Darkness Dream

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La journée de cours était enfin terminée pour le grand plaisir des lycéens qui n’en pouvaient plus de ces heures interminables assis sur leurs chaises. La marée d’adolescents en uniforme avait quitté les lieux dans l’excellent désordre organisé qui reflétait bien l’état de leurs esprits fatigués. Dès lors, il ne restait plus que les adultes dans l’enceinte de l’établissement.

C’est là, dans le bureau du proviseur, que se trouvaient les enseignants réunis à la demande de celui-ci. La situation conflictuelle exigeait d’apporter des réponses rapides et immédiates, pensait-il, et surtout, de le faire avec la plus grande sévérité. Il pensait également avoir pris la bonne décision en ayant fait suspendre le jeune Neal Wilson.

La situation avait dégénéré. Plusieurs camps s’étaient formés. En premier lieu, celui du proviseur secondé par sa garde rapprochée, les enseignants les plus respectables du lycée. Il y avait également le groupe en charge d’immobiliser le jeune professeur. Le troisième camp était un simple attroupement. Ceux qui ne ressentaient aucune animosité particulière envers leur collègue et qui étaient même prêts à lui accorder le bénéfice du doute, si seulement il ne se comportait pas autant en coupable. Enfin, il y avait ceux qui observaient les événements de loin, qui n’osant le soutenir, restaient choqués par les révélations du proviseur et la violence de la scène.

« Tu ne t’en sortiras pas comme ça, ordure ! » dit le forcené. S’attirant immédiatement la défiance des autres. « Voyez comme il est violent », dit un enseignant d’un ton calme et réfléchi, à l’abri derrière ses lunettes. La rumeur de la foule s’intensifiait à chaque mouvement de l’accusé comme si cela confirmait à chaque fois un peu plus sa culpabilité.

« Monsieur, c’était une erreur de l’engager, continua le même accusateur. Il n’a aucun respect pour l’institution éducative, il rabaisse ses élèves, et maintenant ça. Un homme aussi violent et dépourvu de morale n’a pas sa place au sein de notre établissement. Au nom de tous mes collègues, je vous le demande, renvoyez-le sur-le-champ. »

Le jeune Neal Wilson, une fois de plus, se débattant de toutes ses forces pour se défendre contre un tel acharnement, s’était encore élevé contre de tels procédés : « Tais-toi ! Aucun élève ne t’apprécie ! Tout le monde te déteste ! Tu es arrogant, mesquin et complètement dérangé ! »

Le proviseur, faisant office de juge dans ce procès sommaire avait déjà rendu sa sentence. Il n’y reviendrait pas : « Il faut être pragmatique. Le renvoyer risquerait de porter atteinte à la réputation de l’établissement. Sa sanction est suffisamment sévère. Il ne pourra plus nuire à nos élèves pendant ce temps. Vous pouvez partir, Monsieur Wilson. Et ne revenez pas. »

Puisque l’on avait lâché l’intéressé pour qu’il parte, celui-ci s’était avancé vers ses accusateurs. On s’interposa afin de ne pas créer un incident plus fâcheux. « Vous êtes tous des ordures. Vous me tendez ce traquenard où je ne peux rien dire, où je ne peux pas me défendre, où on m’accuse sans la moindre preuve juste parce qu’un ou une élève a dit me détester et maintenant vous me renvoyez. Allez au diable ! N’espérez plus me revoir dans ce trou à rats. Adieu, et à plus jamais. »

Avec le reste de combativité qui lui restait, il rejeta les mains tendues pour le contenir et traversa le long de la salle qui ne semblait pas avoir de fin, sous les yeux fuyants de ceux qui l’avaient abandonné et achevé. Il n’y avait plus que de la tristesse en lui. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la meute, germait en lui une terrible colère. Bientôt, avant même d’avoir quitté l’enceinte du lycée, ne restait plus que de la haine.

Les jours suivants, étant le reflet de son état mental, il avait perdu goût à la vie comme il avait perdu goût tout court. Plus rien de ce qu’il mangeait n’avait de saveur. Il essayait alors d’épicer à l’excès ses repas sans réussir à stimuler son palais. La seule denrée qui arrivait timidement à lui faire ressentir quelque saveur était le chocolat. Dès lors, les repas de l’ancien professeur s’accompagnaient de quelques carrés de chocolat pour continuer à ressentir le goût des choses avant que cela aussi ne disparaisse complètement.

