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 Tout à fait à l’aise, Samira promenait son regard sur chacun d’entre nous, scrutant les tréfonds de nos âmes, décelant la moindre faille, la moindre faiblesse.

Quand ses yeux passèrent sur moi, ils se posèrent un instant. Je la foudroyai consciencieusement du regard. Mon expression dut l’amuser, car je la vis esquisser un sourire narquois avant de passer au suivant, continuant sa ronde.

Je me penchai vers Lola et chuchotai :

⸺ C’est elle qui dirige l’entraînement ?

⸺ Ça dépend. D’habitude, elle est toujours au dehors, dans des missions que lui confie les généraux. C’est un peu la reine des Rôdeurs. Mais dès qu’elle revient, c’est elle qui prend les rênes.

Je butai imperceptiblement sur la note d’admiration – plus proche de la vénération que de l’admiration, en fait – qui s’échappait de son timbre clair, avant de me remémorer les paroles échangées avant les sources :

« Quand je vais dire aux autres que tu as pu parler avec Samira, ils vont être verts.

⸺ À ce point ?

⸺ Et pas qu’un peu, crois-moi ! »

Lola avait-elle extrapolé son cas à celui de tous ses amis ?

Avant que je n’aie pu quémander la plus infime information supplémentaire, la guerrière prit la parole, coupant court à nos discussions.

Coupant court aux discours longs et fastidieux, celle-ci nous assigna d’office à trente poignées de sables de course, suivie d’un programme alléchant pour quiconque souhaitant mourir d’épuisement.

Ainsi me retrouvais-je à trottiner sur les pas des Chasseurs de Nuit, essayant d’évaluer la gestion de mes forces pour l’enfer à venir.

L’estimation, ou ma « qualité première ».

 Peu à peu, je me laissai emporter par la sensation grisante de liberté que me procurai la course. Je me sentais… libre. Rien à voir avec l’effroi et la solitude qui me dévoraient dans les hauteurs. Cette sensation d’espace que je ressentais tout à coup était comme une goulée d’oxygène à la fin d’un plongeon.

Sur le moment, rien ne pouvait m’atteindre.

Qui nie le Kraôl, le siffle.

J’arrivai à la hauteur d’un homme un peu plus vieux que moi, l’air austère. C’était la première fois que je le rencontrais, mais ses lèvres pincées me paraissaient familières.

L’air de rien, je l’observai du coin de l’œil : il était sacrément beau, mais étrangement repoussant à la fois.

Peu commun.

⸺ Tu devrais faire gaffe, fille aux dragons. Ici, les planqués comme vous ne sont pas les bienvenus, cracha-t-il sans se retourner.

J’ouvris la bouche. La refermai.

Sérieusement ?

⸺ C’est une menace ? m’enquis-je une fois avoir retrouvé l’usage de la parole.

⸺ Un avertissement, rectifia-t-il.

⸺ Un avertissement ? Pour m’avertir de quoi, au juste ? Que certains ici sont mécontents de ma présence ici ? Sans blague !

⸺ Pour t’avertir que si tu continues comme ça, tu risques de te faire beaucoup d’ennemis…

⸺ Dont toi, j’imagine ?

Il ne répondit pas. Je grinçai des dents :

— Je ne sais pas qui est-ce que tu espères intimider avec ça, mais je vais la faire courte : abandonne. J’ai survécu au massacre des miens, aux milices des bourgades et aux griffes des dragons. Si de simples mots pouvaient me faire peur, je serais déjà morte.

Écœurée, j'accélérai mon allure pour m'éloigner le plus possible de ce garçon.

« Tu devrais faire gaffe, fille aux dragons. Ici, les planqués comme vous ne sont pas les bienvenus. »

« Planqués » ? C’était comme ça qu’on nous voyait ? Ils ne savaient rien de nos vies, rien de notre histoire… mais ils se permettaient de la juger ?

Croqueur d’œuf.

Le sentiment de liberté qui m’avait grisée s’était terni, étouffé par la rancœur qui empoisonnait mon cœur. Dans mes veines, une coulée de lave bouillonnait, n’attendant qu’un prétexte pour créer l’éruption. J’avais besoin de courir, vite. Très vite. Aussi vite que possible.

Vider le feu par le bas au lieu de le faire exploser par le haut.

 Mon cœur allait exploser. Ledit organe tambourinait dans ma cage thoracique, si fort que je m'attendais à tout moment à ce qu'il se libère de son carcan et éclate en l'air.

Tandis ce que je reprenais mon souffle, pliée en deux, les paumes sur mes genoux, je jetai un coup d'œil derrière moi. Le mouvement général ralentissait peu à peu.

