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 La nuit venue, je dormis – il faut bien l'avouer – assez mal. Des questions sans réponses tournoyaient dans ma tête, ne me laissant pas une seconde de répit. Tenue en laisse par mon besoin de savoir, de comprendre, j'analysai chaque grain de sables déroulé en sa présence, chaque remarque... mais le fin mot de l'histoire me résistait, malgré mes ô combien nombreuses tentatives de forcer la porte.

Ce ne fut qu'au petit matin que je réalisai avoir oublié mon somnifère.

 ⸺ Cet endroit est une véritable merveille : je ne pourrais jamais m’en lasser ! s’exclama Lola avant de fendre la surface des flots d’un gracieux plongeon.

Je suivis du regard la danse des gerbes d’eau que souleva sa culbute aquatique, m’attardai en silence sur les éclaboussures qui marquaient la roche.

⸺ Tout va bien ? Tu m'as l'aire épuisée.

⸺ Hum ?

Je délaissai ma contemplation des remous marins pour faire face à Mélisande, qui me couvait d'un regard inquiet.

Les bonnes manières m’empêchaient de souligner mon inattention en lui faisant répéter, mais la jeune femme se tenait pour télépathe, car elle s’empressa de répondre à mon interrogation muette :

⸺ Je disais ; « Est-ce que ça va ? » Cinq poignées de sables que je t'observe, cinq poignées où tu n'as pas bronché, pas parlé, pas bougé... si ce n'étaient pour les vaguelettes que provoque ta respiration à la surface de l'eau, je t'aurais presque crue morte.

Je lui offris un sourire fragile, mince tentative de camoufler mon état amorphe.

Elle ne fut pas dupe un instant.

⸺ J'ai mal dormi, avouai-je du bout des lèvre.

« J'ai fait une nuit blanche » serait plus proche de la vérité... maugréai-je intérieurement.

— C'est gentil d'avoir répondu à ma question par l'intermédiaire d'une autre, se moqua Lola en venant barboter à quelques brasses de nous.

Instinctivement, ma première locutrice s'enfonça plus profondément dans l'eau en voyant s'approcher la seconde.

Je fronçai les sourcils. Ce comportement méfiant n’était pas dans les habitudes de Mélisande, et Lola n’était définitivement pas le genre de personnes qui invitait à de telles réactions.

Étrange.

Si Lola prit ombrage – ou même simplement note – du comportement de Mélisande, elle n'en laissa rien paraître. Cela dit, elle s'éloigna de nous un peu trop rapidement pour ne pas laisser planer de doutes.

Une fois seules, nous reprîmes la conversation là où nous l'avions laissée.

Enfin, Mélisande la reprit :

⸺ Depuis combien de temps es-tu dans cette source ?

⸺ Pas longtemps... éludai-je, immergeant mes doigts dans l'eau chaude pour que la jeune fille n'ait pas l'idée d'examiner leur extrémité fripée.

L’idée ne lui vint pas. Par contre, elle remarqua mon petit manège. D'un geste vif, elle saisit mon poignet droit et desserra ma poigne. Devant les fait accomplis, elle emprisonna mon regard dans le sien et me redemanda d'une voix douce :

⸺ Hana... Depuis combien de temps es-tu dans cette source ?

Je me mordis la lèvre, incertaine : comment lui avouer que je baignai dans mon incertitude depuis plus de trois révolutions de sablier, et que l’eau chaude n’était que matérialisation de ma détresse ? Désespérant trouver un jour le sommeil, je m'étais éclipsée au beau milieu de la nuit pour me retrouver ici, bercée par les clapotis de l'eau. Lorsque j'avais quitté ma couchette, Lola ronflait à poings fermés, et Johana... était absente, pour changer.

Mélisande continuait de me fixer et le silence entre nous commençait à s'éterniser, quand un nouveau protagoniste fit son apparition.

Quand on parle du loup...

Johana, sale, épuisée et couverte de sang, fit son apparition dans la grotte. Le pas lourd, elle déposa ses affaires sur une saillie rocheuse et entrepris de se dévêtir.

Je détournai les yeux pudiquement, à l'instar de mes amis (Lola et Mélisande) – quoique je ne sois pas certaine que ce soit toujours la pudeur qui dictait cette réaction commune.

⸺ Quelqu’un aurait quelque chose pour se débarbouiller ?

