Nouvelle (de pages)

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Le Rhône déboule furieusement depuis Lyon jusqu’à Arles sur une trajectoire rectiligne, et franchit les portes de la Provence à Châteauneuf du Rhône où les falaises du lieu-dit « Robinet » l’étranglent sur quatre kilomètres de long. Le fleuve, contraint, s’y engouffre en rugissant, puis déverse ses humeurs à Donzère où il retrouve sa liberté. De tous temps, « le Robinet de Donzère » fut le cauchemar des mariniers, tout à la fois un défi et une gageure.

En 1827, Donzère était un village prospère grâce aux débordements du fleuve, source de richesse, qui fertilisaient champs et prairies. Le plus riche paysan de l’endroit, se nommait Gustave. Sa maison et ses étables se trouvaient près du fleuve, au sud de l’auberge de Robinet tenue par la mère Etienne, là où le chemin de halage passe devant le village. Il avait deux fils :

Gaston, gamin robuste, guidait la charrue à quinze ans, maniait la faux aussi bien que n’importe quel homme. Tout le contraire de son cadet, Antoine, enfant rachitique et difficile jusqu’à l’âge de quatorze ans, qui garda comme séquelles des jambes torses et vacillantes. Il ne fut pas un bon client pour le barbier car il n’eut jamais un poil de barbe. Pas plus qu’il n’avait de goût pour les travaux de la ferme, préférant rester auprès de sa mère, fabriquer ou réparer des jouets pour les enfants du voisinage, coudre des habits de poupée... Inapte aux travaux des champs, son père le mis en apprentissage chez un tailleur où il se distingua très vite par son adresse à manier l’aiguille. Trois ans après, il était à son compte et avait une clientèle fidèle.

Cependant, les jeunes filles l’évitaient. Celles-là mêmes, dont il avait jadis habillé les poupées, se moquaient de lui et l’affublaient de toutes sortes de sobriquets en lien avec la tournure de ses jambes. Ces plaisanteries l’accablèrent au point qu’il renonça à fonder un foyer. Son affection se reporta, dès lors, sur son frère marié de bonne heure et déjà père de famille.

Lorsque le vieux Gustave mourut, ses enfants s’accordèrent sans peine pour le partage des biens. Gaston prit toutes les terres labourables. La maison, le jardin potager et les prairies voisines furent le lot d’Antoine qui céda le rez-de-chaussée à son frère lequel lui assurait le couvert en guise de loyer. Il s’était réservé le premier étage doté d’une chambre et d’un bel atelier dont une large fenêtre donnait à l’ouest sur le ponton de débarquement du Rhône et, à l’est, sur le village. Là, il cousait, et observait les allées et venues des uns et des autres.

Ainsi, chaque batelier qui prenait terre venait le saluer et lui donnait des nouvelles toutes fraîches d’Arles, d’Avignon ou de Lyon.

Les années filèrent, agréablement, et il devint vieux garçon sans s’en apercevoir.

Les deux frères vécurent vingt bonnes années en harmonie, à la grande joie des enfants de Gaston qui passaient tout leur temps libre dans l’atelier de leur oncle, sachant l’amadouer pour l’inciter à fabriquer poupées et polichinelles, après sa journée de travail.

Quand ils fréquentèrent assidûment l’école paroissiale, ils devinrent impertinents après avoir entendu leurs camarades tourner Antoine en ridicule. Ils pouvaient se montrer moqueurs et agressifs jusqu’à ce que le pauvre tailleur les mette à la porte de son atelier.

Les choses en étaient là quand le destin décida de s’en mêler.

En 1847, Gaston avaient douze enfants de tailles diverses comme les tuyaux d’un orgue. Prudent et frugal, il avait accru sa propriété de plusieurs parcelles de terre, il lui fallut donc embaucher quelques garçons de ferme. A cette occasion, sa femme déclara que leur logement était bien trop petit. Elle persécuta le pauvre fermier pour qu’il fasse construire une nouvelle maison près de l’ancienne. Celle-là ne serait pas faite de galets du Rhône mais de bonnes briques. Longtemps, Gaston demeura sourd à ses prières, songeant intérieurement qu’il vaudrait mieux, pour la même somme, acheter une cinquantaine de brebis et un arpent de terrain. Sa femme préférait la maison et n’en démordait pas. Mais l’emplacement de cette demeure ?

On ne pouvait rien faire sans l’agrément d’Antoine qui possédait toute l’emprise foncière autour du logis familial. Il avait de beaux légumes dans son potager et de beaux arbres fruitiers dans le verger attenant. Deux fois par jour, le coche d’eau portait à Montélimar ou à Valence sa production de légumes et de fruits, qui lui rapportait une somme conséquente. Le jardin lui était surtout fort agréable ; lorsqu’il quittait son atelier, les petits travaux de jardinage le détendaient. Quoique Gaston eût beaucoup de terre, il ne possédait rien à proximité immédiate du village, si ce n’est une bande de terrain stérile entre la maison et le chemin de halage.

Sa femme avait exigé qu’on lui laissât ce lot pour y faire sécher son linge. La surface en était inégale, sablonneuse et inclinée vers le fleuve qui l’inondait presque tous les hivers.

Le potager du tailleur restait le meilleur endroit pour construire une maison. Le terrain était sec, surélevé, consistant, propre à recevoir des fondations ; les caves y seraient bonnes et l’on y jouirait d’une belle vue sur le Rhône. Telle était l’opinion d’Émilienne, la femme de Gaston, elle n’en fit pas mystère. Lorsque le fermier entendit sa femme pérorer, il se gratta la tête, inquiet, et lui dit de traiter elle-même ce sujet avec Antoine. Elle passa à l’action le soir même, après le souper, lorsque l’on eut prononcé les grâces et envoyé les enfants au lit. Elle en parla comme d’une chose toute naturelle ; Antoine agirait fraternellement, cela ne faisait aucun doute, et leur céderait le jardin pour un prix raisonnable.