Une silhouette longiligne s’approcha.

Aaron.

Je n'avais pas besoin de lui demander ce qui mijotait dans sa caboche, je connaissais déjà la recette de la soupe.

J’étais folle.

Et ensuite ?

Il le savait, je le savais… pas besoin de s’éterniser sur le sujet : si je m’épuisais à l’aune de cet entraînement sans savoir ce qui m’attendait ensuite , c’était mon problème, non ? Mais il continuait de me fixer à distance, sans rien dire.

En d'autres occasions, j'aurais certainement trouvé une répartie cinglante pour réduire au silence ce sarcasme muet (quelle ironie !) que le jeune homme me présentait, mais cette course m'avait vidée. Mes pensées étaient sans dessus-dessous, et le léger sourire en coin de ce garçon magnifique – bien que moqueur.

Je lui souris donc bêtement, sans réellement prendre conscience de ce que j'étais en train de faire, et surtout, à qui étais-je en train de le faire.

À ma grande surprise, son rictus à lui s'élargit, étirant ses lèvres en un véritable sourire, franc et chaleureux. C'était la première fois que je voyais une telle manifestation de bonheur sur ses malaires, zygomatiques relevées par la demi-lune qui éclairait son visage, et ça lui allait merveilleusement bien : il rayonnait.

Le silence persistait dans l’agitation ambiante, comme un rayon de soleil sous une pluie drue. À vrai dire, ce silence aurait pu durer jusqu'aux aurores – même si j'ignorais où se situait l’astre concerné actuellement – si Liam n’avait pas fait son apparition, brisant le charme.

Quelque part, j’étais consciente qu’on me parlait, que Liam me parlait, mais je ne parvenais pas à saisir l’essence de ses mots. Mes pensées étaient accaparées ailleurs.

Pourquoi ce sourire ? Ces sourires ? Le mien, les siens... qu’est-ce qui nous avait pris ? m'interrogeai-je en le cherchant du regard, à l'affût d'une tignasse rousse surplombant les autres (le lâche avait pris la fuite et s'était réfugié auprès des jumeaux sitôt l'intervention de mon compagnon de route). Comme s’il l'avait senti, Aaron se retourna brusquement, et ses yeux ambrés croisèrent les miens. Son premier réflexe fut d'afficher une moue gênée soulignée d’un bandeau rosé sous ses yeux, mais il se reprit bien vite et eut tôt fait de camoufler ses couleurs derrière un masque narquois.

Oh mes dieux, tuez-moi...

J'étais mortifiée. Que n'aurais-je pas donner pour pouvoir disparaître !

Hélas, mon souhait ne se réalisa pas et je demeurai visible aux yeux de tous et toutes. Faute de mieux, je brisai le contact visuel – même si cela m'écorchait de pouvoir insinuer d'une façon ou d'une autre qu'il gagnait le combat – et lui tournai le dos.

Mon « prétendant », devant mon manque d'enthousiasme flagrant, finit par renoncer à obtenir de moi une miette d’attention, et me tourna le dos pour rebrousser chemin, me laissant tout le loisir d’affronter ma petite voix intérieure.

Moi : je vais mourir de honte.

Elle : tu es ridicule.

Moi : tu ne te rends pas compte de la situation !

Elle : n'importe quoi...

Moi : je lui ai souri !

Elle : ... et ?

Moi : à lui ! Aaron ! Un garçon dont le passe-temps principal est de me taper sur les nerfs !

Elle : et c'est reparti...

Moi : et si les autres l'apprennent ? Ils vont se foutre de moi pour l'éternité et la totalité des jours à venir !!!

Elle : principe même de l'éternité. Calme-toi.

Moi : pourquoi moi ?

Elle : c'était juste un sourire, krâl !

Moi : oui, mais un sourire idiot.

Elle : et alors ? Ça reste un sourire. Qu'il soit idiot ou non n'y change rien. Tout le monde sourit bêtement au moins une fois dans sa vie. Ceux qui affirment le contraire sont soit des menteurs, soit des gens qui n'ont jamais souri de leur vie. Et crois-moi, ce n'est pas agréable.

Moi : ...

Elle : de toute façon, lui aussi t'as souri, non ?

Moi : … un sourire de pitié. Simple politesse.

Elle : vachement affectueux, ton sourire de pitié.

Moi : et alors ? Ça prouve juste que c'est un excellent comédien.

Elle : et moi, je dis que ça prouve surtout que tu te voiles la face.

Je ne me répondis pas.

 Puisque laissée pour compte par un Liam parti rejoindre le duo Ashe/Aaron – une paire qu’il n’était pas dans mes projets de revoir tout de go – je me ralliai aux côtés de Lola et partis divaguer dans les recoins les plus sombres de mon cerveau, quand je remarquai une femme dans un coin.