Je lançai à la grande blonde un pain de savon grossier qu'elle saisit au vol, avant de commencer à le frotter sur sa peau maculée de sang, de terre et de certains... éléments, dont je préférais ignorer l'identité. Au fur et à mesure que la guerrière se débarrassait des impuretés, un nuage brun-vermeille se diffusait dans l'eau, se répandant comme une gangrène sur un moignon infecté. D'un revers de poignet répété, je tenais la lèpre à distance.

⸺ Tu nous reviens d'où, comme ça ? demandai-je à Johana en me tournant vers elle, toujours apathique.

Celle-ci prit tout son temps avant de me répondre, avant d'enfin daigner m'octroyer un peu de son attention. Elle abaissa le bras qu'elle était en train de nettoyer, pour m'offrir une excuse pitoyable que ses inflexions démentaient largement.

⸺ Top secret.

Sérieusement ?

Elle haussa les épaules, un rictus amusé aux lèvres.

⸺ Tu m'en vois désolée, mais je me dois d'honorer le vœu de silence des Chasseurs de Nuit.

⸺ « Tu m'en vois désolée », la singeai-je, exagérant toutes ses mimiques (qui, à vrai dire, étaient assez peu nombreuses). Pas de ça entre nous, Jo. Ou bien tu es honnête avec moi, ou bien ça ne vaut plus la peine de se côtoyer.

Elle leva les yeux au ciel.

⸺ Tu sais, la vérité n'est pas toujours bonne à entendre…

⸺ Dans ce cas, ne dis rien, suggérai-je en me rapprochant.

Initiative inutile, puisque les autres filles s'étaient d'elles même écartées de la nouvelle arrivante.

Une fois de plus, Mélisande s’était parée d’un habit de défiance et lorgnai Johana avec suspicion. Quant à Lola, d’un tempérament d’ordinaire aussi charmant que charmeur, elle épiait sa colocataire d’un regard barbouillé de crainte et de haine.

Haine, haine ! Tu y vas un peu fort, tu ne crois pas ?

Bah ! Au fond, peu m’importait : leur recul offrait plus d’intimité pour la discussion à venir, ce qui m'arrangeait bien.

⸺ Jo...

⸺ Hmm ?

⸺ Je voulais te parler d'un truc.

⸺ Qui est ?

J’hésitai.

⸺ Vas-y, je t'écoute, m’enjoignit-elle devant mon silence.

⸺ La première fois qu'on s'est rencontrées...

⸺ Il y a rarement de deuxième fois, dans ce genre situation.

⸺ S'il te plaît, Jo.

⸺ Pardon.

⸺ Je disais donc, la première fois qu'on s'est croisées...

⸺ Croisées ? Je ne suis pas sûr que ce soit le bon terme. Je dirais plutôt...

⸺ Jo !

⸺ Faites excuses, mademoiselle. Allez, continue. Cette fois-ci, je te le promets, je ne t'interromprais plus.

Merci. Bref, quand on s'est rencontrées et qu'Aaron est arrivé, tu l'as appelé la'erkän. Ça veut dire quoi ?

Elle me lança un regard indéchiffrable.

Me transperça spirituellement.

Sourit froidement.

⸺ Je ne crois pas que tu sois prête à entendre ça. Et puis, Aaron a raison, tout cela est derrière nous. Vis au jour le jour, Hana, ne t'embourbe pas dans le passé.

*

 ⸺ Tu as toujours vécu ici, alors ?

⸺ Qui, moi ? Je t’en prie… j’ai une tête à avoir passé ma vie sous terre ?

Mélisande engloba son visage d’un geste de la main.

⸺ Le soleil ne fait pas tout… rétorquai-je.

Moue désintéressée.

La mienne se fit boudeuse en constatant que ma mentor avait délaissé le rôle d’interlocutrice qu’elle tenait dans notre pièce à deux pour jouer du couteau.

Je gonflai les joues, mais ne tardai pas à l'imiter.

Après deux poignées de grains de sables à jouer l’élève modèle, je retournai à la charge :

⸺ Allez... crache le morceau : ça fait combien de temps que tu crèches ici ?

⸺ Ça te regarde ? s'énerva la brunette dans un accès sanguin qui ne lui était pas coutumier.

⸺ Je demande, c’est tout !

⸺ Mais en quoi ça t’importe ?

⸺ En rien ! Pourquoi tu t’énerves ?

⸺ Ma vie, mon histoire, feula-t-elle. Rien qui te concerne, de près ou de loin.

