Les Kinder de l'enfance.

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On allait se ballader jusqu'au pont suspendu. En sautant sur le vieux bois, le pont tanguait comme un vieux navire en pleine tempête, j'avais peur mais il me tenait la main, alors je pouvais m'abandonner à quelques éclats de rire. Au retour, son vieux bâton dessinait des lettres dans le gravier d'un sentier de campagne, c'est comme ça que je revisais l'alphablet, avec les O géants qu'on a piétiné, et les longs I qu'on a suivi. Quand venait l'automne, il m'emmenait moi et ma soeur prendre des bains de feuilles mortes. On se roulait dans les tas qu'on avait fait de nos bras pendant qu'il flairait le cèpe. À la fin, comme j'étais le plus petit, ma soeur qui se prenait pour Cléopâtre m'obligeait à l'enterrer sous les feuillages abondants, ce qui finissait en général par une énième dispute entre elle et moi, on nous forçait à rentrer avec nos larmes, souvent sans cèpes. Quelques automne sont passés et ma soeur est devenu trop grande pour les ballades.

Parfois, on allait au vieux moulin pour se baigner les pieds dans le ruisseau. Parfois, on rentrait à la maison par le ruisseau. C'était plus long mais on pouvait y apprécier le calme des cours d'eau et sentir les truites éffleurer nos doigts de pieds quand elles prenaient la fuite en un éclair aquatique. Il était pas bien haut le ruisseau, il nous couvrait juste les chevilles, mais j'étais obligé d'enlever les chaussures pour éviter les colères de ma mère, fallait pas les mouiller, j'en avais pas cinquante paires, et puis le ruisseau c'est dangereux de toute façon. Tu parles. Le problème avec les pieds nus, c'est les galets sur lesquels tu marches, ça fait un mal de chien et puis surtout ça glisse. Inutile de vous dire que je suis souvent rentré chez moi mouillé de la tête aux pieds, mais les chaussures, elles, étaient toutes sèches. Ça changeait pas grand chose, ma mère se mettait en pétard, je baissais la tête, mon grand père m'immitait en ajoutant un malicieux clin d'oeil, comme l'enfant qu'il était devenu devant sa fille, celui qu'il redevenait à mon contact.

Tous les jours, on allait faire la sieste dans sa chambre, c'était le rituel, on s'allongeait sur le lit en regardant le plafond, et puis il me chantait la chanson de son pays, je comprenais pas les paroles mais j'aimais bien l'air. Avec le temps j'ai fini par l'apprendre par coeur, et après ça, on l'a toujours chantée en coeur. Ensuite c'était le couvre feu, mon grand père c'était pas un grand bavard. Moi j'étais pas un papy, j'avais pas toujours envie de dormir, alors je chantais la chanson plusieurs fois d'affilé, jusqu'à ce qu'il se mette à grogner en menaçant de se transformer en loup. Le coup du loup ça marchait toujours.

Après la sieste, il avait pour habitude de regarder les députés de l'assemblée nationale se disputer à la télévision. C'est là que j'ai appris mes premiers jurons. Je suis à peu près sûr qu'il n'entendait pas la moitié des mots qui sortaient de la télévision, mais quand ça commençait à chauffer là dedans, il se mettait à insulter à tout va dans toutes les langues qu'il connaissait, si bien qu'il était impossible de savoir s'il fustigeait les bonnets blancs, ou bien les blancs bonnets. Je crois que c'était la mascarade dans sa globalité qui le mettait dans ces états. En général ça se terminait par un "astapito!" appuyé, et puis il zappait. C'était alors le moment de casser la croûte, impossible de sauter cette étape, t'avais beau dire non une centaine de fois, il t'avait toujours à l'usure, mais mange, il faut manger si tu veux être celui qui court le plus vite à l'école! Ah, si j'avais un objectif à cette époque, c'était bien celui là.

Ma mère s'occupait de lui faire les courses. Sur la première ligne de sa liste, il oubliait jamais les Kinder. Je raffolais de Kinder. Y'en avait toujours chez mon grand père. J'ai vu passer les automne et les feuilles aussi vite que les boites de Kinder. Et puis un jour, je suis moi aussi devenu trop grand pour les ballades. J'ai chanté avec les copains, et fais la sieste avec les filles. Ma présence à ses côtés s'est peu à peu réduite, les jours sont devenus des semaines, les semaines parfois des mois. Les Kinder se sont périmés, je crois que ça lui faisait mal au coeur de les jeter. J'ai quitté mon enfance pour des saveurs plus acres, et lorsque je lui rendait visite, nous discutions autour d'un Ricard, reprends en un autre, y'aura pas les gendarmes, c'était sa manière de dire reste avec moi, comme au bon vieux temps, et puis moi, je prétextais le risque sous des airs de conformisme grossier qui sonnaient faux: oh tu sais on sait jamais avec la genmerderie nationale. Ouais. On a pas jamais assez de temps pour les personnes qui en manquent. A demain Pépé.

A demain.

Aujourd'hui il est mort. Aujourd'hui les remords. D'avoir laissé filer le temps.

J'ai tenu sa main comme dans nos souvenirs communs sur ce vieux pont pourri, je l'ai sérrée quand il s'est débattu dans une ultime lutte, longtemps, parce que c'est l'histoire de sa vie, celle d'un homme profondément humain qui a toujours tenu tête au sort. J'ai soutenu son poids sur les marches de l'église, sous le bruit assourdissant des cloches.

Aujourd'hui je suis un homme, à qui il arrive parfois d'apercevoir dans la lumière qui borde les prairies cet être qui m'a tant transmis, de le reconnaître dans les yeux de ma mère, ceux qui disent c'est à toi de jouer maintenant, je veille sur toi. Aujourd'hui je suis un homme, et il m'arrive parfois d'ouvrir une boîte de Kinder, et de redevenir cet enfant. C'est ma façon à moi de remonter le temps, et d'espérer pouvoir te croiser pour te dire toutes ces choses que t'aurais mérité d'entendre.

Je t'aime Pépé. Et j'espère qu'un jour, je te ressemblerait.

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