Le tailleur ne répondit pas. Il se leva de sa chaise, offrit à Gaston une prise de tabac suivant le rite de leurs soirées, lui souhaita une bonne nuit. Puis il monta dans sa chambre, se coucha, mais ne put fermer l’œil.

Il songea pendant la première heure, aux beaux cerisiers et abricotiers qui, s’épanouissant en éventail sur les espaliers, n’étaient d’un bon rapport que depuis trois ans ! La deuxième heure, ses pensées se fixèrent sur les magnifiques rosiers de son jardin qui faisaient son orgueil ; personne dans le voisinage et jusqu’à Pierrelatte, n’en avait de pareils.

Après minuit, ce fut le tour de l’allée, propre et bien entretenue dont il avait apporté lui-même le sable, deux cents brouettées pour le moins, à la sueur de son front, au préjudice de ses bras et de son dos, depuis le bord du fleuve.

A une heure du matin, ne dormant toujours pas, il se rappela les grosses et excellentes asperges qu’il récoltait chaque année le long de la haie.

A deux heures, il se représentait ses beaux choux d’été ; une heure plus tard, il avait l’esprit occupé par ses petits pois.

Vers le matin, abricots, choux, rosiers, pois et asperges se mêlaient confusément et formaient un tourbillon qui l’aspira momentanément dans un sommeil agité.

Au réveil, il songeait qu’il faudrait couper, arracher tout cela pour faire place à une maison qui serait aussi bien ailleurs, et puis, dans ses vieux jours, il aurait bien de la peine à faire un nouveau jardin dont il ne cueillerait jamais les fruits.

il se leva, quand une idée, soudain, le rasséréna et il descendit joyeusement les escaliers.

Émilienne l’accueillit fraîchement, contrariée qu’il n’eût pas immédiatement accepté sa proposition. Mais elle retint sa langue comptant qu’il mettrait lui-même la conversation sur le sujet. Quand elle vit qu’il ne soufflait mot, elle perdit patience :

- Eh bien ! Mon frère, la nuit t’a-t-elle porté conseil ? Pour quel prix nous laisseras-tu ton jardin ?

- Éloigne les enfants, répondit Antoine ; nous causerons mieux en leur absence.

Lorsque les enfants furent sortis, il enchaîna :

- Ma chère Émilienne, je ne peux pas renoncer à mon jardin. Il me rapporte trop pour que je vous le laisse à un prix minoré et traiter avec vous comme l’exigerait notre parenté. Le sol de la prairie ne convient ni aux fleurs ni aux légumes. Je ne pourrais pas y établir un jardin, et d’ailleurs c’est une entreprise qui demande plusieurs années avant d’être rentable. Mais, il doit vous être égal à Gaston et à toi de bâtir à quelques mètres sur la droite ou sur la gauche. Choisissez un endroit dans la prairie pour votre maison. Je vous fais même don d’un demi-arpent, dit le tailleur d’un ton fraternel.

Gaston étendait déjà la main pour saisir celle de son frère et le remercier. Mais sa femme n’était pas de cet avis parce qu’elle en avait décidé autrement.

- Je ne bâtirai point dans ce marais, dit-elle ; j’aimerai mieux rester ici.

- Comme il te plaira, répondit Antoine.

Il sortit de la salle à manger, serein, et retourna dans son atelier. Lorsqu’il fut parti, la colère de sa belle-sœur éclata. La réponse bienveillante d’Antoine ne lui avait pas fourni l’occasion de trouver un exutoire à son dépit. L’orage tomba sur le fermier.

- Tu es un drôle de personnage s’écria-t-elle. Comment ! Tu n’as pas trouvé un mot pour me soutenir ? Ton frère me considère comme une mégère. Mais c’est là notre sort à nous les femmes, quand nous défendons les intérêts de nos enfants, on nous traite comme des harpies.

- Femme, répondit Gaston, la prairie est bon emplacement et on nous donne le terrain.

- Je n’en veux pas s’écria la ménagère furieuse. Je préfèrerais bâtir sur le lopin de terre où j’étends mon linge. Il n’aurait plus la vue sur le fleuve et plus de bavardages avec les mariniers !

- Il n’y a qu’un fou qui puisse bâtir à cet endroit, reprit Gaston. Les débordements du Rhône détruiraient un jour ou l’autre toute construction. Mais assez bavardé, je retourne au travail.

De sont côté, Antoine s’était remis à coudre ensemble des morceaux de drap soyeux pour en faire un habit au polichinelle de Pierre, son jeune neveu. Il le lui avait promis pour trois heures.

À l’heure dite, le costume était prêt, l’enfant ne vint pas. Antoine commença un autre ouvrage. « Ce gamin sera sans doute allé pêcher, » se dit-il en lui-même.

Quatre heures sonnèrent, point de neveu. Les autres enfants ne se montrèrent pas non plus.

« Ils auront allumé un feu dans le champ pour faire cuire des pommes de terre sous la cendre, ils adorent ça », pensa Antoine.

À cinq heures, il entendit les enfants jouer et crier dans les pièces du bas. S’avançant sur le palier, il dit d’une voix forte :

- Pierre, apporte ton polichinelle, l’habit est prêt.

- Non, merci s’écria le gamin. Je ne veux plus de ton habit.

Antoine alla prendre le costume et l’offrit à la joyeuse troupe en disant :

- Qui veut l’avoir puisque Pierre a changé d’idée ?

- Moi ! s’écria Michel, le plus jeune des garçons.

Et il avait déjà mis le pied sur la première marche, lorsque sa sœur aînée, Anna, s’élança vers lui et le tira si brusquement en arrière qu’il tomba à la renverse.

- Garde tes loques, mon oncle. Maman nous a appris que tu n’aimais pas vraiment les enfants de ton frère : nous n’accepterons donc plus rien de toi.

- Oui, s’écria un des garçons, je n’irai plus te voir oncle « Jambarqué ». Oncle « Jambarqué » !

Et tous, petits et grands, sans excepter Michel, se mirent à brailler avec lui :

- Oncle « Jambarqué » ! Oncle « Jambarqué » !