D’environ mon âge, âgée peut-être de trois, quatre Möks de plus. Tout comme moi, elle semblait égarée dans ses contemplations, coupée du reste du monde. Un je-ne-sais-quoi de magnétique se dégageait d’elle, et je ne pouvais détacher mes yeux de son profil polaire.

Elle avait les traits anguleux, mais le détail se noyait dans la blancheur de sa peau, aussi livide que l’eau d’un lac gelé. Si un rai de lumière la frappait de dos, je n’aurais pas été surprise que l’on puisse le voir éclairer le sol de l’autre côté.

Soudain, elle releva le menton et son regard croisa le mien.

Hypnotisée par la flamme dansant dans la pupille bleu glacé de son œil droit, je ne remarquai pas tout de suite le cache-œil camouflant son orbite gauche, dissimulée sous un rideau capillaire à peu près aussi foncé que le reste de l’individu.

Je tressailli. Elle détourna le regard, manifestement déçue de ma réaction. Je me mordis la langue : quelle idiote !

⸺ Tu sais qui c’est ?

Lola eut un sursaut. Elle me jeta un coup d’œil :

⸺ C’est à moi que tu parles ? vérifia celle-ci.

⸺ Hmm.

Je réitérai ma demande, pointant l’individue d’un bref signe du menton.

⸺ Oh ! Johana.

La froideur contenue dans ce prénom me surprit. Je m’enquis donc auprès de la brunette du caractère de ladite Johana, m’imaginant déjà le pire.

⸺ Elle… ce n’est pas quelqu’un de bien. Enfin… c’est mieux pour toi si tu restes à l’écart.

⸺ Pourquoi ?

⸺ Elle est… différente.

C’est tout ?

Face à mon attitude interdite, elle tritura ses tresses charbon, gênée, avant d’enchérir :

⸺ Déjà… déjà, c’est une Rôdeuse. Ils sont un peu à part, tu vois.

Encore et toujours ceux-là !

⸺ C’est quoi, un « Rôdeur » ?

⸺ Ceux qui partent à la surface. Je ne dis pas qu’ils sont tous méchants ou bizarres – je veux dire, Samira en est une et Aaron aussi, ça ne les empêche pas d’être très bien –, mais… certains ont un grain. Et elle… elle me graille les entrailles.

⸺ Je sais que je ne devrais pas dire ça, alors que c’est elle qui…

Lola ne finit pas sa phrase, mais je reconstituai facilement la suite :

⸺ C’est elle, la fameuse colocataire ?

Le regard que me coula l’adolescente sous son épaisse frange brune valait toutes les confirmations du monde.

⸺ Sur le sang de mes ancêtres, je te jure que j’essaye de m’adapter ! Mais cette fille… elle pourrait t’enfoncer son poignard dans l’estomac les yeux dans les yeux, sans ciller une seule fois. C’est terrifiant !

⸺ Bah, elle aura du mal à me poignarder au vu et su de tout le monde, badinai-je sur un ton léger avant de faire un pas dans sa direction.

Avant même d’avoir pu entamer le second, la main de Lola en menotte autour de mon poignet me força à m’arrêter.

⸺ Hana, je suis sérieuse. Ne t’approches pas d’elle.

⸺ Ce qu’il ne faut pas entendre… murmurai-je en dégageant mon bras.

Je me dirigeais vers la prétendue tueuse de sang-froid.

À quelques pas de sa personne, je lui tendis la main droite d’un geste assuré pour pouvoir serrer la sienne.

Main qu’elle ne saisit pas – en dépit de sa position on ne peut plus explicite – se contentant de l’examiner en silence.

Après quelques grains de sables particulièrement gênants, je laissai retomber mon avant-bras, et, renonçant à la méthode passive, décidai de me présenter en bonne et due forme :

⸺ Moi, c’est Hana.

⸺ Je sais. Tu as fait un sacré raffut hier, à ce qu’il paraît. Toi, ton petit copain et vos dragons…

Je fronçai les sourcils :

⸺ Ce ne sont pas mes dragons, et Liam n’est pas mon petit copain.

Combien de fois vais-je devoir le répéter ?

Pour toute réponse, elle se contenta d’une œillade dubitative.

Je levai les yeux au ciel, mais renonçai d’amblée au débat enflammé (après tout, j’étais dans la partie) qui se profilait à l’horizon.

⸺ C’est quoi, ton nom ? demandai-je plus pour la forme que pour autre chose (Lola était déjà passé par là), le temps de trouver un autre sujet.

⸺ Ta copine ne te l’a pas dit ?