Ton abrupt, cassant.

Je l’avais définitivement froissée.

Elle reprit ses jets de poignards avec férocité. Désireuse de ne pas m'en faire une ennemie, je la laissai déverser sa rage sur les cibles de toiles malgré mon désir grandissant de découvrir son passé.

Une flèche rebondit sur la roche à quelques pas de moi. À vingt pas de la cible la plus proche. Je me retournai pour fustiger le responsable de ce tir dangereux.

⸺ Hey ! Faites gaffe, quand vous...

Ma voix mourut dans ma gorge lorsque je reconnus le tireur. Un certain garçon à qui je m'étais déjà frotté à plusieurs reprises...

Evidemment, il fallait que ce soit lui !

Le grand, le génial, l’insupportable Marcus.

⸺ Tu disais ?

⸺ Je disais ; regarde un peu où tu vises avant de lâcher la corde, espèce de dépravé !

Il esquissa un rictus prédateur, avant de bander son arc et de tirer une deuxième flèche qui atterrit... un pas devant moi.

⸺ D’autres inquiétudes sur l’état de ma vision ? ricana l’odieux personnage, encadré de son habituel valetaille d’imbéciles.

⸺ Attends... Tu es en train de me dire que ça fait deux fois que tu pointes ton projectile dans ma direction intentionnellement ? C’est pas sur l’état de ta vision que je me fais du souci, c’est sur celui de ton cerveau !

C'est que ça le fait rire, en plus !

J’avais envie de l’étriper. Lentement. Voir la gouaille déserter son visage pour être remplacée par la terreur, ne plus laisser que sa misérable coquille de mortel épouvanté, dépourvue de tout pitoyable artifice…

Calme-toi.

Je me dirigeai vers ma cible personnelle, en décrochai le premier poignard venu, inspirai profondément.

Friction dans l’air.

Le manche du couteau vint frapper exactement la zone que je lorgnais.

Face à la vision ô combien satisfaisante de Marcus se pliant en deux sous le choc, je m'autorisais un sourire repu.

Dans tes dents, bouffeur d'escargots.

Je vins récupérer mon arme d'un pas nonchalant, en profitai pour gratifier Croqueur d’œufs de mon regard le plus méprisant. Une fois ce travail fait, je m'en retournai à mes exercices, transperçant la cible de mes poignards sous une poignée de regards incrédules, indignés ou admiratifs qui me collaient à la peau.

Mais alors que je saisissais la garde de l'une de mes deux armes pour l’extirper de la toile, une dague vint se ficher sur le tissu rugueux entre mes deux mains. Un glapissement involontaire jaillit de ma bouche.

Je tournai la tête dans la direction opposée de la lame, pour apercevoir Samira, qui armait de nouveau son bras dans ma direction.

⸺ Samira ? Qu’est-ce que...

Un second poignard fila se planter dans la cible, à deux doigts de mon nez.

Krâl !

Je m’écartai brusquement du tréteau.

⸺ T'es cintrée ! Tu aurais pu me tuer !

⸺ Je t'en prie... je vaux mieux que ça !

Elle sortit un troisième couteau de sa gaine.

Je fis encore un autre pas en arrière.

⸺ Samira... Qu’est-ce que tu fous ?

Ma voix se teintait d'accents de peur et d'inquiétude, et mes bras étaient maintenant parcourus de frissons paniqués.

⸺ Ce que je fous ? Mais la même chose que toi, chérie ! Qu’est-ce que tu foutais serait une question plus appropriée, je crois.

⸺ C'est un crime, de s'entraîner ?

Un sourire dangereux étira ses lèvres.

Elle plissa les yeux.

Non... mais viser tes coéquipiers, si !

Je jetai un coup d'œil furtif à Marcus, qui se relevait péniblement du sol où il était resté prostré.

Lui, mon coéquipier ?

⸺ Je ne plaisante pas, Hana.

Mais moi non plus !

⸺ Je ne faisais que lui rendre la monnaie de la pièce, affirmai-je avec hargne.

Je joignis à cette déclaration un regard noir qui aurait fait reculer le plus féroce des dragons à l'adresse du responsable de ce revirement de situations des plus injustes.

⸺ Précisément, Hana, précisément. Si tous les Chasseurs de Nuit se mettaient à vouloir régler leurs comptes avec le premier venu, où irions-nous ?

Je ne répondis rien. Qu'aurais-je pus dire ?