On vint un jour sonner à sa porte, ce qui le fit sortir, l’espace d’un instant, de ses sombres émotions. La personne à la porte de chez lui était une de ses anciennes élèves à qui il avait donné des cours particuliers d’anglais avant de devoir les interrompre en quittant son lycée. « Qu’est-ce que tu veux, Karen ? » dit-il. La jeune fille blonde qui avait échangé son uniforme pour des habits plus décontractés, plus féminins, lui avait répondu : « Je suis venue pour la leçon. »

Neal Wilson, d’une part haïssant le monde entier depuis le récent incident, d’autre part ayant l’impression qu’elle se moquait de lui, ne savait pourtant pas bien comment la chasser. Il était devenu professeur parce qu’il voulait enseigner. Il voulait être apprécié de ses élèves et qu’ils apprennent le plus de choses possible grâce à lui. Il ne pouvait pas les détester. Il ne pouvait pas la détester, même une ancienne élève.

« Je ne suis plus ton professeur. Va-t’en », lâcha-t-il en refermant la porte mais pas assez pour empêcher la jeune fille de rentrer malgré tout. « Neal ! » protesta-t-elle, comme les élèves avaient l’habitude de l’appeler. « Fais ce que tu veux, pour tout ce que j’en ai à faire », dit-il, résigné par l’attitude immature de l’adolescente, mais sans doute plus par sa jovialité douce et contagieuse.

La lycéenne était d’un naturel sérieux et calme. Cette fois encore, elle s’était assise sans faire de bruit sur le sofa rouge près de la baie vitrée donnant sur le fleuve et la ville de Brisbane dont les couleurs chaudes éclairaient l’appartement. La jeune fille avait silencieusement sorti un livre, The Great Gatsby, de son sac, mais uniquement le temps que son hôte baisse sa garde :

« J’aimerais enseigner dans une école. Je voulais que tu me conseilles pour me préparer. Tu dois savoir comment ça se passe, puisque tu es mon professeur. Est-ce que tu peux m’aider ?

— Débrouille-toi toute seule. Tu n’as pas besoin de moi.

— Mais pour toi, comment ça s’est passé ? Pourquoi as-tu voulu faire ce métier ?

— Cela n’a aucune importance. Et puis qu’est-ce que tu viens faire chez moi d’abord ? Je ne suis plus ton professeur. Je ne suis même plus professeur du tout. Tu es venue pour te moquer de moi comme tout le monde, c’est ça ?

— Non. Je ne moquerais jamais de toi. »

La distance qui séparait les deux s’était rétrécie à mesure que la lycéenne s’était rapprochée. Ses yeux bleus fixaient intensément le jeune homme. Malgré la tristesse, la fatigue et la haine qui brûlaient en lui, il se sentait réconforté. Il en avait besoin, comme d’un bol d’air frais pour le sauver de la noyade. Alors, il se leva du sofa sur lequel ils étaient tous deux installés et observa Brisbane du haut de son appartement.

« Si j’ai décidé d’être professeur, c’est pour que mes élèves aient les mêmes opportunités que j’ai eues, pour qu’ils puissent affronter plus sereinement le monde qui les attend », dit-il citant les premières lignes de The Great Gatsby. L’adolescente avait de nouveau un beau sourire admiratif : « Tu me l’as déjà dit ! » dit-elle dans un éclat de joie innocent. Neal ne s’en souvenait pas, mais le souvenir était intact chez son élève d’autrefois. En entrant au collège, elle avait eu du mal à se faire des amis, et avec le temps, les quelques amitiés s’étaient déliées, jusqu’au moment où il ne restait plus personne à ses côtés.