Bon. Apparemment, ma pêche aux renseignements n’était pas passée inaperçue. Tant pis.

⸺ Bah, des fois qu’elle m’aurait menti…

Visiblement insensible à mon trait d’humour, elle se contenta de rouler des yeux. Face à cette indifférence flagrante, je m’apprêtais à cheminer en sens inverse, quand, finalement :

⸺ Johana.

Elle avait lâché son prénom comme on lâche du lest, et celui-ci vint s’écraser entre nous, instaurant un silence lourd et déplaisant.

Après plusieurs poignées de sables dans ce mutisme pesant, je pris parti de le rompre à nouveau :

⸺ C’est vrai, tout ce qu’on dit ?

⸺ Qu’est-ce qu’on dit ?

⸺ Eh bien… les rumeurs.

Que j’entendais pour la première fois.

⸺ Le mot « rumeurs » est en soi une réponse à la question.

⸺ Mais…

⸺ Question stupide, réponse stupide.

J’insistai.

Elle renifla.

⸺ La rumeur prétendrait que je suis une froide meurtrière adepte des arts les plus sombres, et que je dévore le cœur de mes ennemis.

⸺ Terrifiant. Et la vérité ?

⸺ Je suis une froide meurtrière misanthrope.

⸺ Tout de suite beaucoup plus rassurant, gouaillai-je.

⸺ N’est-ce pas ? Mais entre le croustillant de la rumeur et l’amertume de la vérité, les gens ont tendance à préférer le premier. Va savoir pourquoi…

⸺ C’était ironique.

⸺ Moi aussi.

Nous échangeâmes un sourire complice.

En dépit des avertissements de Lola, je commençai à l’apprécier.

J’effectuai un rapide panorama de la foule autour de nous.

⸺ Personne pour supporter la compagnie ensanglantée de madame ?

Son rire était rocailleux, il écorchait tout ce qu’il touchait.

⸺ Qui recherche ce genre de compagnie ?

⸺ Je ne sais pas… moi ?

⸺ Toi, Aaron… vous n’êtes pas nombreux.

Je clignai des yeux.

⸺ Aaron ?

Encore lui ?

Une sensation de chaleur me brûla la nuque. Je me retournai pour faire face au garçon en question qui me fixait avec insistance, les lèvres pincées.

Soudain, il nota la présence de Johana à mes côtés. Aussitôt, son visage se durcit et sa moue s’alarma, ses pupilles s’étrécirent et l’ambre qui les entourait s’embrasa.

D’un pas vif et anxieux, il vint – accourut, presque – à notre rencontre.

Le faciès fermé, il demanda d’une voix tendue :

⸺ Tout va bien ?

Il semblait excessivement soucieux. Que croyait-il que je puisse faire ?

Moi, ou Johana…

Son interlocutrice effaça ses craintes d’un mouvement de main :

⸺ Je suis encore capable de me défendre contre une seule gamine, la’erkän.

Je plissai les yeux, autant devant le « gamine » employé que devant le surnom dont elle avait qualifié Aaron. C’était du bas-dragonnique, la langue des temps ancien. On l’enseignait dans les couloirs de l’école. Dommage que cet apprentissage ait toujours été ma bête noire – ça et le vol. Je demanderais à Reyja ce qu’il en était.

⸺ Arrête de m’appeler comme ça, Jo. Je ne suis plus cette personne.

⸺ On ne change jamais vraiment.

⸺ Peut-être. Mais ce pan de mon passé est mort et enterré. Il ne reviendra pas, je t’en fais le serment.

⸺ Je n’ai que ta parole.

Il ferma les yeux.

⸺ Je le jure, sur les Larmes que j’ai à jamais versées et que je verserai demain à l’aube. Puisse leur trace me laver de toute culpabilité, ou m’y noyer pour l’éternité.

Il finit sa phrase en tremblant, comme si ses mots pouvaient prendre vie à tout moment.

⸺ Ça te suffit ?

⸺ Oui.

Je croisai le regard du Renard. Il serra les dents, m’agrippa par le coude et m’entraîna loin de Johana.

Je m’arrachai à son emprise avant de le défier d’un air haineux.

Le jeune homme se pencha vers moi.

⸺ Pour ton propre bien, Hana, reste loin de cette femme.

Il me lança un regard autoritaire, que je lui rendis sans me défiler.

Le contact visuel aurait pu se prolonger encore longtemps sans que ni lui ni moi ne se décide à le rompre – à celui qui urinera le plus loin, d’une certaine façon – si une voix n’avait pas explosé au-dessus de nos têtes, nous incitant de manière peu polie à nous bouger un peu.

La souffrance reprenait ses droits.

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