Antoine, pâle de colère, chercha des yeux sa canne pour punir les vauriens, mais il se sentit vaciller, pris d’un vertige soudain, il rentra lentement dans son atelier. Il empoigna l’habit destiné au polichinelle, le lacéra et jeta les morceaux par la fenêtre. Puis, il se remit à coudre une veste. Quand il eut fini de fixer une manche, il s’aperçut qu’il l’avait cousue à l’envers. Il lança son ouvrage à terre, prit sa canne et sortit pour aller à l’auberge de la mère Etienne.

Gaston, de son côté, terminait ses labours. Il n’était pas d’humeur à subir les griefs de sa femme, et songea « Elle s’est montrée stupide à midi avec mon frère. Qu’elle se débrouille de son erreur pendant le souper ; je vais aller manger à l’auberge ».

Parce que les frères cherchaient à s’éviter l’un l’autre, ils se rencontrèrent donc plus tôt que prévu et devant des étrangers. Lorsque Gaston franchit le seuil de l’auberge, Antoine était assis dans un coin devant une assiette de soupe, l’air renfrogné, en train de se servir un verre de vin. Jusqu’alors les deux frères partageaient toujours la même bouteille. Mais ce soir-là, aussitôt que Gaston vit son frère, il demanda de l’eau de vie.

Dans la salle, une vingtaine de mariniers dînaient en discutant bruyamment après avoir conduit chevaux et bœufs à l’écurie à l’issue d’une rude journée de halage. La nuit était la promesse d’un repos mérité car on ne franchissait le « Robinet » de Donzère que de jour. Il y avait aussi une douzaine de villageois, dont le notaire, qui venaient là pour s’informer : les nouvelles arrivaient plus vite par le fleuve que par la poste, tout comme le tabac de contrebande.

Eh bien ! Gaston, dit le notaire qui malgré quelques verres de vin affichait toujours une mine de croque-mort, vous allez bâtir, à ce qu’il paraît ?

- Vous le savez déjà, lui répondit le fermier ? Si Dieu le permet, ce sera au printemps.

- Et à quel endroit ?

- Je ne sais pas encore ; je ne me suis pas entendu avec mon plus proche voisin.

Antoine leva la tête de son assiette et son regard croisa celui de Gaston

- Je pense, reprit le notaire, que la prairie de votre frère serait la parcelle la mieux située.

- Oui, répondit Gaston : j’espère bien y bâtir ma maison.

- De quelle prairie voulez-vous parler ? demanda Antoine en se rapprochant du comptoir.

- De la tienne, parbleu ! Après ce que tu as toi-même proposé à midi.

- Je n’ai pas connaissance de cet arrangement, dit le tailleur. Depuis cet après-midi, à cinq heures, plus un pouce de ma prairie n’est à vendre.

- Eh bien ! répondit Gaston, je l’ignorais. Nous règlerons la question demain, pendant le dîner.

- Je ne dînerai plus à la table de ta femme, répliqua Antoine : j’ai me suis entendu avec l’aubergiste d’ici pour ma nourriture, jusqu’au printemps. Je ferai mon ménage et prendrai une cuisinière ; j’habiterai le premier étage et elle le rez-de-chaussée.

- Mais c’est là que nous demeurons ! dit Gaston.

- Oui, mais au printemps vous quitterez cette maison. L’huissier a déjà reçu l’ordre de vous donner congé.

- Antoine ! s’écria Gaston en frappant du poing sur une table proche, pourrai-je construire dans la prairie, oui ou non ?

- Tu n’y construiras pas.

- Ni dans le jardin ?

- Non plus.

- Et je n’habiterai plus la maison de mon père ?

- Non.

- Par tous les diables ! S’il en est ainsi, je bâtirai sur la langue de terre qui la sépare de l’eau !

Il attrapa son verre d’un geste brusque, avala son eau de vie et s’élança hors de l’auberge.

Le lendemain, de bonne heure, l’huissier se présenta chez Gaston et lui signifia l’ordre de quitter la maison dans le délai de cinq mois.

Émilienne regretta que les choses fussent allées si loin, trembla en songeant aux conséquences et aurait accepté de grand cœur le demi-arpent de terrain dans la prairie. Elle fut d’avis que Gaston montât chez son frère et lui adressât quelques mots conciliants.

Mais Gaston se montra inflexible : il était trop fier pour baisser pavillon. Il sortit avec ses deux fils aînés, puis alla sur la bande de terrain qui se trouvait devant la maison et coupa immédiatement les arbres plantés à cet endroit. Tandis qu’ils travaillaient, Antoine parut à la fenêtre :

- Bon courage et bonne chance, fit-il goguenard.

C’était un emplacement détestable pour construire. Resserré entre le chemin de halage et le jardin qui s’étendait devant la maison, toutes les pièces seraient, inévitablement, en enfilade.

- Tant mieux ! se dit Gaston. J’élèverai trois étages l’un sur l’autre et j’assombrirai le logis d’Antoine. Il devra utiliser des chandelles toute la journée.

Mais du côté du chemin de halage, il lui fallut ériger un remblai avec un parapet de pierre destiné à soutenir le terrain d’assise de la maison, et à contenir les divagations du Rhône.

Il y avait si peu d’espace pour construire les étables, qu’une fois terminées, elles contenaient six bêtes de moins que les autres. Le fermier les disposa de telle sorte qu’elles masquaient la fenêtre latérale du tailleur et l’empêchaient de voir vers le sud.

Quant à la maison, haute de trois étages, elle cachait la vue sur le fleuve, ce qui était le principal plaisir d’Antoine lorsqu’il travaillait. Les maçons eurent bien de la peine à terminer la toiture avant l’hiver et le fermier ne leur épargna ni les semonces, ni les jurons.

Les deux frères ne se parlaient plus quand ils se rencontraient : tout le village riait de leur folie et de leur obstination. Lorsque Gaston eut besoin de vêtements, il s’adressa au tailleur de Châteauneuf du Rhône. Les enfants tourmentaient leur oncle, cueillant ses fleurs et ses fruits.

