26

7 minutes de lecture

 La corde se tendit.

Le bois ploya.

Et la flèche s’envola dans les airs.

— Tu t'occupes de la nurserie, maintenant ? se moqua Ashe en me rejoignant.

— Très drôle…

Je ne lui accordai pas la grâce d’un regar/d ; mon attention restait accrochée au dos de l’enfant que je surveillais.

Après quelques essais infructueux, la flèche venait enfin de s’envoler, pour retomber presque aussitôt à quelques pas du tireur. Celui-ci rougit et leva son arc pour…

— On respecte le matériel que l’on nous prête, Nâal ! le prévins-je avant que son geste ne se termine.

Le bras du garçon retomba mollement sur son flanc.

Quelques petits conseils et deux ou trois encouragements plus tard, je quittai mon « protégé » et retournai à ma place.

— Ses parents ont accepté que tu t’occupes de lui ? s’étonna Ashe quand je revins vers lui. Je veux dire, tu n’es pas forcément celui que j’aurais choisi pour apprendre à mon petit à se battre…

— Eh, je ne me débrouille pas si mal avec un arc… protestai-je.

Il haussa les épaules. Je me vexai un peu de son silence, mais que pouvais-je bien ajouter pour le convaincre ?

— Alors… pourquoi tu leur as proposé ?

Je me décalai pour mieux l’observer.

— Proposé ? Je ne leur ai rien proposé ! Nâal traîne dans mes pattes, je fais en sorte qu’il y soit pour de bonnes raisons, c’est tout !

Mes yeux suivirent l’effort déterminé du garçon pour bander son arc.

— Et puis… qui sait ? Peut-être que je voulais vraiment m’occuper de la nurserie…

— Tu avoues enfin !

— Tes talents d’interrogation étaient trop forts pour moi.

— Tu m’en diras tant…

 Un peu plus loin, une Hana sauvage se battait avec férocité et acharnement face à un adversaire devant qui elle ne pouvait gagner. De temps à autre, les deux baissaient leur garde, et Johana en profitait pour expliquer ses erreurs à mon amie (car c’était bel et bien ce que nous étions devenus, non ?). Parfois, la première mimait une position ou une attaque, que la seconde devait imiter à plusieurs reprises, jusqu’à ce que sa coéquipière se révèle satisfaite. Elles reprenaient alors le combat, et ainsi de suite.

Alors qu’Hana était en sueur – en attestait les bandes de lins trempées qui lui soutenaient la poitrine et lui tenaient lieu de tunique – sa rivale était fraîche comme une rose (Johana, « fraîche » … quel doux euphémisme) et pâle comme la mort (je ne ferais aucun commentaire là-dessus, c’est trop m’en demander).

Un gémissement admiratif s’éleva jusqu’à moi. En baissant un peu la tête, je remarquai la présence de Nâal, sans arc (l’objet en question devait sans doute gésir près de la cible du garçon, oublié par son jeune propriétaire), qui bavait devant l’échange de passes d’armes avec des étoiles dans les yeux.

— Quand je serai grand, je l’épouserai ! clama-t-il avec fougue.

Je m’étranglai, m’esclaffai, finis en quinte de toux. Le fiancé me considérait sans comprendre, d’une mine qui se devait être tout aussi éberluée que la mienne.

— L’épouser ? répétai-je d’une toute petite voix. Elle ?

Je forçai le déglutis, surjouai la résignation.

— Après tout, pourquoi pas… C’est un choix comme un autre pour mourir !

— Je t’ai entendu, espèce de cancrelat ! rugit ledit choix avant de se ruer sur Johana.

— Elle est pas un peu vieille et moche pour toi, de toute façon ? fit remarquer Ashe, l’air de rien.

Adieu, Ashe, tu resteras à jamais dans nos mémoires… En ce jour funeste, nous te pleurons, priant de tout cœur que ta prochaine réincarnation apprenne un tant soit peu de tes erreurs passées…

De façon tout-à-fait injuste, l’ouïe d’habitude surhumaine de la jeune femme ne parvint pas cette fois-ci à capter l’insulte susurrée sous cape, et l’apostat ne reçut pas la punition qu’il avait pourtant amplement méritée.

Pendant ce temps, Nâal poursuivait sa diatribe sur le bonheur de sa vie conjugale postérieure :

— … elle a juste à attendre que je grandisse et pis après, je l’épouserai !

— Quel programme ! se pâma son interlocuteur, le ricanement en coin.

Je l’empêchai d’un pincement des lèvres de rappeler à l’enfant qu’Hana vieillissait au même titre que nous, et qu’il n’était que très peu probable qu’elle épouse un jour Nâal.

Ne jamais dire jamais, non ?

Quelqu’un vint soupirer à quatre doigts de mon oreille.

— Elle est incroyable, tu ne trouves pas ?

Je réprimai mon bondissement.

À mes côtés, Lola arborait son traditionnel sourire enjoué, rayonnante de malice et de gaieté.

Lola…

Au premier abord, j’avais été séduit par son air lutin et sa générosité. Elle était si belle, si rayonnante ! Comment ne pas l’apprécier ?

Il s’était s’agi d’un rien.

Un rien, dans la tournure de ses sourires et dans la virgule de ses mouvements, un rien qui m’interpelait, un je-ne-sais-quoi d’étrange qui me mettait sur mes gardes, quand ce n’était pas aux abois.

La plupart du temps, m’efforçais de garder mes distances avec elle. Difficile à faire, quand la personne était toujours dans le sillage d’une autre avec qui vous partagiez un traumatisme et plusieurs expressions d’un même humour douteux. Ou quand cette première personne vous offrait un sourire aussi éclatant.

Malgré tout, je conservai ce silence embarrassant.