Dès lors, elle s’était concentrée sur les cours, toujours à réviser, avec cette mine triste d’être seule. Les quelques personnes qu’elle arrivait à approcher se lassaient ensuite bien vite d’elle ou une dispute finissait par avoir raison de leur courte amitié. Même les professeurs n’arrivaient pas à l’aider lorsqu’il ne refusait pas d’emblée de le faire. Mais Neal était quelqu’un de très attentionné auprès de ses élèves, et Karen en faisait partie. Il avait toujours le cœur sur la main, prêt à aider tous ceux qui en avaient besoin. C’était le seul qui ne l’avait pas laissée tomber.

Grâce à lui, elle avait de nouveau des amies. Elena, Denise et Jessica. Grâce à lui, elle avait de nouveau confiance en elle. Cela n’avait pas l’air grand-chose comme ça, pour un adulte, mais c’est quelque chose de très important pour des adolescents. Car c’est ce qui leur permet d’affronter le monde plus tard. Et le monde est rempli d’injustices. Mais il faut bien se garder de juger les autres, car tous n’ont pas reçu les mêmes opportunités que l’on a eues.

La nuit commençait à s’épaissir et recouvrir Brisbane de son obscurité. L’automne australien allait bientôt faire place à un hiver plus doux, rapprocher des âmes, réchauffer des cœurs. Neal observa les lumières agitées de la ville et apercevait son reflet de l’autre côté du verre. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, si bien que cette image fantomatique qui lui faisait face avait plus de consistance que sa contrepartie physique.

Karen le ramena pourtant à la réalité, et la transforma en rêve avec un malicieux câlin, le piégeant lorsqu’il tourna la tête en apposant ses lèvres sur les siennes. Il se laissa faire, se laissant porter à la dérive. Il haïssait le monde entier. Cette gamine aussi, pensait-il. Il profiterait alors d’elle autant qu’il le pourrait, aussi violemment que possible. Elle avait seize ans et n’était plus son élève. Il n’y avait rien qui faisait obstacle à ses pulsions.

Au fond de lui-même, il désapprouvait ces agissements, mais il n’y avait personne pour l’en empêcher. Son élève excitait ses instincts. Et pire, toutes les injures et tout le mépris de ses anciens collègues le poussaient droit dans cette voie. Ses yeux étaient emplis de rage, de haine et de luxure. Il allait se venger sur elle pour tout ce qu’on lui avait fait. Si les gens allaient l’accuser de quelque chose, autant que ce soit vrai.

Furieusement, il l’avait faite sienne, dans la pénombre de son crime. La lumière du soir éblouissait désormais le visage de l’amant. Un visage dont le regard dur, presque meurtrier, avait laissé place à des yeux doux qui révélaient faiblement sa nature passée. Une joie ou une tendresse s’en dégageait presque au rythme des caresses de la jeune fille sur ses cheveux bruns aussi meurtris que son âme et aussi sauvages que leur récent effort. Quelqu’un tenait à lui, mais il ne s’en était pas encore rendu compte, dans la nuit australienne où les passions se déchaînent.

Dans les mois qui suivirent, Neal reprit l’enseignement avec en prime une paye de quelques dollars plus attrayante. Ses nouveaux collègues, intimidés par la démarche brusque de ce ténébreux professeur tout juste arrivé mais ô combien compétent semblaient reconnaître la valeur de cet homme. Ils étaient respectueux, ce dont n’était plus habitué ce dernier.

Il en oubliait parfois sa haine, bien qu’à la tombée de la nuit, son désir charnel démesuré prenait le dessus comme une passion libératrice. Car plus il assouvissait ses besoins, plus la haine ainsi enfouie s’échappait de son corps accompagnée par le délicieux goût de sa luxure. Il détestait le monde entier. Par conséquent, les gens ne seraient plus que des objets pour lui, les femmes aussi.

Toutes avaient un prix. Blonde, brune, rousse ; petite, grande, ronde, mince ; asiatique, noire, russe ; et bien d’autres encore. Les performances de ces professionnelles pouvaient également satisfaire ses besoins les plus nombreux. Parfois il les traitait comme des êtres humains, s’attendrissait peut-être et les gardait auprès de lui un peu plus longtemps. Et les nuits où une seule ne suffisait plus, il gardait ses créatures félines chacune dans un de ses bras au plus près de lui.