Au printemps, Gaston et sa famille allèrent vivre dans leur nouvelle maison et la situation devint plus confortable pour tous ; on n’était plus obligé de se croiser dans les couloirs.

Il est assez désagréable d’avoir un ennemi dans une ville, à la campagne c’est encore pire.

Dans une ville, on peut le fuir si l’on veut ; à la campagne on le rencontre sans cesse aux foires, aux marchés, dans les auberges qui ne sont pas si nombreuses, à l’église, à la mairie et dans les rues, à la promenade et au travail. Et chaque fois qu’on l’a vu, même si on a essayé de ne pas le voir en prenant l’air d’avoir perdu quelque chose et en ayant oublié quoi, on ne dîne pas de bon cœur.

Un jour, Gaston dit à la mère Etienne :

- Nous sommes bien logés maintenant, nous avons la vue de toutes parts et jusque dans le village ; cela plait beaucoup à ma femme.

L’aubergiste répéta ces paroles au tailleur.

Le lendemain, des maçons arrivèrent et bâtirent sur les trois côtés de la maison où vivait Gaston, mais sur le terrain d’Antoine, un mur de pierre de dix pieds de haut dont on garnit le rebord de verres cassés. Le tailleur planta lui-même une rangée de peupliers le long du mur ; il les soigna, les arrosa tous les jours et paya le crieur de nuit pour qu’il les surveillât dès le crépuscule. Les enfants ne purent que se couper les mains et se déchirer les genoux en essayant de le franchir. Les peupliers croissaient rapidement. Au bout d’une année, ils assombrissaient tellement la maison de Gaston qu’il lui fallait garder la chandelle jusqu’en milieu d’après-midi : Il ne restait que la lumière du soleil au couchant, sur le Rhône. Sa femme perdit le point de vue qui lui était si agréable vers le village à l’est et la plaine au sud. Le pire étant que le mur séparait les enfants de toutes leurs aires de jeux, de sorte qu’ils allaient sans cesse jouer au bord de l’eau : leur mère ne pouvait les en détourner et quand le Rhône était haut, elle vivait dans la crainte permanente d’une noyade. Gaston fut contraint de prendre une domestique rien que pour veiller sur les espiègles.

Un certain jour d'automne, après qu'on eut mis le regain(1) à couvert, le tailleur travaillait, lorque le fils aîné entra dans l'atelier sans avoir frappé à la porte, et s'approcha de la table de couture :

- Mon oncle dit-il, mon père m’a chargé de te faire savoir…

- Cesse de me tutoyer et enlève ton chapeau, l’interrompit le tailleur, quand tu me parles.

- Mon père ne m’a pas dit que je devais le faire répliqua le jeune garçon, et il resta la tête couverte mais enchaîna la conversation en le vouvoyant. Il m’a chargé de vous dire que là-bas, où votre prairie commence, la digue ne tient plus et ne résistera pas à la première montée des eaux. Si vous voulez vous entendre avec nous et payer de moitié une nouvelle digue en pierres et une claie en osier, mon père supportera sa part de la dépense.

- Cet ouvrage lui est plus nécessaire qu’à moi, répondit Antoine car, si le fleuve déborde au printemps et que rien ne l’arrête, votre maison sera pleine d’eau. Dis à ton père, néanmoins, que j’aurais accepté sa proposition s’il n’avait pas choisi un rustre pour messager.

Le jeune garçon lui tourna le dos et s’éloigna sans le saluer. Lorsqu’il transmit à Gaston la réponse d’Antoine, le fermier s’écria :

- Je ne dépenserai aucun argent pour abriter d’une inondation les prairies de cet avare. Dieu merci ! Je suis riche. Mes terres sont hors d’atteinte des crues du fleuve. Quand le Rhône emporterait ma maison je ne serais pas ruiné pour autant. On ne fit donc point de digue.

Pendant l’automne, le fleuve monta plus haut que de coutume ; lorsque les eaux rentrèrent dans leur lit, le tailleur visita ses pâturages avec une inquiétude secrète. Les derniers vestiges de la digue avaient été entraînés par le courant qui avait décaissé une grande partie de la prairie, côté Rhône. Une couche épaisse de limon et de cailloux mélangés recouvrait une surface d’une acre et demie.

[1] Regain : herbe qui pousse dans un pré après la fauchaison.

Antoine calcula qu’avec les frais nécessaires à la construction d’une nouvelle digue, sa fortune se trouverait diminuée de cinq mille livres. Il pensa : « il aurait mieux valu que mon frère prît le terrain que je lui offrais, ainsi je n’en aurais pas perdu le double par dessus le marché. »

Mais ses idées changèrent bientôt de cours, lorsqu’en suivant le chemin de halage encore tout embourbé qui longeait la maison de Gaston, il vit la famille entière occupée à vider les caves au moyen de seaux et de terrines, et la femme de son frère se tordant les mains parce que sa provision de pommes de terre pour l’hiver était perdue.

Ce spectacle fut pour Antoine comme un baume apaisant sur une plaie douloureuse.

Pendant ce même automne, il entendit annoncer à l’église le mariage de sa nièce aînée, Anna, avec un jeune fermier des environs. Et il n’avait même pas reçu d’invitation, lui le plus proche parent de la fiancée ! Anna était sa filleule. Il l’avait toujours préférée à ses autres neveux et nièces, et avait depuis longtemps mis de côté pour elle une lourde chaîne d’or, à laquelle était accroché un médaillon, qui venait de sa mère. Il pensait le lui offrir le jour de ses noces.

La cérémonie eut lieu. Antoine ne fut pas invité. Quoique l’automne s’avançât, le soleil dardait encore ses rayons ; la douceur de la température fit dresser les tables de la noce en plein air près de la porte du tailleur, mais de l’autre côté du mur et des peupliers. De son premier étage, le tailleur ne voyait rien mais entendait tous les joyeux préparatifs. Néanmoins, lorsque la mariée se montra en tête du cortège au retour de l’église, vêtue de sa belle robe, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues ridées. Il lui fut impossible de résister plus longtemps aux bruits de la fête. Il s’habilla, mit la chaîne et le médaillon dans sa poche, et descendit les escaliers.

