la plaine et découpait les bosquets, chevauchait comme l'Indiscible enflammé.

Au loin, par delà des collines et les grandes plaines ardaliennes, clairsemées de fermes et de hameaux discrets, Chèvreport luisait comme un gigantesque bastion aux fortifications erratiques. Labyrinthe en relief.

Derrière cette monstruosité de pierre et de pavés s'étendait le port, et même si de là ou elle était elle n'en distinguait que les contours obscurs, l'eau calme reflétant les lueurs argentées de la lune.

Elle se découpait, comme une silhouette d'un noir d'encre sur la campagne, montée sur un grand destrier qui cavalait comme poursuivi par le brouillard nocturne. Elle avait attaché ses longs cheveux roux en un catogan maladroit, et ceux-ci fouettaient le vent plutôt que son visage, de concert avec sa lourde cape noire d'une fourrure étrange et duveteuse, qui même dans cette posture de cavalière semblait la dissimuler tout entier dans les pans de tissu.

Meredith essuya d'un revers de manche les larmes qui bordaient ses yeux, meurtris par le froid et le vent, et ravala un juron qui montait des profondeurs de son ventre et qu'elle faillit ne pas réprimer. Son dos était en miette, ses jambes presque prises de crampes a force de chevaucher, et elle tâchait autant que possible d'ignorer la douleur cuisante qui faisait de son postérieur le centre de ses soucis. Elle rêvait d'une escale, d'un instant pour boire, pour soulager sa vessie, ou même pour entamer une sieste dûment méritée, et voila pourquoi son ventre semblait crier des injures.

Mais aujourd'hui, son mal n'avait aucune espèce d'importance. Aujourd'hui, elle portait un message que seul sa mort n'aurait pu arrêter. Un message d'une telle importance qu'il en ferait trembler le monde entier en changeant de main. Et c'était son devoir de Chevalier, de Corbeau du Roi, de le remettre en main propre, avant l'aube, au seigneur de Chèvreport.

A force de se crisper sur les rênes de sa monture, ses mains en étaient devenues blanches aux jointures, tant sa colère réprimée meurtrissait même son corps. Elle se sentait fourbue d'avoir appris ce qu'elle avait appris, et de n'avoir rien pû faire. Le voyage n'était que la moindre des peines, au vu de ce qu'elle considérait déjà comme ses manquements. Elle devait presser le pas, quitte a tomber a l'arrivée dans un coma mortel, car rien ne devait entraver cette mission.

Le Roi est Mort...

C'était le moins qu'elle pouvait faire.

Car elle n'avait rien pu faire d'autre.

Elle remit son masque de cuivre, au nez crochu et imposant figurant un bec aux gravures délicates, comme pour mieux percer le vent, et talonna sa monture encore une fois.

La nuit ne faisait que commencer. Et bientôt cascaderaient les mauvaises nouvelles comme un jeu d'enfant, s'écroulant, pièce par pièce.

Le Roi est Mort.

Sinistre décompte.

--

Sous la lune roulaient les ombres en bourrasques.

Entre les interstices, sifflant comme portées par le vent. La nuit avait ses ombres et les ombres subtiles leurs mystères. Un voile sur la ville. Une ville voilée.

D'ordinaire, pourtant, elles semblaient vouées à demeurer immobiles, ondulant doucement, ancrées sous leurs bâtisses, sous les pas de portes, clouées aux semelles des voleurs monte-en-l'air, semblant faire aux crapahuteurs une étrange courte-échelle.

Toujours asservie a quelque chose de solide, l'ombre. Comme un charme millénaire dans un conte raconté aux enfants. Un reflet dans un miroir dépoli.

Mais pas celle-ci.

Pas ce soir là.

Cette ombre là roulait.

Roulait le long des venelles sinueuses des quartiers populaires de la colline. Esquivant les lanternes rougeoyantes des gardes de faction.

Roulant en ascension, sous les flèches abruptes des toits irréguliers d'ardoise noire, sur les briques rouges et les petits clochers des temples poussiéreux et abandonnés du quartier des Angles.

Roulant derrière les quelques carrioles tardives bringuebalant le long des platanes du cimetière surchargé, aux tombes piquantes et stylisées et aux fosses communes béantes qu'on ne saurait guère voir sans qu'on le ait pointées du doigt.

Roulant le long des artères, en une ondulation régulière, presque imperceptible. Char lancé au pas, invisible, fantomatique et obscur.

Remontant et remontant, inexorable, vers la cime arrondie d'une colline écrasée par le poids d'une montagne de pavés.

On aurait dit le vent, volute douce, vague caressante s'engouffrant entre les larges barreaux de fer. Mais un vent lourd, orageux, chargé des odeurs chaudes du port et d'une mer tempétueuse à vous en retourner l'estomac.

Le Garde-Porte Fuller, derrière ses barreaux impénétrables, goûta le vent d'une lourde inspiration, tentant d'échapper au sommeil. Mais les ombres sous son nez n'étaient qu'ombres, et sans un bruit, elles le dépassèrent.

Pourtant, quelque chose de ce vent chaud lui fit courir un frisson le long du dos. Mais cette sensation vide ne le fit que tousser.

Une fois.

Puis deux.

Il chercha, des yeux. Mais les siens ne virent que la nuit et les ombres mortelles qu'il s'attendait à y trouver. Ainsi, il oublia de regarder ce qu'il ne savait pas voir.

Alors, l'ombre roula lentement dans l'allée des cerisiers, se couchant sur l'écorce, caressant les petites fleurs de sa main pourrissante et poisseuse, s'étendant en un miasme subtil, grandissant. Vrombissant.

Inexorable, roulant et roulant, épaississant l'air des jardins jusqu'à les rendre brumeux, vague torrentielle de meurtre et de meurtre et de terrible et obscur poison.

Comme une prière du fond des âges, exaucée par un dieu discordant, faisant pourrir la source des choses dans une subtile corruption.

Trop subtile pour les yeux larmoyants des gardes de faction.

Trop subtile pour l'âme du fond du bois des cerisiers, recevant la caresse pourrissante sans comprendre la nature du viol.

Trop subtile pour être entendue, constatée. Pourriture sans effet aux yeux voilés du réel. S'engouffrant entre les interstices, sifflant comme portée par le vent.

Corruption de la source du monde. Une ombre d'une ombre.

Et, sachant que nul ne savait voir l'invisible, elle s'engouffra, multiple et fragmentée, sous les interstices cagneux des portes scellées du palais immobile.

Du Palais endormi.

Du Palais, pris de court.

Ombre roulant sur les pavés.

Un rire, fendant la nuit.

Elle semblait chanter :

Meurtre, et Meurtre, et Poison.

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