Chacune d’elles dont il se faisait subjuguer, il les payait. Toutes, sauf Karen, dont il continuait la relation dans un esprit de moins en moins malveillant. Il avait eu tellement de femmes qui lui avaient appartenu pendant tellement de nuits mais il ne s’était jamais détourné d’elle. Parce que c’était la seule qui tenait à lui, parce que c’était la seule à qui il tenait vraiment. C’est la conclusion à laquelle il se refusait toujours malgré la persistance de cette pensée.

L’écrin qu’il tenait dans la main éclairé par le soleil hivernal de Brisbane lui faisait remonter bien des souvenirs. En particulier, Hastings, sa ville natale, et Londres, là où il avait acheté cette bague emprisonnée telle son âme dans cette petite boite. Il avait vu en ce cadeau, jeune sot qu’il était à l’époque, la matérialisation de son amour pour la personne qui partagerait plus tard sa vie. Cette émotion ne semblait désormais plus pouvoir sincèrement revenir en lui.

Pourtant, Neal avait Karen. Le seul point fixe dans sa vie, la seule chose qui retenait un peu de compassion en lui. Leur relation avait au moins cette vertu cathartique de rejeter sa violence sur une seule personne uniquement. Mais cette agressivité avait mué avec le temps et les échanges répétés pour devenir timidement de la douceur, réchauffant son cœur sans néanmoins réussir à rallumer la flamme de ses émotions ou raviver sa gentillesse perdue.

Alors que les deux amants étaient chez lui, préparant le dîner avant une nuit plus calme, comme un véritable couple, Karen semblait plus joyeuse, plus douce, plus affectueuse que d’habitude, caressant son homme de tout son corps. « Qu’est-ce que tu aimerais avoir comme cadeau pour ton anniversaire ? » demanda-t-elle comme si elle lui murmurait des mots doux. Neal éluda la question comme si de rien n’était sans pourtant que l’adolescente ne laisse tomber :

« Mon anniversaire est déjà passé.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé !

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? C’est juste mon anniversaire.

— Mais si je peux te le souhaiter l’année prochaine, ça veut dire qu’on sera encore ensemble d’ici là !

— J’imagine. »

Ses mots n’étaient pas destinés à confirmer les plans de la jeune fille, mais ils avaient eu le même effet. Les deux seraient encore un couple dans un an et cela ne pouvait qu’emplir son cœur d’une immense joie. Elle posa la tête sur le dos de son amant dans une étreinte qui ne le laissait plus partir. « Je t’aime Neal », soupira-t-elle dans un frisson de bonheur. Puis, elle inversa les rôles, guidant les mains de son homme pour qu’il en fasse sa prisonnière.

« On a l’air d’une vraie famille, comme ça, tous les deux, dans ton appartement. Je suis sûre que tu feras un bon père », dit-elle, se faisant caresser le ventre par celui-ci. « Tu t’es beaucoup dépensé sur moi. C’est normal que ça arrive. C’est toi qui as fait de moi une femme, après tout », continua-t-elle.

À l’évocation de cette nouvelle, une chaleur irrésistible monta en Neal. Le corps de l’adolescente n’était plus seulement celui d’une jeune fille en fleur. C’était maintenant le corps accompli d’une femme enceinte, rayonnant par sa beauté, qui le subjuguait encore plus, foudroyé par ce lien profondément inscrit en eux.

La violence de ces mois passés défila devant le jeune homme. Toute la haine destructrice qu’il avait déversée au plus profond de Karen se préparait maintenant à donner la vie. Un petit être allait naître de cette relation, une famille allait se former, le cauchemar allait peut-être enfin commencer à se dissiper.

Et puisque l’anniversaire de son amante était passé, il repensa à la bague. Un besoin soudain de la lui passer au doigt l’envahit, afin de marquer sa propriété. Non, il lui avait volé son innocence, et voulait en retour lui appartenir comme le lion docile de la Force. Un petit d’homme allait voir le jour dans ce monde si horrible, si dangereux, si cruel. Ses parents seraient-ils assez forts pour l’aider à faire face aux difficultés ? Quelles épreuves l’attendraient-il ? Neal avait décidé de sceller son destin avec ces êtres faibles, lâches et bien sûr égoïstes. Mais il avait désormais des personnes dans sa vie pour qui vivre.

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