Sans les maudites murailles qu’il avait lui-même élevées, il aurait pu arriver au milieu de la noce presque sans être aperçu. La disposition actuelle des lieux le contraignit à faire un détour pour arriver par le chemin de halage, à la vue de tous.

Anna l’aperçut et devint cramoisie, sa mère pâlit. Presque tous les convives se divertirent quand parut cette preuve manifeste de la discorde qui régnait entre les deux familles.

Gaston s’élança de sa chaise dans l’intention, sans doute, d’offrir un verre de vin à son frère, et ce geste aurait sûrement retenu le tailleur parmi les convives. Les noces d’Anna auraient inauguré une nouvelle ère de bonnes relations familiales…

Mais à ce moment, le plus jeune garçon de Gaston appela le gros chien de la ferme, que l’on avait laissé libre et qui en profitait pour attraper tout ce qu’on voulait bien lui lancer à manger.

L’animal, d’un naturel doux et affectueux, n’avait jamais mordu personne.

Mais les gamins, lorsqu’il était attaché, l’avaient souvent excité contre Antoine pour l’effrayer. Le chien sortit brusquement de sa retraite sous une table et tourna autour du nouveau venu. Antoine qui se tenait sur ses gardes, lui frappa la mâchoire de sa canne ; au même moment Gaston lui donna un coup de pied dans les côtes, si bien que le chien regagna sa place en hurlant. Mais le tailleur était en colère. Furieux, il s’écria :

- Je m’en retourne chez moi. Il n’est pas nécessaire d’envoyer les chiens pour expulser votre plus proche parent des noces de sa nièce.

Il fit demi-tour et s’éloigna rapidement.

Le lendemain, à travers les champs plein d’éteules, le tailleur marcha jusqu’à Pierrelatte ; il entra chez le bijoutier, lui vendit la chaîne et le médaillon. Après quoi, il traversa le Champ de Mars, demanda le notaire du lieu, eut avec lui un entretien d’une heure et lui donna rendez-vous pour le lendemain dans sa propre maison.

Etant revenu à Donzère, il fila directement à l’auberge. Là, le barbier et le maréchal-ferrant, les deux bavards les plus infatigables de l’endroit, furent priés par Antoine de bien vouloir venir apposer leur signature au bas d’un acte important, le lendemain, de bonne heure, pour satisfaire à la loi qui exige l’attestation de deux témoins. Ayant reçu leur promesse, il les régala du meilleur vin et joua aux cartes avec eux, tard dans la nuit. De cette manière, il dépensa deux des pièces d’or qu’il avait reçu pour la chaîne. Puis il rentra se coucher.

Le notaire de Pierrelatte vint le matin, à l’heure prévue. Antoine ne voulait plus avoir affaire à celui de Donzère qui avait, selon lui, pris le parti de son frère. Et les deux babillards ne manquèrent pas à l’appel ; ils vinrent comme promis signer le document.

Antoine avait à Châteauneuf du Rhône, une parente éloignée qu’il ne pouvait souffrir parce qu’elle s’était fait engrosser dans sa jeunesse ; un mariage précipité avait, à grand peine, sauvé l’honneur de la famille. Il fit cependant rédiger un testament par lequel il lui léguait, à elle et à ses enfants, sa maison, ses terres et tout ce qu’il possédait, avec cette clause que le testament serait nul si elle, ou un des siens, laissait dépérir les peupliers et n’entretenait pas le mur, s’ils vendaient un jour une portion de terrain à Gaston ou à ses descendants. Les frais de l’acte et les honoraires du tabellion absorbèrent le reste du prix que le tailleur avait reçu pour la chaîne, sauf une pièce de trente sous. Il la laissa tomber, le dimanche suivant, dans le tronc des pauvres de l’église. Il demanda aux deux témoins de garder le silence, insista plusieurs fois. Aussi, n’eurent-ils rien de plus pressé que de mettre tout le monde dans la confidence.

Le soir même, vingt personnes avaient déjà raconté l’affaire à Gaston sous le sceau du secret.

La fortune est partout une chose importante, mais plus spécialement dans les campagnes, où l’on estime ce que vous valez en regard de ce que vous possédez.

Le fermier eut l’impression qu’on ne le regardait plus comme un homme aussi riche qu’avant. On savait bien qu’Antoine tirait de son jardin, de son verger, de ses prairies et de son métier un revenu aussi conséquent que celui de Gaston et que, n’ayant pas d’enfants, il ne dépensait pas un dixième de ses gains. Il possédait, en outre, la maison solide et bien bâtie de son père, tandis que Gaston possédait une construction absurde, mal placée, inondable selon les années. Comme les propriétés de celui-ci devaient d’ailleurs être partagées entre ses douze enfants, les parts de chacun seraient insignifiantes. Les voisins, jeunes et vieux, eurent bientôt fait ce calcul.

Le fils du maire de Châteauneuf courtisait depuis longtemps Fanny, la seconde fille de Gaston ; aux noces d’Anna on était presque tombé d’accord. Le jeune homme trouva tous les prétextes pour rester désormais chez lui, invoquant même l’état de la route qui rendrait les déplacements périlleux alors qu’on ne l’avait jamais connu meilleure depuis que le maire ayant trouvé un débouché à tous les galets qu’il tirait de ses terres du bord du Rhône, en faisait combler les trous et renforcer les accotements, ménageant ainsi à bon compte son électorat et sa notoriété. Fanny perdit sa gaîté. Gaston, qui espérait être nommé adjoint à la première occasion, perdit ses illusions quand les élections eurent lieu.

Tout le monde se dit qu’on ne pouvait choisir un homme en conflit permanent avec l’un de ses parents ou l’un de ses voisins. On lui préféra un paysan plus riche qui, au lieu d’un ennemi, en avait une demi-douzaine ce qui divisait l’attention et les rendait moins voyants.