Sans prendre ombrage de mes lèvres pincées, elle poursuivit :

— C’est quand même quelque chose, cette fille : ça fait deux fois plus longtemps que je me réveille tous les jours ou presque avant de m’être endormie pour m’entraîner ; mais à ce rythme, elle sortira plus vite que moi !

Elle rit de sa propre infortune. Elle rit, mais derrière la cachinnation et le dépit désinvolte, je perçus un sentiment moins léger, plus sombre, plus concret. De l’envie ?

Lola Naforaoise, jalouse. Qui l’eut cru ?

Oh, bien-sûr, c’était très mince, aussi tangible qu’un filet de fumée… mais c’était là.

Cela dit, comment lui en vouloir ?

Les progrès de notre amie commune étaient fulgurants, presque inhumains. On m’aurait dit que Hana possédait du sang sidh que ça ne m’aurait pas surpris.

Je lui décochai une bourrade amicale, à laquelle elle répondit de bon gré – peut-être un peu trop. Quand elle vit ma grimace, son expression se fit penaude, et elle entreprit aussitôt de me masser le deltoïde. Un peu gêné (monstrueusement), je me défis rapidement à son emprise. La jeune fille esquissa un mouvement dans ma direction, mais le geste mourut à son balbutiement. Elle recula.

Essayant d’ignorer le picotement qui me disait de me retourner vers elle et de m’excuser, je m’avançai un peu plus.

 À deux pas de moi, une muse longiligne aussi souple qu’un piquet en bois marmonnait des borborygmes à voix basse, menton dressé et yeux vitreux. Je lui coulai un regard inquiet.

— Ça va ?

Soudain, sa tête pivota et se fixa sur un point derrière nous. Sans paraître me remarquer, Mélisande murmura :

— Ce n’est pas bon…

— Qu’est-ce qui n’est pas bon ?

Ses yeux s’écarquillèrent et de violents soubresauts coururent ses épaules. Elle barguigna cinq ou six grains de sables, puis dit, un trémolo d’incertitude secouant ses cordes vocales ;

— … Sans doute rien.

Au même moment, une clameur nous parvint.

 Plus loin, Aaron jaillit d’un tunnel à quarante pas de là, le Trio des Corniauds (avec Marcus l’Insupportable Intolérant à sa tête, comme toujours) à ses trousses.

Difficile de comprendre leurs propos de là où nous nous tenions, moins difficile de comprendre que ce n’était pas là une discussion plaisante pour mon camarade de chambrée.

Enfin, leur dispute parvint à nos oreilles :

— Combien de fois je vais devoir te le répéter ? Je n’ai plus aucun contact avec eux, je ne sais pas où ils se trouvent, et même si je le savais, je ne te le dirais pas !

— Réfléchis un peu, avant de tout refuser en bloc ! Tu te rends compte des bénéfices qu’on pourrait en tirer ?

— Des « bénéfices » ? … Tu t’entends parler, là ? Hein ? On dirait une saloperie de Vendeur de peaux ! Un faisandé !

L’insulte toucha sa cible en plein cœur. Un instant, j’eus pitié de Marcus ; juste avant que le fiel ne se diffuse sous ses joues que le sang avait désertées.

— C’est vrai que l’Arène, ça doit bien connaître les chiens de ton espèce…

La phrase de trop.

L’étincelle sur un lit de paille sèche.

Personne n’eut le temps de comprendre quoique ce soit.

Il y eut un éclair rouge, un « crac » sinistre, et le sang gicla du nez de Marcus comme un geyser explosant les cieux – à ceci près que nous étions sous terre.

Alors que le jeune homme couvrait son visage en sang, le pied d’Aaron vint plier son genou, et l’Insupportable Intolérant s’écroula au sol. Le mollard l’attint à l’oreille.

Sans attendre de répartie de la part des deux autres encore debout, Aaron disparut dans les coursives, l’odeur du fer lui collant à la peau.

— Aaron ! Aaron, Raísk !

Ashe s’élança à sa poursuite, moi sur ses talons.

Hana eut un élan pour nous rejoindre, mais une main la retint. Ses pensées étaient toutefois claires et sans équivoques, et je me promis de le – lui – ramener.

 Enfin, nous finîmes par le retrouver.

Adossé au mur, Aaron avait ramené ses genoux contre son torse et oscillait doucement, baragouinant des murmures inaudibles.

Ashe s’accroupit près de lui. Il effleura l’épaule du Renard, sans aller plus loin. Celui-ci redressa la tête en sursaut : dans ses yeux, on ne lisait pas la panique, elle s’imposait à nous.

— Mon gars… qu’est-ce qui t’a pris ? Marcus est un fumier, mais de là à lui casser le nez ?

Le regard de Aaron retrouva sa lucidité, son acuité.

— Mêle toi de ton poisson, Ashe.

— Mon poisson se porte très bien, merci, rétorqua son ami. C’est de toi dont on parle, là.

— Y a rien à dire.

— Non ? Pas sûr que Marcus soit d’accord avec toi.

— Pour ce que Marcus peut dire d’intéressant…

Muet, j’observais la scène en retrait, témoin silencieux d’états d’âmes qui n’étaient pas les miens. Il était clair que le Renard cherchait à éluder le sujet : connaissant le gaillard, je doutais que Ashe – en dépit de tous ses efforts – puisse lui faire cracher le morceau.

Que t’était-t-il arrivé, Aaron Hellyswood ?

Par je ne sais quel miracle, il entendit dans mon silence la question que je n’osais lui poser. Ses iris hantées s’accrochèrent aux miennes.

Ne me demande pas… s’il te plaît !

Je cillai.

Avais-je imaginé ces mots ?

Ou bien ceux-ci avaient-ils trouvé le chemin depuis les pupilles du garçon jusqu’à ma propre conscience ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire lacossarde ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0