⸺ Alors ? J’attends toujours une réponse, chérie.

Je dois avoir un truc qui donne envie aux gens de ne pas m'appeler par mon prénom...

Je chassai de mon esprit cette pensée aussi impromptue que mal tombée pour mieux me concentrer sur le savon en passe de m'être... et bien, passé :

⸺ Et qu’est-ce que tu me suggères, Samira ? Je dois laisser ce pédant raciste me persécuter pour ne pas donner le « mauvais exemple » ? C'est ça ?

⸺ Non. Mais les règles sont les règles, et il t’aurait suffi d’attendre un peu au lieu d’essayer de faire justice par toi-même pour que j’intervienne. Plutôt facile en théorie, non ?

⸺ C’est bien pour ça qu’on appelle ça la théorie… grommelai-je dans ma barbe. Il n’y a que sur le papier que ça marche.

⸺ Peut-être… mais tu aurais donné sa chance à la théorie, ce serait ton copain qui prendrait, pas l’inverse.

Je manquai de m'étrangler.

⸺ Quoi ?

⸺ Je pense que tu m’as très bien compris.

⸺ Je vais tout déguster… parce que je ne me suis pas laissée faire ? C'est...

Le début de ma phrase ne vit jamais son point final.

Au fil des jours, j'avais eu le temps de comprendre deux, trois trucs sur la politique du Clan. En première date, les décisions de Kent ne faisaient pas toujours l’unanimité… en particulier celles concernant un certain groupe de planqués et de lézards arrivés il y a peu. Et pour pallier cette soudaine baisse de popularité, quoi de mieux que de calotter ces nouveaux venus poisseux au moindre dérapage de leur part ?

En conséquence de ces observations analyses diplomatiques, effleurer les prunelles amusées de la guerrière me suffit pour comprendre qu'un mot de plus et je risquais sérieusement d'en pâtir, pour insolence et insubordination.

Ce qui, apparemment, divertirait beaucoup la femme en face de moi.

⸺ C'est... ? Vas-y, je t'écoute.

⸺ Rien, marmonnai-je.

Elle rejeta la tête en arrière pour s'esclaffer.

⸺ Mademoiselle a enfin commencé à comprendre quand l'ouvrir et quand la boucler, quel dommage ! Comment vais-je pouvoir passer le temps, sans ma fauteuse de troubles préférée ?

⸺ Punis-moi si tu veux, Rôdeuse, mais par pitié, épargne-moi tes sarcasmes.

Le regard de la guerrière se fit plus dur, professionnel.

— Comme tu veux. Quand la cloche sonnera, ne vas pas au réfectoire ; suis-moi. Je t’emmène au Parloir.

Le Parloir ?

Sur mon arcade sourcilière, une ligne de poils se haussèrent d’étonnement.

Qu’était-ce que le Parloir ?

Décryptant mes interrogations, Samira répondit en soupirant.

⸺ Crois-moi, j’aurais préféré que tu le découvres autrement… Mais les choses sont ce qu’elles sont. (elle reprit contenance, retournant au rôle de la Rôdeuse cynique que je connaissais) Enfin ! Pour les trois septaines à venir, tu vas me faire le plaisir de faire la plonge à chaque repas.

⸺ Trois septaines ?

⸺ Hmm. Oh, puis tiens ! tu iras aider à la forge quand tu en auras le temps.

Je lâchai d'abord la tête, puis le soupir désespéré qui me pendait aux lèvres depuis l'annonce de ma sentence :

⸺ Mais encore ?

⸺ Dernière révolution de sablier du quatrième triplé diurne, je veux te voir astiquer le pommeau de chaque épée jusqu'à ce qu'il brille et pouvoir m'entailler le doigt rien qu'en le passant sur le fil de la lame. Compris ?

⸺ Compris... soufflai-je, dépitée.

*

Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?

Telle était la question que je me posais tandis que je suivais Samira de grottes en grottes, toujours plus étroites et obscures à chaque fois.

Toujours plus à l’écart.

Finalement, sa marche taciturne prit fin. La figure sombre, elle se tourna vers moi et décréta :

⸺ Ici sera très bien.

Je fronçai les sourcils, perplexe.

Comment ça, « ici sera très bien » ?

Elle fit un pas vers moi.

Serra le poing.

⸺ Désolé, murmura-t-elle, la voix lourde.

Et elle envoya ses phalanges dans ma mâchoire.

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