Dans sa propre maison, Gaston essuyait constamment les reproches de sa femme. Elle lui reprochait son obstination, disant qu’elle n’avait jamais eu sérieusement l’idée de bâtir sur ce terrain là, près du Rhône.

Les enfants avaient cultivé très jeunes les germes du mépris, voire de la haine, pendant qu’ils persécutaient leur oncle avec l’approbation implicite de leurs deux parents. Ce mépris retombait maintenant sur Gaston et Émilienne. Les plus âgés leur gardaient rancune de leur avoir fait perdre la riche succession du tailleur, et Fanny délaissée par les prétendants, n’avait plus un mot aimable pour eux. La malédiction de la haine pesait sur toute la famille. Pendant que Gaston guidait sa charrue, il se disait souvent en lui-même : « si j’avais trois ans de moins, je sais bien ce que je ferais. Mais puisque cela dure depuis trois ans, cela durera jusqu’à ma mort. » Et il piquait si rudement ses bœufs qu’ils bondissaient à droite ou à gauche et traçaient des sillons irréguliers.

L’hiver 1847 - 1848[1] fut très dur. En janvier et en février, la neige tomba sans relâche et elle s’amoncela en congères sur la terre gelée. Dans les pays que baigne le Rhône inférieur, on attendait avec anxiété le dégel. Il n’eut lieu qu’assez tard, vers la fin du mois de mars. Le vent passa tout à coup du nord-ouest au sud. En une journée, la terre durcie se dégagea partout de son manteau neigeux. Les eaux du Rhône montèrent ; l’inondation devint imminente, pour peu que le dégel fût aussi rapide et aussi continu dans les montagnes que dans les plaines.

L’obstination de Gaston fut vaincue par son inquiétude pour sa femme, pour ses enfants et pour sa maison. Sans demander et sans attendre le secours du tailleur, il substitua à la digue démolie, une rangée de troncs d’arbres coupés qu’il enfonça profondément dans la terre et remplit les intervalles d’un épais treillis d’osier pour rompre la force du courant. Il se donna ainsi le temps de mettre en sûreté ses effets les plus précieux. Le fleuve montait, montait toujours.

[1] L’inondation du Rhône de 1848 fut l’une des plus importantes crues du XIXe siècle avec celle de 1856.

Gaston évacua femme, enfants et bétail ; l’inondation recouvrait tout le rez-de-chaussée.

Mais il ne voulut pas abandonner sa maison. Son estacade de troncs d’arbres qui remplaçait la digue, tenait bien ; il y ajouta, pour la renforcer une porte de grange qu’il mit à l’endroit où le treillis d’osier était le plus faible. La solidité du brise-lame s’en accrut et la maison fut protégée pendant quelques temps encore contre la véhémence du courant.

Par intervalle, lorsque les tourbillons augmentaient de violence, les troncs d’arbres oscillaient et craquaient comme s’ils allaient céder aux assauts du fleuve. Si les eaux ne montaient pas davantage, la demeure de Gaston serait sauvée.

Mais deux jours plus tard, un soir, des nuages épais envahirent le ciel, un Mistral violent soufflait du nord-ouest et poussait les eaux dans la direction du village. Une pluie diluvienne se mit à tomber ; le fleuve monta de deux pieds en une heure et commença à battre les murs de la maison d’Antoine. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu ça.

Le tailleur reposait sur son lit, tout habillé, au premier étage. Sa maison n’avait jamais été inondée ; l’idée de la quitter ou de se pourvoir d’un bateau ne lui était donc pas venue.

Quoique son frère, également bloqué, eût une barque amarrée à sa fenêtre, il ne songea nullement à implorer son assistance. Il n’éprouvait pas d’inquiétude et comptait sur la solidité de sa maison. Une lampe brûlait près de lui, éclairant le livre d’heures qu’il était occupé à lire.

Tout à coup, les craquements du parquet attirèrent son attention et il vit l’eau bouillonner à travers les planches. Ses cheveux se dressèrent d’épouvante : regardant autour de lui, il s’aperçut que l’eau passait déjà sous la porte. Sautant à bas du lit, il courut l’ouvrir. Le torrent qui envahit la pièce faillit lui emporter les jambes. Il n’eut que le temps de grimper sur sa table de couture ; l’eau baignait déjà le bord inférieur des fenêtres. L’angoisse le submergea ; si l’eau montait jusqu’aux impostes, il serait immanquablement noyé.

Antoine, dans l’eau jusqu’à la taille, se dirigea vers la fenêtre qui donnait vers le village et appela au secours. Mais le rugissement de l’eau, la voix aigre de la bise et le chuintement de la pluie étouffèrent ses paroles. De ce côté, il n’y avait aucune chance de salut. L’eau clapotait dans la chambre et lui mouillait la poitrine.

Du côté du Rhône, un des peupliers affleurait presque le volet de la fenêtre. Antoine péniblement, progressa vers son lit, prit une couverture et la roula autour de son cou. Il monta ensuite avec précaution sur l’appui de la fenêtre ; le peuplier se tenait droit et une grosse branche s’offrait d’elle-même à lui. Il distingua dans l’obscurité le toit de la maison de son frère qui dominait encore les flots.

Gaston, une lanterne à la main, sortait par la fenêtre située sous le pignon du toit et sautait dans sa barque. Antoine l’appela mais les vagues faisaient tant de bruit qu’il ne put l’entendre. Ce dernier conduisit péniblement son bateau vers la digue derrière laquelle il l’abrita, pendant que son frère grimpait dans le peuplier aussi haut que la force des branches le permettait.

Cramponné de cette manière, il attendit le lever du jour, espérant qu’on vienne le tirer de sa position périlleuse. Il observa bientôt, à sa grande joie, que l’eau descendait aussi rapidement qu’elle avait monté. Elle arriva, enfin, au-dessous du rebord de la fenêtre et le tailleur se prépara pour rentrer dans sa chambre comme il en était sorti.

Les premières lueurs du jour perçaient à l’est. Antoine se dit qu’il venait d’échapper à la mort quand, soudain, le Mistral se déchaîna en bouffées brusques et violentes. Le fleuve roula des vagues plus fortes, et les peupliers s’inclinèrent dans toutes des directions.

