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 *Liam*

 Des bourrasques de vents me fouettèrent le visage sitôt le portail franchi. Devant moi, Hana clignait des yeux, évacuant petit à petit l’éblouissement causé par le contraste lumineux qu’occasionnait la Fenêtre. Moi-même, je frottai les miens du poignet pour éclaircir ma vision.

⸺ Où… commença-t-elle.

⸺ Les trois plateaux d’Ishaa, l’informa Jëaganh en pointant du doigt le trio de semi-monts qui trônait parmi les autres montagnes. En plein territoire écailleux.

⸺ Charmant, grinça la jeune fille en se frottant les bras.

Une œillade furibonde de Samira nous rappela à l’ordre, intimant le silence le plus complet.

⸺ Ici, considérez-vous en territoire ennemi ! siffla-t-elle dans un chuchotement courroucé. Le rythme des dragons est ralenti pendant l’Ayshar, mais vous vous trouvez potentiellement à deux pas d’un nid, alors moins de bruits !

Elle se dirigea vers moi et m’entraîna à l’écart sous les regards curieux de Fafnir et Hana, ni Jëaganh ni Laânhin – l’autre Chasseuse de Nuit – ne semblant y prêter crédit.

⸺ Ton barda est prêt à servir ? (je hochai la tête) Où sont tes parchemins ? s’enquit-elle en surveillant le reste du groupe du coin de l’œil.

J’entrouvris légèrement la sacoche qui me ceignait la taille avant de me tapoter la tempe du bout des ongles :

⸺ Tout est là, lui assurai-je avec un mince sourire – qu’elle ne me retourna pas.

À la place, elle me fixa un moment avant de baisser le front et de déclarer :

⸺ Bien.


*

 *Hana*

 La procession suivait son cours, inexorable. À la tête du serpent, Samira nous guidait à pas feutrés, nous dirigeant à coup d’arrêts et de moulinets de bras. Je marchai au niveau de la queue, en fin de file – quoique le terme « marcher » soit un peu léger pour conter les escalades, les plaqués au mur, au sol où nous devions parfois ramper à l’aveugle, et toutes autres esquives mises en place pour enjamber les embûches du sentier.

Derrière moi, seules de discrètes perturbations dans l’air me signifiaient la présence de Fafnir, dont les écailles s’étaient entièrement décolorées pour se fondre dans le décor rocailleux.

La Squamorphia… J’aurais pu m’en douter. Après tout, Fafnir n’était pas le premier Drâkorian que je rencontrais, et définitivement pas le genre de dragons chez qui ce don me semblait incongru.

Mais Liam aurait pu m’en parler !

Certes, il est vrai que la situation ne s’y était jamais exactement prêtée… mais tout de même ! C’était une faculté particulièrement rare et intéressante pour un dragon que cette habilité à modifier les pigments de ses écailles. Seule une poignée de Drâkorian en étaient dotés… Je comprenais mieux pourquoi Kent avait consenti à la demande de Liam.

En silence – toujours –, je pestai contre les amis qui ne vous disaient rien.

Liam, espèce de sale…

Samira leva le poing. D’une vague des phalanges, elle nous rapatria autour d’elle pour se lancer dans un ballet de mains et de poignets, signifiant de façon assez littéraire :

La cible est juste au-dessus de nous. Jëaganh, Laânhin, avec moi. Hana, le lézard, en soutien.

Elle me tendit un éclat de quartz qui s’illumina faiblement au contact de ma main – peut-être n’était-ce pas vraiment du quartz, tout compte fait.

Tiens-moi ça pendant qu’on est là-dedans, et ne le lâche surtout pas, pigé ? contrôla-t-elle, l’œil dur.

Je hochai la tête.

Bien. Liam, même chose. Mais si tu reçois mon signal… tu sais ce que tu dois faire.

Tous – moi comprise – formulèrent le signe des Chasseurs de Nuit, un symbole d’adhésion.

Avant de partir se percher à son poste, Liam me jeta un dernier regard, les yeux brillants. Pour la première fois depuis longtemps, son regard me mit mal à l’aise.


*


Dans sa paume, le manche de son sabre vibrait, tremblait, implorait même d’être utilisé, d’exécuter sa danse mortelle qui ne s’achevait que par la mort de l’adversaire. La contrebalance des ogams qui l’ornaient et lui conféraient ses pouvoirs.

Mais la révolution n’était pas à la tuerie – pas encore, du moins. Il ne s’agissait ici que d’une mission furtive. Bien qu’elle sache pourquoi le grand manitou leur avait confié cette tâche, ce genre d’opérations étaient le plus souvent réservées au Renard.

« Le Renard »… La Rôdeuse appréciait ce surnom dont la Môme aux dragons l’avait affublé. Que de sobriquets dont elle n’était pas la source mais qu’elle employait quotidiennement – ce qui n’était pourtant pas dans ses habitudes.

Nul besoin de coup d’œil pour constater que ses acolytes s’étaient déjà déployés. Jëaganh parti en éclaireur, Laânhin en retrait, couvrant ses arrières.

D’un sursaut, son pouce déboucha la minuscule fiole à sa ceinture, diffusant autour d’elle un brouillard épais, surcroit d’obscurité dans la pénombre troglodyte.


*


L’homme respirait avec difficulté. Ses inspirations se faisaient haletantes, ses expirations sifflantes. Il ne comprenait pourquoi ses tortionnaires l’avaient laissé en vie. C’était tout juste s’il se souvenait de son nom… qui était ? Il ne s’en souvenait plus… Sa mémoire s’effilochait à chaque coup que lui infligeaient ceux qui le retenaient ici. Mais où était « ici » ? Tout perdait son sens au fil du temps… si le temps continuait encore de tourner.

