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Mök 628

Allez. Plus que cent cinquante-trois dalles.

Mon regard retourna sur les quarante-trois que j’avais déjà nettoyées. Il m’avait fallu trois révolutions de sablier. Je soupirai : quelque chose me disait que j’y serais encore le lendemain…

Un battement d’ailes retentit dans mon dos.

Fafnir.

Qu’est-ce qui s’est passé, cette fois ?

La Grande Prêtresse.

Mais encore ?

⸺ Elle a mal parlé de ma mère.

⸺ … Rien d’inhabituel, en somme.

⸺ Elle a aussi parlé de… l’autre.

⸺ Quoi ?

Incrédulité, indignation : les émotions de mon frère d’écailles affluèrent à travers notre Lien. Je n’avais pas besoin d’approfondir, la même histoire se répétait tous les jours. Le coup de mon paternel, cela dit… c’était nouveau.

Comme quoi, il suffisait d’un rien pour briser la routine !

⸺ Et toi ? Quoi de nouveau sous le soleil ?

Pas grand-chose. J’ai chassé.

C’est tout ?

C’est bien assez.

⸺ Si tu le dis…

Je le dis.

⸺ Tant mieux, j’imagine !

Je tournai la tête : un garçon escaladait le versant de la colline, un panier de victuailles à la main.

⸺ Tu penses qu’il vient pour une offrande ?

Je ne vois pourquoi il viendrait, sinon.

Je fis mine de m’offusquer :

⸺ Quoi, comment ? Ma seule présence ne lui suffirait pas ?

Je n’ai pas envie de te blesser, alors je ne te répondrais pas.

⸺ Ingrat d’écailleux…

Je me concentrai sur le nouvel arrivant. Ce n’était pas un Lié – je l’aurais reconnu, sinon. Ses traits étaient tirés dans une drôle de grimace, la même qu’arboraient tous les non-Liés en grandissant lorsque l’admiration craintive laissait place au mépris condescendant.

« Moi, j’y ai échappé. »

« Ma famille n’a pas voulu me sacrifier, moi. »

« Je ne partage pas mon esprit, moi. »

« Moi, moi, moi ! »

Un égocentrisme d’un raffinement exquis. Mais qui pouvait leur en vouloir ? Après tout, il était bien une phrase que nous pouvions prononcer et qu’aucun non-Lié avec un minimum de respect et d’amour-propre ne pouvait contredire ou s’approprier :

« Moi, j’ai survécu. »

Un jour, j’avais demandé à Fafnir si les dragons se comportaient aussi comme ça de leur côté. Il m’avait répondu que les siens ne s’en souciaient pas plus que ça – pour autant qu’il en sache – et que ce genre de préoccupations futiles étaient toujours du ressort des humains. Je l’avais assez mal pris sur le coup, mais force était de constater que les dragons non-Liés n’avaient pas l’air d’en avoir grand-chose à faire des dragonnets qu’ils abandonnaient à Arkën Soa. Certains revenaient voir leur petit, d’autres traînaient dans les alentours sans objectif précis… d’autres disparaissaient à jamais.

Chacun son truc.

⸺ Le temple est fermé ! criai-je au garçon lorsqu’il fut à portée de voix.

⸺ Je viens pour une offrande ! dit-il en levant son panier.

Tu vois ? Je te l’avais bien dit.

⸺ Vous pouvez la déposer sur le seuil, mais les Prêtresses ne s’en chargeront pas avant l’aube.

Enfin, je n’avais plus à forcer ma voix pour me faire entendre.

⸺ Mais j’ai…

⸺ Une offrande, oui, j’ai entendu. Mais les Prêtresses ne pourront pas s’en charger avant l’aube, je suis désolé.

⸺ C’est urgent !

⸺ Et ce n’est pas moi qui fais les règles. Écoutez, je ne peux rien faire pour vous, mais…

⸺ Mon petit frère est malade ! Il a besoin de soins, maintenant !

⸺ Je vous dis que les Prêtresses ne sont pas là ! Vous pouvez crier autant que vous voulez, elles ne viendront pas !

Tu laisses ses émotions prendre le dessus sur les tiennes.

Je me forçai à souffler.

⸺ D’accord, d’accord. Bon, écoutez… il n’y a plus aucune Prêtresse près du temple. Si l’état de votre frère n’est pas trop grave, revenez demain et elles s’en chargeront à l’aurore. Sinon, laissez-moi deux poignées de sables le temps que je récupère ma sacoche et mes ingrédients, et je m’occupe de lui.

Une ombre passa sur le visage de mon interlocuteur lorsqu’il comprit qui j’étais. Le fils de qui.

Le mollard atterrit sur mon front. Le temps que je l’essuie, le garçon avait déjà récupéré son bagage et dévalait la pente à toute allure. Mon frère d’écailles grondait.

⸺ Laisse, Faf’. Il n’en vaut pas la peine.

⸺ Il t’a insulté.

Je haussai les épaules en me dirigeant vers le puit au centre du parvis. Il y en avait un autre à l’intérieur du temple, mais aucune eau ne venait le remplir : ce n’était pas son usage…

⸺ Ce ne serait pas le premier.

Ce n’est pas une raison.

Je saisis la corde qui pendouillait sur le rebord et tirai dessus. La poulie grinça mais tint bon, et un seau rempli à ras-bord d’une eau verdâtre apparut. Quelques poignées de sables plus tard, je m’en emparai et posai l’objet par terre.

Tu comptes faire tes ablutions avec cette eau ?

Pourquoi pas ? C’est mieux que rien.

Comme il ne répondait rien, j’ajoutai :

⸺ Et puis, c’est le puit des dieux : un pouvoir sacré doit bien se dissimuler dans cette eau croupie, tu ne crois pas ?

Tu blasphèmes.

À mon tour de garder le silence. Mon regard venait de croiser celui de mon reflet dans le baquet. Accroupi face au seau, je contemplai l’énorme cicatrice qui barrait sa joue droite.

Ma joue gauche.

Je tâtai l’estafilade du bout des doigts. Mis à part ma mère et Fafnir, personne ne connaissait l'histoire de cette cicatrice, et personne ne devait le savoir. Heureusement pour moi, les gens d’ici ne s'étaient jusque-là jamais révélés trop curieux à ce sujet. Qui posait des questions sur une famille dérangée ?

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