Antoine se préparait à franchir en sens inverse l’ouverture de sa fenêtre lorsqu’il entendit un craquement épouvantable du côté de la digue. Le toit de la maison de Gaston sembla, à ce moment, comme aspiré par les flots, et le tourbillon qui en résulta fit tournoyer comme une baguette magique l’arbre sur lequel il s’était réfugié : ses branches et même son faîte se trouvaient par moment submergés.

Le tailleur fut près de céder à la violence des secousses, tantôt plongé dans les vagues, tantôt balancé tout ruisselant dans les airs, il se cramponnait au peuplier avec l’énergie du désespoir.

Tout à coup, un choc violent le força à lâcher prise. Le rameau qui le soutenait, le rejeta pour ainsi dire loin de lui et il tomba pesamment sur quelque chose de dur. Il s’y accrocha.

Etourdi, saignant du nez, Antoine sentit qu’il glissait avec rapidité sur les eaux déchaînées.

Quand il eut assez de présence d’esprit pour regarder autour de lui, il se rendit compte qu’il était couché sur la lourde porte de grange que son frère avait ajoutée à la digue.

Un homme était agrippé à l’autre bout. C’était Gaston !

Lorsque ce dernier, averti par l’oscillation des murs, avait quitté sa maison, il n’avait point osé ramer vers le village, dans la crainte de ne pouvoir soutenir la force du courant. Il avait préféré dériver vers la digue derrière laquelle il parvint à s’abriter. Il s’y était amarré et avait attendu l’aube, protégé de la violence de la crue.

Mais, au petit jour, de terribles rafales de vent activèrent le courant d’ouest en est, vers la digue. Après quelques secousses, quatre troncs d’arbres furent déchaussés et emportés aussitôt. La brèche ainsi ouverte entraîna la destruction de l’ouvrage. La lourde porte de grange, débarrassée des liens qui la fixaient, tomba sur la barque de Gaston, à deux pouces de sa tête, et mit en morceaux la proue de l’embarcation.

Il ne lui resta d’autre planche de salut que de grimper sur cette espèce de radeau.

Le fleuve, que n’arrêtait plus aucun obstacle, assaillit avec fureur la maison de Gaston lequel assista impuissant à sa destruction. Il tournoyait au milieu du tourbillon formé par sa chute, lorsqu’Antoine, précipité en bas de son arbre, vint tomber sur la porte.

Ne sachant pas quel homme envahissait son dernier refuge, et craignant que la planche ne put supporter deux personnes, la première idée de Gaston fut de repousser l’intrus mais il n’osa pas lâcher prise de peur de glisser dans l’eau. Lorsque la lumière de l’aube lui révéla que cet inconnu était son frère, il s’agrippa à l’autre extrémité du radeau improvisé ce qui contribua à l’équilibrer.

Le jour se leva enfin, il pleuvait moins fort et autour d’eux, ils n’aperçurent qu’une immense nappe d’eau limoneuse sur laquelle flottaient des débris de toutes sortes : meubles, arbres déracinés, cadavres d’animaux… Pas d’autre embarcation à l’horizon.

Ils réalisèrent alors que leur radeau n’était plus dans le lit du fleuve mais dans la plaine et d’après les collines proches, ils eurent le sentiment qu’ils se dirigeaient vers la lône de Saladin. Cette lône formait d’ordinaire, dès le Sud de Donzère, un deuxième bras du Rhône qui se prolongeait par la lône du Bayard avant de rejoindre le bras principal. Le courant y était assez fort.

De minute en minute, le choc de leur radeau contre des arbres ou des objets flottants surgis de nulle part, menaçait de les faire sombrer.

Pour comble de malheur, le vent tourna au nord et transperça leurs habits mouillés de son haleine glacée. Antoine claquait des dents. Il eut envie soudain de parler à son frère.

Quelques idées de pardon agitèrent sa conscience. Il était sur le point de s’attendrir lorsqu’il songea au beau point de vue dont la maison de Gaston l’avait privé, aux vociférations de sa belle-sœur, puis la scène des noces lui revint en mémoire. C’était Impardonnable…

Gaston, de son côté, murmurait prière sur prière. Le froid, accentué par le vent, engourdissait ses membres. Il se rappela soudain qu’avant de quitter la maison à l’aide de sa barque, il avait mis dans sa poche un flacon d’eau de vie, en cas de besoin. Il constata avec joie qu’il y était encore. Intact. Il le tira fébrilement de sa poche, avala une bonne rasade de liqueur, sentit son sang couler plus librement, sa vue s’embla même s’éclaircir.

Antoine qui n’avait rien perdu de la scène claquait des dents de plus en plus fort. Son frère s’en aperçut, lentement il tendit le bras vers lui. Le besoin l’emporta sur la haine et il articula faiblement de sa bouche crispée, un merci inaudible.

Gaston rampa jusqu’au milieu du radeau avec une extrême précaution et Antoine en fit autant de son côté. L’un présenta le flacon, l’autre le saisit puis avala de profondes gorgées.

Mais, à mesure qu’ils reprenaient de la chaleur et des forces, leur haine se ranimait.

Antoine rendit le flacon à Gaston en lui disant : « Je te remercie ». Il lui tourna le dos et alla reprendre sa place à l’autre extrémité de leur fragile esquif.

Pendant un quart d’heure encore, ils dérivèrent, ralentis parfois par un arbre qui retenait brièvement leur radeau jusqu’à ce qu’un tourbillon plus fort que les autres les emmène à nouveau.

Il ne pleuvait plus. Gaston, épuisé par la fatigue de plusieurs nuits de veille, ne pouvait plus tenir ses yeux ouverts. Il dodelinait de la tête et avait du mal à garder son équilibre.

Antoine, conscient du danger que courrait son frère, lui adressa enfin la parole :

- Gaston, lui dit-il, couche-toi et dors sinon tu risques de te noyer. Je veillerai pour deux.