*

 *Hana*

 Je fixais Liam. Celui-ci, perdu dans la contemplation d’un vulgaire caillou, n’en remarqua rien.

Quelque chose m’échappait. Quelque chose… mais quoi ? Mes moyens pour le deviner étaient assez restreints. Ça m’insupportait. Ces non-dits m’horripilaient plus encore que cette attente interminable, qui mettait pourtant mes nerfs à rude épreuve.

Je laissai mes yeux glisser jusqu’à la pierre serrée entre mes doigts – qui continuait d’émettre sa lueur bleutée – avant de les retourner vers l’entrée de la grotte. Aucun bruit, aucun son ne filtrait de la caverne, mais ce silence signifiait-il réellement que tout se déroulait comme prévu ?

Autour de nous, le vent s’était intensifié et la pluie avait commencé à tomber, me laissant l’honneur de bénir à mille reprises les capes de camouflage dans lesquelles nous étions emmitouflés, et qui nous coupaient un tant soit peu des intempéries.

Plusieurs fois, je m’étais déjà interrogée sur l’apparence de Rohïshceinrs, quelles impressions se dégageaient d’un paysage aride et montagnard comme celui-ci. Je me doutais bien que les dragonnets et les drakes ne se nourrissaient pas uniquement d’eau de pluie et de goulées d’air frais, mais la flore était malgré tout plus développée que ce à quoi je m’attendais – et qui disait flore, disait faune. Des parterres de mousse et de lichen dévoraient la pierre ; les ronces, arbustes et autres buissons profitaient de la plus minuscule fissure entre les stériles minéraux pour se faufiler dans l’interstice et relier terre et ciel, craquelant la roche de toutes parts. Les cieux étaient encombrés de nuages – normal, il pleuvait –, voilant la voute étoilée. Telle était l’une des majeures conditions pour que cette mission ait lieu, aussi n’aurais-je pas dû être déçue. Pourtant, l’émotion qui me tiraillait la poitrine correspondait plutôt bien à la description de l’individu.

Presque deux Möks s’étaient écoulés depuis la dernière nuit où j’avais aperçu les étoiles. Le souvenir des constellations qui ornaient le ciel me hantait.

Je baissai la tête : mon ami n’avait toujours pas bougé. Soudain, une rune jusqu’alors invisible sur sa caillasse s’irradia, diffusant dans la nuit un halo vert-doré.

Tout se passa alors très vite. Le jeune homme saisit un bâton de charbon dans sa sacoche et traça à même le sol un symbole alambiqué qu’il entoura d’un cercle parfait – cette perfection frisait le ridicule. Dès lors que le cercle fut fermé, du pentacle émana une fumée noire aussi opaque que la craie qui avait servi à la tracer.

Rapidement, la fumée se découpa en silhouettes humanoïdes, dont la corpulence se condensa en l’espace de quelques grains de sables. Enfin, la brume s’évanouit et nos compagnons apparurent devant nous.

On bouge, nous indiqua Samira d’un geste de la paume.

Un bruit siffla l’air.

Vos capes, VITE !

En un bruissement de pélerines, tous les corps humains furent déguisés en énormes rochers, sur lesquels n’importe quel gourmand curieux se serait cassé les dents.

En amont, Fafnir se posta sur une corniche, aux aguets.

Prêt à faire face à l’autre dragon.

*

 *Liam*

 Un battement d’ailes, un bruit sourd : le dragon venait de se poser. Un dragon doré, pas rouge.

Bien qu’assourdi – par les soins de mon frère d’écailles –, le Lien me permettait de suivre et comprendre les propos du Draskáhn, exprimés en bas-dragonnique.

La nuit n’est pas à la chasse, jeune drake.

La nuit est toujours à la chasse, répliqua Fafnir.

Le repas sera frugal, prédit son interlocuteur.

Qu’importe le repas ! Seule compte l’habilité. Pour une proie trouvée cette nuit, c’en est dix de plus que les autres que je récupérerais la suivante.

L’autre éructa un grondement de volcan, simulacre de rire si rauque qu’il en faisait trembler la roche.

De sages paroles pour un être si jeune ! Bonne chance, jeune drake, et puissent les trois lunes éclairer ta course…

Sur ce vœu de bonne aventure, le dragon déploya ses ailes et s’envola.

Après quelques poignées de sables, mon frère d’écailles replia les muscles qui étirait la membrane translucide. Un à un, les Chasseurs de Nuit se découvrirent de leurs cachettes de fortunes.

Le danger était passé... pour cette fois.


*

Que se passait-il ? Tout bougeait autour de lui, et la douleur le tiraillait de tous les côtés.

Des présences, autour de lui… ses tortionnaires ? Non… Elles paraissaient moins imposantes, plus minces… Des voix familières.

Thierragan ! Thierry ! Tu m’entends ? Thaumaturge !

Il aurait bien aimé pouvoir placer un nom et un visage sur la personne qui lui parlait, mais ses souvenirs se refusaient à lui, barricadés dans un recoin de son cerveau – à moins que tout son cerveau ne lui soit refusé – et ses paupières demeuraient obstinément closes.

De nouvelles intonations, plus graves, se joignirent à la première, sans s’adresser à lui :

Fais quelque chose, toi !

Faire quoi ? Je suis un sorcier, pas un faiseur de miracles ! De toute façon, j’ai déjà fait ma part : vous le vouliez vivant, non ?

Espèce de sale…

Un bruit lourd s’ensuivit, entraînant un grognement de la troisième voix. Celle-ci cracha une insulte à l’adresse de la deuxième.

Sans notre aide, vous seriez déjà tous morts ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Cette voix. Cette voix !

Comme s’ils n’attendaient que cela, ses yeux se rouvrirent sur le monde, découvrant son reflet qui le dévisageait d’un air haineux.

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