Gaston, sans répondre, se laissa aller de tout son long, appuya sa tête sur ses bras et s’endormit.

Un autre quart d’heure s’écoula. Antoine se rendit compte que le courant avait diminué. Il jeta les yeux autour de lui. Ils flottaient sur une eau plus calme vers une ligne noire qui semblait être un atterrissement au milieu de cette nappe sans fin. Il réveilla son frère, pensant qu’il leur serait peut-être possible d’y prendre pied. Gaston reconnut les lieux :

- C’est la digue de Malaubert dit-il, Elle se trouve sur la commune de Pierrelatte, Si nous pouvons l’atteindre, un chemin aménagé au sommet nous conduira sur des terres à pied sec.

Dans la joie que leur causait cette perspective de délivrance prochaine, ils avalèrent une autre ration d’eau de vie. Gaston continua d’examiner la progression de leur radeau.

- Pourquoi donc avançons-nous si rapidement ? s’écria-t-il tout à coup.

Il se mit à genou et scruta devant lui la ligne sombre qui se rapprochait sur un horizon toujours aussi mouvant.

Après quelques minutes, le découragement se peignit sur ses traits.

- Je crois que nous sommes perdus, murmura-t-il, il y a une brèche qui vient de se former dans la digue et qui aspire l’eau. Le courant nous y entraîne de plus en plus vite. Regarde là-bas comme l’eau écume ! Nous allons être poussés contre la digue et nous n’en sortirons pas.

Gaston avait raison. Ils filaient de plus en plus vite vers l’étroite échancrure où l’eau s’engouffrait et formait une cataracte qui réduirait leur radeau en morceaux.

- Dans trois minutes, dit Gaston, nous y serons et tout sera fini.

- Gaston, dit Antoine, devons-nous rester ennemi devant la mort qui nous guette ?

- Tu as raison, dit Gaston, me pardonneras-tu ces querelles imbéciles ?

A deux pas de la mort, ils s’accrochèrent l’un à l’autre voulant éviter d’être séparés s’ils se trouvaient projetés dans l’eau. Antoine ne savait pas nager et savait qu’il ne s’en sortirait pas.

Le fracas de l’eau et la violente agitation de leur radeau mit fin à l’émotion qui les avait fait s’agripper l’un à l’autre pendant plus d’une minute.

Croyant leur dernière heure venue, ils jetèrent les yeux du côté de la digue mais il n’y avait plus de digue. Stupéfaits, ils tournèrent la tête : la digue était derrière eux.

Pendant qu’ils s’accrochaient l’un à l’autre, ils avaient franchi la brèche, sans toucher ni à droite ni à gauche, le radeau avait glissé juste dans le milieu. Un vrai miracle !

A faible distance, devant eux, apparu un sorte d’îlot boisé dont une partie semblait à sec.

On y apercevait trois ou quatre barques amarrées à un arbre. Le courant semblait les diriger droit dessus. La chance leur sourit une deuxième fois. Un homme occupé à consolider l’amarre de sa barque les aperçut et réussit en leur tendant une rame, à les intercepter. Gaston la saisit, Antoine s’accrocha à lui et ils tombèrent à l’eau. Mais l’homme tint bon et réussit à les rapprocher suffisamment de son embarcation pour les dégager du courant.

Ils réussirent, avec son aide, à prendre pied et à rejoindre la partie à sec de ce promontoire qui vers l’ouest rattrapait un chemin où étaient cantonnées les charrettes d’évacuation. C’est par là que l’on emmenait les rescapés se mettre à l’abri à Pierrelatte. Ils trouvèrent refuge le long de la voie Royale[1] dans un relais de poste où ils purent manger une bonne soupe et dormir dans la paille fraîche d’une écurie car il n’y avait plus une chambre de libre. L’aubergiste les reconnut et accepta de leur faire crédit pour la soupe et le fromage.

Toutes les routes de la plaine étaient submergées et la voie Royale était coupée au nord de Pierrelatte par la Berre, petit affluent impétueux qui, débordant déjà depuis Les Salles Sous Bois, venait grossir le Rhône. Ils restèrent trois jours à l’auberge ce qui leur permit de renouer des relations fraternelles. Ils passèrent en revue toute leur existence d’autrefois, celle qui avait précédé leur brouille. Puis, ils formèrent enfin des projets d’avenir communs.

Avant de prendre le chemin du retour, Antoine se rendit chez le notaire et détruisit le testament qu’il avait fait au préjudice de Gaston. Après une journée de marche, ils atteignirent Donzère. Les chemins étaient à nouveau praticables à pied. Pour les charrettes, il faudrait attendre une bonne semaine à condition que le Mistral se mette de la partie. Le jour commençait à baisser lorsqu’ils atteignirent la maison de leur père.

Le Rhône était retourné dans son lit. La maison de Gaston, le mur et les peupliers avaient disparu sans laisser de traces. La maison familiale avait parfaitement résisté.

Antoine tourna doucement à l’angle de sa maison et découvrit sa belle-sœur, entourée de ses enfants, qui se lamentait sur l’emplacement de sa maison détruite que l’eau venait de quitter, de la disparition de son mari et de son beau-frère. Quand on aperçut Antoine, toute la famille, oubliant les anciennes rancunes, se pressa autour de lui, puis on entoura Gaston qui était resté en arrière et contemplait la scène avec émotion. Antoine, le premier reprit la parole :

- Mes amis, nous venons de recevoir une fameuse leçon que nous devrons retenir. Après quatre années de discorde, laissons le passé derrière nous. Demain, nous commencerons à bâtir une nouvelle digue. Nous n’avons pas besoin d’une autre maison que la mienne. Nous vivrons donc ensemble, comme avant.

Il se tut, étranglé par l’émotion. « Tiens, se dit-il, j’arrive à me souvenir avec joie d’une tristesse passée, pour la première fois en quatre ans. La tristesse s’estompe dans ma mémoire. Serait-ce que je l’oublie déjà ? Tant mieux, je n’ai été heureux qu’en espérance, il est grand temps que cela change »

[1] La voie Royale est devenue la R.N. 7

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